ANALYSES

Le prince Harry et le Truman Show

Correspondances new-yorkaises
12 mars 2021


Pour un public américain fan des intrigues de palais décrites dans la série The Crown de Netflix, l’interview-événement de Meghan Markle et de son mari, le prince Harry, par Oprah Winfrey, la reine des talk-shows, dimanche 7 mars, sur la chaîne CBS, a été l’équivalent d’un épisode bonus explosif.

Cela a été feu à volonté sur la famille royale britannique du début à la fin. Tout y est passé. Des accusations de racisme – la monarchie anglaise a été décrite comme une institution excessivement traditionaliste, voire institutionnellement raciste, incapable d’intégrer une jeune actrice américaine métisse et dont les membres se seraient inquiétés de la couleur de peau de son enfant à naître -, à celles d’harcèlement.

Les yeux embués de larmes, chignon bas et longue robe noire, Meghan a dit s’être sentie si isolée et si peu soutenue par sa prestigieuse famille d’adoption qui aurait tout fait pour la réduire au silence, qu’elle en était arrivée à avoir des pensées suicidaires. « J’ai été naïve, j’aurais dû me renseigner avant d’entrer dans le giron de la famille Windsor », a ajouté la duchesse sans peur du ridicule.

Harry, costume clair et air grave, comme s’il était en train de discuter d’une catastrophe globale, genre guerre atomique, a expliqué, quant à lui, à quel point il se trouvait pris au piège dans sa propre famille avant de rencontrer sa femme. S’il a fait le choix douloureux de s’exiler à Hollywood, loin de tout et de tous, c’est avant toute chose pour éloigner son épouse des monstres de Buckingham et la préserver du destin funeste de sa propre mère, la princesse Diana.

« Je ne voulais pas que l’histoire se répète », a-t-il confié à Oprah Winfrey, confortablement assise dans l’un des fauteuils de jardin de la villa à 11 millions de livres sterling que le couple de réfugiés a acheté après être arrivé sain et sauf en terre libre d’Amérique.

Harry et Meghan ont, enfin, assuré qu’ils voulaient tirer un trait sur les dissensions familiales et avancer. Difficile cependant, après une telle interview, d’imaginer une réconciliation rapide : un an après le « Megxit », Meghan et Harry ont vraiment brûlé tous les ponts avec Buckingham Palace.

Comment cette fois-ci le palais va-t-il répliquer aux attaques du couple, se demande d’ailleurs fébrilement l’ensemble des commentateurs people de la planète – et pas seulement people, le New York Times dont pourtant la devise, affichée dans le coin supérieur gauche de la première page du journal, est All the News That’s Fit to Print, en a fait sa Une…

À titre personnel et pour être tout à fait franc, je me moque totalement de la réaction dudit palais.

Ce qui ici retient mon attention, au-delà du taux d’audience extraordinaire de l’émission – il parait que Michelle et Barack Obama ont « super-méga adoré » – et de la curieuse affection qu’éprouvent les Américains pour une monarchie dont ils se sont pourtant libérés il y a près de 250 ans, c’est le mot « prisonnier » qui est revenu à plusieurs reprises dans la bouche de Harry, non seulement le 7 mars, mais aussi depuis son départ du Royaume-Uni.

En tant que contempteur du système monarchique en général et plus précisément en Europe aujourd’hui, j’aurai tendance à me joindre à ceux qui méprisent le couple Meghan-Harry, parfaits représentants d’une génération self centred à qui tout est dû, mais qui croit ne rien devoir à personne, et donc à considérer Harry comme un gosse de riches bon à rien, engraissé depuis sa plus tendre enfance sur le dos d’un peuple britannique bien idiot de ne pas le mettre à la porte avec toute sa famille.

Mais si on réfléchit bien, on peut voir les choses différemment. Très différemment.

