18.11.2024
Une crise institutionnelle au sein du régionalisme du Pacifique.
Tribune
8 mars 2021
Le mercredi 3 février 2021 restera sombrement gravé dans la longue histoire du régionalisme du Pacifique. Ce jour-là, près du tiers des membres du Forum des îles du Pacifique – l’organe régional le plus influent de la région – a démissionné en masse. La défection représente un coup dur pour le régionalisme dans cette partie du monde, à un moment où la zone est confrontée à des défis importants, notamment liés au COVID-19 et au changement climatique. Cependant, cette crise peut être aussi vue comme une opportunité par les dirigeants du Pacifique pour rétablir un régionalisme boiteux.
Avec une population cumulée de moins de 13 millions d’habitants, les quatorze nations souveraines de la région et les sept territoires autonomes s’étalent sur plus de 15% de la surface du globe. Parmi les nombreux défis auxquels la région est confrontée figurent l’isolement géographique, la petite taille des marchés locaux, une vulnérabilité aux désastres naturels presque inégalée et une croissance démographique galopante.
Face à ces derniers, le concept de régionalisme offre aux États insulaires du Pacifique la possibilité de renforcer leurs capacités régionales, de promouvoir une bonne gouvernance à travers les pays, mais aussi de maintenir des relations bilatérales saines et productives, focalisées en partie sur la création de développements économiques positifs. Surtout, le régionalisme offre une chance en or à ces nations d’influencer les politiques mondiales.
Au cours des soixante dernières années, l’institutionnalisation du régionalisme du Pacifique a engendré neuf grandes organisations intergouvernementales, aussi connues sous le nom de Conseil des organisations régionales du Pacifique (CROP), couvrant un large éventail de thématiques, comme la pêche, l’aviation, l’éducation et le tourisme. Au sommet de ces dernières se trouve le Forum des îles du Pacifique (FIP), la principale organisation politique et économique de la région, chargée de favoriser la coopération au sein de ses États membres, et entre ses États membres et le reste du monde. Aujourd’hui, le FIP comprend quatorze nations insulaires indépendantes du Pacifique, l’Australie, la Nouvelle-Zélande ainsi que les territoires français de Nouvelle-Calédonie et de Polynésie française. Bien que souvent ridiculisé pour ses réunions interminables et sa bureaucratie imposante, le Forum a accompli de grands chantiers au niveau régional sur des sujets aussi divers que les essais nucléaires et la non-prolifération, la sécurité régionale, la gestion des pêches et le changement climatique. Grâce à sa volonté de trouver un accord consensuel, le Forum a permis à la région de s’exprimer globalement d’une seule voix sur ces questions épineuses.
Cependant, les événements du mois dernier ont remis en question l’essence même du FIP, modifiant sûrement d’une manière permanente la forme de l’engagement régional.
En effet, le mercredi 3 février 2021, les dirigeants des îles du Pacifique se sont réunis virtuellement – une première dans l’histoire du Forum – pour choisir le successeur du Secrétaire général du FIP, Dame Meg Taylor, originaire de Papouasie-Nouvelle-Guinée.
L’élection du Secrétaire général du FIP est une décision consensuelle, et par accord de longue date, les trois sous-régions du Pacifique – la Polynésie, la Mélanésie et la Micronésie – présentent à tour de rôle un candidat à la position. D’autres candidats peuvent être nommés, mais en général, le consensus prévaut. Cette année, les dirigeants micronésiens ont insisté sur le fait que c’était à leur tour de diriger le Forum, étant donné que les deux derniers Secrétaires généraux provenaient de Mélanésie et de Polynésie.
À leur grande surprise, l’ancien Premier ministre des Îles Cook, Henry Puna (Polynésie), a remporté l’élection par une voix (9–8) pour devenir le nouveau Secrétaire général du FIP, devançant le candidat des Îles Marshall, Gerald Zackios, qui était soutenu par les cinq pays de Micronésie.
Amèrement déçus, les pays du sous-groupe micronésien – Palau, Îles Marshall, États fédérés de Micronésie, Kiribati et Nauru – ont décidé à l’unanimité d’abandonner le Forum, remettant en question l’unité qui a défini le régionalisme du Pacifique depuis sa création.
