ANALYSES

Après Barkhane, quel avenir pour le Sahel ?

Tribune
23 mars 2021
Par le général Bruno Clément-Bollée, général de corps d’armée en 2e section, consultant international sur l’Afrique, ancien directeur de la coopération de sécurité et de défense au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères


Le sujet est difficile et délicat. Sa formulation, mettant sur un même plateau la force Barkhane et l’avenir du Sahel, laisse planer une certaine prédominance de la dimension sécuritaire sur la question sahélienne. Il n’en est évidemment rien, mais cela tend à montrer que le sujet très pesant de « Barkhane » contribue à brouiller ou orienter quelque peu la libre réflexion sur l’avenir de l’espace sahélien.

Barkhane et son évolution : une vision sécuritaire à replacer dans une stratégie globale

 Un rappel de sa mission s’impose, et donc du sens de la présence militaire française au Sahel. Il s’agit bien de lutter contre le djihadisme.

En 2013, à la demande des autorités maliennes et en accord avec les pays voisins, la France est intervenue pour barrer la route à une force djihadiste menaçant la capitale du Mali. L’opération Serval fut alors déclenchée, force de reconquête du terrain, elle-même très vite remplacée, en 2014, par Barkhane, force occupant le terrain pourpoursuivre la lutte contre les djihadistes.

Pour autant, Barkhane n’a pas pour vocation à rester indéfiniment, elle s’inscrit dans la stratégie suivante :

– stopper l’avancée djihadiste ;

– constituer une coalition et la renforcer progressivement pour éradiquer le djihadisme

– replacer l’action sécuritaire dans une stratégie globale incluant notamment le développement et visant au retour de la paix et de la sécurité au Sahel ;

– transférer progressivement la responsabilité de la lutte contre le djihadisme aux forces locales après avoir participé à leur renforcement opérationnel.

Cette stratégie a pour conséquence logique un changement de posture pour Barkhane qui ne peut rester aussi visible qu’elle l’est aujourd’hui. À cet égard, trois raisons lui imposent désormais de passer le pas très rapidement :

– au Sahel, la situation sécuritaire ne s’améliore pas malgré l’énormité des moyens militaires consentis, ce qui montre que la stratégie du tout sécuritaire a trouvé ses limites, et l’image de Barkhane a progressivement évolué, perçue désormais par les populations locales comme une force d’occupation ;

– en France aussi, l’opinion publique a changé en ce qui concerne sa perception de l’engagement français au Sahel, avec désormais 51% d’opinion défavorable au maintien de Barkhane, chiffre appelé probablement à augmenter en cas de nouvelles pertes humaines au sein du contingent français. Nul doute que le sujet a pris une dimension politique et s’imposera à la prochaine présidentielle dans un an. La pression pour un changement de posture vient donc aussi de France ;

– dernière raison, majeure, les autorités maliennes (et aussi burkinabées) considèrent aujourd’hui qu’un retour à la paix passe par la négociation avec tous les acteurs nationaux, y compris certains groupes djihadistes importants comme le JNIM d’Iyad Ag Ghali et le Front de libération du Macina d’Hamadou Koufa, d’obédience Al-Qaïda. Or il se trouve que ces mêmes groupes ont été nommément désignés par Barkhane comme les cibles prioritaires à combattre en 2021, et cela a été repris par le président de la République lors du sommet de N’Djamena en février dernier. Il y a donc une ambiguïté majeure à lever, évidemment, car dans ces conditions, Barkhane ne peut plus être le porte-drapeau de la lutte contre le djihadisme.

Pour ces raisons, Barkhane doit rapidement changer de posture, certainement en 2021, probablement à l’été. Cela pourrait se faire en deux temps, après concertation avec les membres de la coalition :        

– 1er temps : tout en poursuivant activement la lutte, il s’agira de poursuivre et d’accélérer le transfert de responsabilité des affaires sécuritaires aux forces locales (aujourd’hui, il y a déjà plus de militaires locaux que de non sahéliens dans les opérations communes contre le djihadisme). Parallèlement, Barkhane devra réduire son empreinte au sol, c’est-à-dire passer d’un dispositif éclaté sur le terrain, exposé, visible et très exigeant au plan logistique, à un dispositif regroupé, moins visible, agissant sur renseignement, faisant appel à plus de technologie, dispositif moins lourd à soutenir au plan logistique, car s’appuyant sur moins d’emprise sur le terrain. Cela permettrait une réduction notable d’effectif.

– 2e temps : Barkhane interviendrait au sein des forces de la coalition, mais sur demande des forces locales assurant elles-mêmes la responsabilité des opérations sur le terrain. À terme, Barkhane quitterait progressivement le théâtre, toutes ces décisions étant prises en concertation avec les autres acteurs de la coalition.

Quelles perspectives d’avenir au Sahel ?

Après avoir évoqué Barkhane et son effacement progressif à terme, les perspectives à attendre au Sahel s’inscrivent dans le schéma suivant.

La dimension sécuritaire devrait être replacée dans une stratégie globale, intégrant les dimensions politique, économique, sécuritaire, sociale… Tout le monde pense cela aujourd’hui, sauf qu’on attend toujours une stratégie globale digne de ce nom. Cette stratégie ne peut être que sahélienne, ce sont les Sahéliens qui détiennent les clés de la solution au Sahel. C’est donc aux Sahéliens de définir cette stratégie, tout le monde y a intérêt, les Sahéliens tout comme les acteurs de la communauté internationale.

