20.11.2024
Menaces d’interdiction du Parti démocratique des peuples en Turquie : une faute politique
Tribune
25 mars 2021
Les menaces d’interdiction à l’encontre du Parti démocratique des peuples (HDP) se font de plus en plus précises, avec notamment un acte d’accusation de 609 pages rédigé et remis le 18 mars à la Cour constitutionnelle par le procureur général de la Cour de cassation, ou encore l’arrestation d’un député du HDP au sein même des bâtiments de la Grande assemblée nationale de Turquie alors que son immunité parlementaire venait de lui être retirée.
Mesures d’interdiction répétées à l’encontre des partis kurdistes
Soumis à des mesures d’interdiction à répétition en Turquie, les partis de la mouvance kurdiste sont, de longue date, confrontés à des mesures d’interdiction. Fondé en 2008, le Parti de la paix et de la démocratie (BDP) fut ainsi le septième avatar de cette sensibilité politique, les six précédents ayant été successivement dissous. Ses bastions électoraux se concentrant principalement dans certaines circonscriptions du Sud-Est anatolien, il décida en 2007 de présenter des candidats indépendants pour contourner la loi sur le barrage électoral des 10 %[1]. Cette tactique lui permit, en 2007 puis 2011, d’obtenir l’élection d’un nombre suffisant de députés, qui créèrent un groupe parlementaire.
Comme ses prédécesseurs, le BDP fut accusé d’être la vitrine légale du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). C’est pourquoi ce courant politique décida de créer un nouveau cadre partisan avec la fondation, en octobre 2012, du Parti démocratique des peuples (HDP). Affirmant transcender son ancrage ethnique pour devenir un parti national turc, il fit le choix de se présenter en tant que tel aux élections législatives de 2015. Pari osé. En effet, s’il n’était pas parvenu à dépasser le barrage des 10 %, il perdait mécaniquement sa qualité de parti parlementaire. C’est pourquoi il chercha à élargir sa base électorale en insérant parmi les candidats présentés, des membres de la gauche radicale turque, des militants des droits humains, différents représentants de minorités confessionnelles ou sexuelles. Promouvant, pour la première fois en Turquie, la parité entre les genres et se réclamant de l’esprit de Gezi[2], il réussit son pari en réalisant des résultats significatifs lors des élections législatives de juin 2015, de novembre 2015 puis de 2018, avec respectivement 13,2 %, 10,76 % et 11,7 % des suffrages exprimés.
Pour autant, en dépit de ces avancées significatives, on ne doit pas céder aux théorisations superficielles, qui ont eu cours après ces élections, le présentant comme une formation politique d’un type nouveau. Ce parti, s’il a relativement su s’affranchir de son tropisme kurdiste, n’en reste pas moins dépendant de son ancrage initial et du soutien de grands clans et familles kurdes. Or ces derniers, souvent conservateurs, développent une conception de l’avenir de la société qui résiste, pour le moins, aux utopies libertaires des partisans de Gezi et représentent une part de la base sociale du HDP. La dualité de ses soutiens et de ses objectifs constitue pour ce dernier un défi central qui, à ce jour, n’est toujours pas tranché et explique le mouvement de balancier politique récurrent du parti[3].
Le retour du Parti de la justice et du développement (AKP) à une approche étroitement sécuritaire au cours de l’été 2015 a été interprété comme une réaction au renforcement des combattants kurdes organisés en Syrie par le Parti de l’union démocratique (PYD), franchise syrienne du PKK fondée en 2003, qui semblait contredire la volonté exprimée par ce dernier de renoncer graduellement à la lutte armée. Il doit aussi être analysé comme une réponse à la concurrence politique que commençait à représenter le HDP, en attirant des électeurs kurdes qui votaient auparavant pour l’AKP, notamment dans les régions orientales de l’Anatolie.
Dialectique compliquée entre lutte armée et combat au sein des institutions
Pour tenter de saisir au plus près les dynamiques du dossier kurde en Turquie, une question essentielle se concentre en effet sur le rapport entre le PKK et le HDP. Dans l’histoire des luttes de guérillas, divers partis politiques ont, par le passé, entretenu des liens avec des groupes armés – ainsi le Sinn Féin en Irlande ou Herri Batasuna au Pays basque espagnol – et ont été confrontés aux mêmes dilemmes : condamnés à être perçus comme les branches légales d’un mouvement armé tout en affirmant leur indépendance vis-à-vis de ce dernier, refusant de condamner l’action armée bien qu’acceptant de participer aux batailles électorales. Ce sont aussi les positions qu’ont adoptées les partis prokurdes successifs en Turquie depuis 1990, cherchant à se disposer comme intermédiaires entre le mouvement armé et les autorités gouvernementales. N’affirmant désormais plus directement de revendications séparatistes, les partis kurdes ou kurdistes sont constamment en proie à de multiples discordances, d’autant que, fréquemment en butte à la répression, leurs choix tactiques sont sans cesse contraints.