Imaginons un instant que nous apprenions demain dans le journal qu’un plombier (par exemple, mais n’importe quel métier pourra faire l’affaire) endoctrinait depuis le berceau, son fils, en lui mettant dans le crâne qu’il n’aurait d’autre choix une fois adulte que de lui succéder. Imaginons encore que nous apprenions que ce plombier, épaulé par toute sa famille, mais aussi par l’ensemble des habitants de son village et des enseignants de l’école communale, n’a eu de cesse au cours des années de forcer son rejeton à se sensibiliser aux techniques de la plomberie tout en lui refusant toute autre possibilité d’apprentissage. Imaginons que toute la communauté villageoise est ensuite persuadée le pauvre enfant devenu jeune homme, qu’il avait le devoir de la servir jusqu’à sa mort en tant que plombier et que refuser reviendrait à trahir sa famille, ses concitoyens et par-dessus tout, à bafouer la volonté de Dieu.

Que penserions-nous de cela ? Nous crierions au scandale, à la maltraitance infantile, à la privation des droits fondamentaux d’un individu et accuserions l’ensemble du village de folie collective.

Certains, bien sûr, plaideraient en faveur des villageois en disant qu’après tout, cet enfant assuré d’un travail à vie et donc de sa pitance quotidienne avait vocation à être épargné des aléas de l’existence, comme le chômage. Et puis, après tout, il pouvait quitter le village s’il n’était pas content de son sort, ajouteraient-ils hypocritement.

La majorité de l’opinion n’en démordrait pas et rétorquerait alors avec raison à ces avocats du diable qu’un enfant endoctriné ne peut que très rarement trouver en lui les ressources nécessaires à son émancipation et que le plus souvent, il demeurera prisonnier du carcan dans lequel il a grandi, refoulant ainsi et pour toujours ses aspirations profondes. Qu’il s’agit ici d’un crime odieux et que le père et ses complices doivent être sévèrement punis, point barre !

N’est-ce pas plus ou moins la même chose qui se passe avec les enfants de monarques, qu’ils soient héritiers du trône ou non ? Les premiers se retrouveront dans une position, toute proportion gardée, similaire à celle du fils du plombier, obligés de faire un métier qu’en dépit des avantages matériels qu’offre la royauté, ils n’aiment pas et pour lequel, très souvent, ils ne sont pas faits – souvenons-nous du pauvre Louis XVI. Les autres, c’est-à-dire les cadets, seront le plus souvent cantonnés toute leur existence à être des faire-valoir que l’on sortira uniquement les jours de fête, prisonniers d’un rôle qu’ils seront condamnés à interpréter jusqu’à leur dernier souffle sous peine de devenir parias et d’être exclus du clan familial et de la communauté nationale.

On peut encore pousser la réflexion plus loin. Les têtes couronnées d’aujourd’hui et leurs enfants, légataires d’un système anachronique qui n’existe plus en Europe que comme folklore, ne sont-ils pas les vrais Truman de notre temps ?

Rappelez-vous The Truman Show, ce film ou Jim Carey interprète Truman Burbank, star d’une télé-réalité à son insu. Depuis sa naissance, son monde n’est qu’un gigantesque plateau de tournage et tous ceux qui l’entourent sont des acteurs. Lui seul ignore la réalité alors que des centaines de millions de téléspectateurs suivent son existence au jour le jour et le considère comme leur chose, leur propriété.

Le sort du petit Georgie, fils du prince Williams et de Kate Middleton et héritier du trône d’Angleterre, est-il après tout si différent de celui du petit Truman Burbank, l’enfant esclave sur lequel une société de voyeurs-consommateurs projette ses fantasmes ?

Si l’on accepte de voir les choses de ce point de vue, alors on peut considérer la démarche du prince Harry comme un acte de courage. Un acte émancipateur qui, au-delà du manque de profondeur d’un personnage qui ne semble penser qu’à l’exploitation de la marque « Sussex » et du ridicule de l’interview de CBS, mérite d’être reconnu et encouragé.

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Essayiste et chercheur associé à l’IRIS, Romuald Sciora vit aux États-Unis. Auteur de plusieurs ouvrages sur les Nations unies, il a récemment publié avec Anne-Cécile Robert du Monde diplomatique « Qui veut la mort de l’ONU ? » (Eyrolles, nov. 2018). Son dernier essai, « Pauvre John ! L’Amérique du Covid-19 vue par un insider » est paru en Ebook chez Max Milo en 2020.
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