Du point de vue des Sahéliens d’abord :         

Cela demande d’admettre que le djihadisme n’est pas la cause du désordre et de l’anarchie, mais une conséquence qui s’appuie sur le désordre et l’anarchie provoqués par des maux endémiques :             

le vide d’État d’abord : depuis trop longtemps, l’État n’assume plus ses missions régaliennes en matière de santé, d’éducation, de développement, de social… Les populations se sentent abandonnées et livrées aux mains des djihadistes, ce qui les amène parfois à recruter des milices, sur une base ethnique, pour assurer leur protection. Tout cela ne fait qu’ajouter aux tensions intercommunautaires donc à la cohésion nationale et plus globalement au désordre général ;

les trafics illicites ensuite : trafic de drogue, d’êtres humains, d’armes… et la recherche du contrôle de ces trafics débouche sur des luttes sanglantes qui participent au chaos ambiant ;

la corruption enfin : corruption et autres comportements déviants proches de la criminalité organisée ont pris une importance d’autant plus colossale que le développement de ces maux est lié à la culture d’impunité régnante. Tout cela surajoute (proposition : contribue) à l’anarchie de la situation locale.

En prenant tout cela sérieusement en compte, il est temps de définir une stratégie globale réaliste et vertueuse, ambitieuse en termes d’objectifs, englobant toutes les dimensions, politique, économique, sécuritaire, sociale…

Du point de vue de la communauté internationale ensuite :        

Tous les acteurs de la communauté internationale ont intérêt à ce que cette stratégie sahélienne réussisse, mais cela leur impose d’admettre quatre exigences :

faire confiance : la communauté internationale doit accepter de participer à une stratégie qui n’est pas la sienne et doit se tenir prête à y jouer son rôle. Pas facile de faire preuve d’humilité ;

donner les moyens : on connaît la faiblesse matérielle des pays sahéliens, il s’agit donc d’accepter de donner généreusement les moyens d’une véritable mise à niveau, non seulement sécuritaire, mais aussi politique, économique, sociale… Une aide massive peut être déclenchée aux conditionnalités décidées par les deux partis. Il faut arrêter de donner de façon mesurée et condescendante ;    

accompagner les Sahéliens : dans cette entreprise, on sait que les pays du Sahel ont besoin d’alliés expérimentés. Dans ce cadre, la communauté internationale doit accepter de se plier à une démarche d’accompagnement de la solution décidée par les Sahéliens et non d’imposition de sa propre solution ;       

être patient : il faudra du temps, évidemment, car cette stratégie ne portera ses fruits que dans plusieurs années, ce qui signifie que l’aide et l’accompagnement ne peuvent s’imaginer que sur le temps long. Difficile à accepter quand on a l’habitude d’exiger des autres tout, tout de suite.

Le retour de la paix est-il possible au Sahel ?

Oui, le retour de la paix est possible au Sahel, on vient d’en voir les conditions, et côté sahélien et côté communauté internationale. Certes, cela ne sera pas facile, car cette stratégie ambitieuse et vertueuse devra intégrer des points majeurs comme le retour de l’État et des institutions, la reprise des missions régaliennes, la lutte acharnée contre la corruption et les trafics illicites, la fin de la culture d’impunité sur le plan de la justice… Certains parleront de vision exagérément optimiste, voire utopique. Pourtant, des signes positifs concrets montrent sur le terrain que rien n’est impossible et que tout est affaire de volonté. Ces exemples sont facteurs d’espérance :

– au plan politique, le parti des Transformateurs au Tchad prône la mise en place d’un système politique libre, juste et transparent. Son jeune dirigeant a volontairement abandonné une carrière d’économiste internationale qui s’annonçait prometteuse pour se consacrer à l’organisation d’une vie politique vertueuse pour son pays. Chacun pourra observer l’enthousiasme qu’il déclenche au sein de la population ;

– au plan social, dans plusieurs pays sahéliens apparaissent des plateformes pour dénoncer la corruption qui rencontrent toutes un succès étonnant. De même, des mécanismes d’aide sociale de type assurance maladie, taillés pour les petits métiers, émergent ici ou là en Afrique de l’Ouest, en mode public comme privé ;

– au plan économique, des initiatives ambitieuses sont proposées par des acteurs trop souvent ignorés, voire méprisés, alors qu’ils sont essentiels au renouveau économique des pays. Il s’agit bien sûr des acteurs du secteur privé. Le projet des corridors économiques reliant les capitales du Sahel, porté par le Conseil National du Patronat malien, en est un exemple prometteur ;            

– au plan sécuritaire, il serait intéressant d’étudier pourquoi un des pays sahéliens tire son épingle du jeu beaucoup mieux que les autres. Le maintien des savoir-faire traditionnels, bien adaptés pour contrer les djihadistes, n’explique pas tout. La volonté et l’engagement de son dirigeant, au comportement vertueux, compte pour l’essentiel.

Force est de remarquer que derrière toutes ces initiatives, il y a toujours une forte volonté politique de les imposer. C’est une nécessité absolue lors de la mise en œuvre de toute stratégie. Au-delà du déclaratoire, cela doit se traduire par l’action concrète et l’engagement résolu. Aussi, il est illusoire de penser que la paix reviendra au Sahel si ses dirigeants n’en ont pas vraiment la volonté. Dans le cas contraire, l’adoption par les pays du Sahel d’une stratégie ambitieuse et vertueuse, portée par une volonté politique résolue, soutenue par une communauté internationale généreuse acceptant de l’accompagner sur le temps long plutôt que d’imposer ses solutions, serait de nature à donner enfin l’espoir de sortir de la situation infernale dans laquelle est plongé le Sahel.   

Attention, les temps changent, on ne peut plus tricher impunément. Partout, la jeunesse connectée au reste de la planète demande des comptes, et elle a raison. Des événements soudains, en cours à l’ouest du Sahel, sont là pour nous le rappeler.
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