Probablement nombreux sont les militants désorientés par cette tension permanente entre lutte armée et tentative d’insertion dans la lutte légale au sein des institutions turques. Si le HDP a clairement fait le choix de se construire comme parti turc, il ne peut néanmoins diluer la dimension kurde de son combat, au risque de se couper de sa base militante. Comme l’explique pertinemment Eva Bernard : « Ainsi, le potentiel de pacification porté par le HDP en tant qu’acteur politique prokurde tient de sa capacité à convaincre les acteurs armés qu’il peut porter leurs revendications dans la sphère politique et qu’il en élargit ainsi la portée. Pour ce faire, il doit être vu par les sympathisants du mouvement kurde comme un acteur radical, au sein du système politique turc. À l’inverse, la disjonction entre le HDP et les acteurs les plus radicaux du mouvement, prônée par les autorités, éloignerait la perspective d’une résolution politique de la question kurde ».[4]
Politiques répressives à l’encontre du HDP et de ses soutiens
Or, la reprise des affrontements armés depuis juillet 2015 a eu lieu dans un contexte de violentes pressions à l’encontre du HDP : agressions physiques et arrestations de ses militants, attaques contre des bureaux du parti, destitution de leurs fonctions de maires HDP élus[5], levée de l’immunité parlementaire, arrestation de députés et déchéance de leur mandat pour certains[6]. Ainsi Selahattin Demirtaş et Figen Yüksekdağ, coprésidents et parlementaires du HDP, furent arrêtés avec onze autres députés en novembre 2016. Cela n’empêchera pas le premier d’être candidat à l’élection présidentielle de 2018. Il mena la campagne électorale du fond de sa cellule et recueillit 8,4 % des suffrages exprimés avant d’être condamné à quatre ans et huit mois de prison en septembre 2018 pour propagande d’organisation terroriste.
Pour comprendre l’ampleur et les enjeux de la répression, il faut prendre en compte le fait que le Parti d’action nationaliste (MHP), incarnant l’extrême droite nationaliste et allié de l’AKP, ne cesse de faire pression sur ce dernier et de répéter en boucle que les partis kurdistes représentent un « danger pour la survie de l’État », c’est-à-dire un danger pour la pérennité de la domination de l’identité turque au sein de la Turquie républicaine. C’est d’ailleurs bien ce parti qui est à la manœuvre depuis quelques semaines pour obtenir l’interdiction du HDP, bénéficiant d’une oreille très réceptive de la part de Recep Tayyip Erdoğan. On peut en outre noter que d’autres composantes du spectre politique turc se situent sur une ligne identique favorable à l’interdiction du HDP.
Non contentes de criminaliser les activités des militants du HDP, les autorités turques répriment aussi les voix de la société civile qui s’expriment en faveur du processus de paix. On peut, par exemple, mentionner l’ouverture d’une instruction à l’encontre d’une partie des 2 000 universitaires et intellectuels ayant lancé une pétition pour la paix intitulée « Nous ne serons pas associés à ce crime » au mois de janvier 2016. 700 d’entre eux ont alors été ou sont poursuivis en justice, cette pétition étant assimilée par les autorités judiciaires à un acte de propagande en faveur du PKK. Le 7 mai 2019, Füsün Üstel, enseignante retraitée de l’Université de Galatasaray, entrait à la prison des femmes d’Eskisehir pour y purger sa peine de onze mois de privation de liberté. Elle était la première universitaire écrouée dans le cadre de ce dossier. Au printemps 2020, 191 d’entre eux avaient été condamnés à des peines d’emprisonnement allant de quinze mois à trois ans de prison.
Non seulement attentatoires aux libertés démocratiques, ces mesures sont aussi politiquement contre-productives, car si certains nationalistes kurdes, bien que déçus des positions à leurs yeux insuffisamment tranchées du HDP, estimaient qu’ils n’avaient le choix que de le soutenir, ils peuvent désormais considérer que toute tentative de faire valoir leurs revendications dans le cadre des institutions est en réalité vaine. Facteur amplificateur, l’autonomisation de fait des « cantons kurdes » en Syrie a probablement également contribué à raviver le rêve chez certains de voir un jour naître un Kurdistan indépendant.
Pour faire face au raidissement du pouvoir, conserver le soutien de la tendance la plus radicalisée du mouvement et être considéré comme un représentant légitime des revendications kurdes, le HDP est sans cesse tenté de revenir à un discours spécifiquement centré sur la question kurde. En décembre 2015, lors d’une réunion du DTK[7], Selahattin Demirtaş, alors coprésident du HDP, a par exemple explicitement défendu un processus d’autonomisation locale, voire, un jour, la perspective de l’indépendance : « Dans ce nouveau siècle, le Kurdistan aura un statut. Il y aura peut-être des États fédéraux, peut-être des États indépendants ».[8] Néanmoins, la décision du parti de ne pas présenter de candidats lors des élections municipales de mars 2019 dans la plupart des grandes villes de l’Ouest du pays, dans le but affirmé de tout faire pour battre les candidats de l’AKP et ses partenaires du MHP, c’est-à-dire l’alliance électorale soutenant le pouvoir, constitue une preuve de maturité politique et un signe manifeste de la volonté de s’inscrire dans le jeu politique national.
Promouvoir une solution politique négociée
C’est donc la complexe combinaison de l’arrêt des opérations militaires dans les régions kurdes de Turquie, avec la reconnaissance de l’affirmation du HDP comme acteur politique à part entière du système turc, et enfin l’acceptation tacite des liens entre ce parti et les acteurs armés, qui constituent les conditions nécessaires à la construction d’un processus de paix stable et à la désescalade de la violence. La conjoncture politique ne s’y prête certes pas et l’on peut considérer que les succès électoraux du HDP, en 2015 puis en 2018, ont contribué à déclencher une double réaction de l’AKP d’une part, du PKK de l’autre. Chacun de ces protagonistes a perçu le HDP comme un concurrent problématique et en a stoppé l’ascension en réduisant son espace politique : le pouvoir par la reprise des opérations militaires dès l’été 2015, l’aile la plus militariste du PKK en lançant un processus d’insurrections urbaines dans l’Est et le Sud-Est du pays au cours de l’automne de la même année qui se termina par un échec sanglant. Le HDP a donc, de facto, été pris sous la double pression d’Ankara et de Qandil[9].
C’est à la lumière de ces éléments qu’il est possible de comprendre l’enjeu de l’interdiction du HDP. Si telle était la décision prise, elle serait à la fois attentatoire aux libertés démocratiques fondamentales, puisqu’il s’agit d’un parti légal et parlementaire, mais constituerait en outre une grave erreur politique, car réduisant encore un peu plus la possibilité de résolution de la question kurde par la voie de la négociation et du compromis. Quelle que soit l’appréciation que l’on puisse porter sur le PKK, nous devons admettre qu’il est beaucoup plus puissant que lors de sa création en 1978 ou lorsqu’il a lancé la lutte armée contre l’État turc en 1984. On doit en conclure que l’option du « tout militaire », qui a été privilégiée par les gouvernements successifs depuis lors, est un échec et ne constitue manifestement pas la bonne méthode.
Il s’agit donc de reprendre les négociations entre l’appareil d’État et des représentants du mouvement kurde, comme d’ailleurs Recep Tayyip Erdoğan lui-même l’avait décidé entre la fin 2012 et l’été 2015. Pourquoi ce qui était possible alors ne l’est-il plus aujourd’hui ? C’est dans ce type de situation que l’on fait la différence entre un homme politique avant tout préoccupé par les prochaines échéances électorales et un homme d’État susceptible de se hisser au niveau de la résolution d’une question essentielle pour l’avenir de son pays. La lancinante question kurde constitue très certainement le défi central qui est posé à la société turque, car elle s’inscrit dans l’Histoire et parce qu’aucune démocratie apaisée ne pourra s’affirmer dans le pays sans qu’elle ne soit résolue.
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[1] Le système électoral turc comporte une disposition notoirement antidémocratique puisqu’il impose à tout parti se présentant aux élections législatives d’atteindre au moins 10 % des suffrages exprimés au niveau national pour accéder à la représentation parlementaire. Se présenter comme candidat indépendant permet de contourner cette disposition.
[2] En référence au nom d’un petit parc de promenade d’Istanbul, dont le projet de destruction fit naître un fort mouvement de protestation sociale, à la fin du mois de mai 2013 et dans les semaines qui suivirent, à Istanbul et dans toutes les villes de Turquie.
[3] Voir à ce propos Aurélien Denizeau, « Le HDP, un nouveau venu en quête d’ancrage », Note franco-turque, n° 16, IFRI, janvier 2016.
[4] Eva Bernard, « Le mouvement kurde entre le maquis et les urnes », Observatoire de la vie politique turque, Institut français d’études anatoliennes, 29 avril 2016, http://ovipot.hypotheses.org/14227
[5] Pour mémoire, les élections municipales de 2014 permirent au HDP de conquérir 102 mairies, mais 96 maires furent graduellement destitués et remplacés par des administrateurs nommés par l’État. Les élections municipales de mars 2019 permirent à 65 maires du HDP d’être élus, mais, au mois de mars 2021, 48 d’entre eux avaient été à leur tour graduellement destitués et pour certains placés derrière les barreaux.
[6] Ainsi en mai 2016, les différentes mesures concernent 53 des 59 députés du HDP. Accusés de collaboration avec le PKK et refusant de se rendre aux convocations de la justice, neuf d’entre eux sont arrêtés et emprisonnés le 4 novembre 2016. Au total, pour la législature 2015-2018, 23 députés HDP auront été arrêtés ou contraints à l’exil.
[7] Congrès pour une société démocratique, regroupant une grande partie des organisations de la société civile kurde.
[8] Zaman France, 1-7 janvier 2016.
[9] Du nom des massifs montagneux du nord de l’Irak, dans lesquelles se trouve basée une partie de la direction militaire du PKK.