L’Australie et la Nouvelle-Zélande, les deux grandes puissances de la région, sont accusées de ne pas avoir négocié de compromis, et tentent maintenant d’encourager toutes les nations du Pacifique à trouver un terrain d’entente.
La scission pourrait avoir de graves implications, non seulement pour le Forum des îles du Pacifique, mais aussi pour la région tout entière. En effet, le Pacifique a besoin d’une voix forte et convaincante sur la scène internationale pour faire progresser les défis régionaux tels que la crise climatique et la lutte contre les pandémies mondiales. Ainsi donc, la désunion affichée au Forum pourrait saper les campagnes du Pacifique sur la scène mondiale. Les progrès sur une foule d’autres thèmes en cours tels que les frontières maritimes, l’exploitation minière en haute mer, la Papouasie occidentale, la pêche, la sécurité régionale pourraient également être affectés par ces récents événements.
Le régionalisme du Pacifique prenant temporairement du recul, les groupes sous-régionaux vont sûrement en profiter pour accroître leur influence. Le Groupe des dirigeants polynésiens, le Groupe Fer de lance mélanésien et le sommet des présidents de Micronésie ont déjà plusieurs activités en cours dans leurs sous-régions respectives. Par exemple, le câble Manatua One Polynesia, reliant les îles Cook, la Polynésie française, Niue et Samoa, est presque terminé. Les liaisons aériennes polynésiennes sont de la même manière en discussion. La tourmente du régionalisme actuel est en fait le catalyseur pour faire progresser encore davantage le développement des agendas et des relations sous-régionales.
En termes pratiques, l’Australie et la Nouvelle-Zélande seront sans doute les plus touchées par le départ des Micronésiens. Un FIP fracturé, réduit aux États mélanésiens et polynésiens, limitera la capacité de Canberra et Wellington à travailler avec la région sur les principaux défis économiques, sécuritaires et environnementaux. Alors que les deux pays ont traditionnellement favorisé les relations bilatérales à travers le Pacifique, le FIP a offert une plate-forme à travers laquelle ils pouvaient engager la région dans son ensemble. Avec la fracture du FIP, ils devront naviguer à travers une myriade d’organisations pour faire face à certaines des questions politiques qui relèvent de la compétence du Forum.
D’un point de vue géopolitique, Taïwan a le plus à perdre dans ce processus, avec trois de ses quatre alliés dans le Pacifique partant du FIP (Nauru, Îles Marshall et Palau). Leur absence au Forum diminuera non seulement l’influence de Taïwan dans la région, mais elle laissera également à Taipei un soutien limité pour défendre sa reconnaissance internationale et contrer les efforts de la Chine pour la saper et l’aliéner. En effet, depuis des années, Pékin cherche à éliminer les partenaires diplomatiques de Taipei dans le monde entier. Tuvalu sera désormais le seul état du Pacifique à reconnaître Taïwan aux dépens de la Chine au forum. Cela pourrait donner à Pékin une ouverture pour exercer une pression exceptionnelle sur Tuvalu pour que la nation change d’allégeance, comme l’ont fait les nations de Kiribati et des îles Salomon en 2019.
Malgré une rhétorique dominante en faveur du régionalisme dans le Pacifique, les derniers événements ont montré que le concept de la zone était davantage un mariage de convenance qu’un objectif commun. Les besoins des membres individuels ont été privilégiés par rapport aux besoins régionaux. Avec cette crise, la confiance entre états membres a été gravement endommagée et il est peu probable que le Forum puisse survivre dans sa forme actuelle.
Les griefs des pays micronésiens doivent être reconnus et des efforts supplémentaires doivent être faits pour faire entendre leur voix au Forum. Des réformes devront être mises en œuvre à travers tout le spectre du régionalisme du Pacifique, du FIP aux autres agences du CROP. Les mécanismes de règlement des différends et les processus électoraux devront aussi être revus. Enfin, la transparence administrative doit être accrue.
Il y a cependant encore un espoir de réconciliation. Selon l’accord du Forum de 2005, le processus de sortie du FIP prend douze mois. Cela peut laisser assez de temps à la température de redescendre et permettre de nouvelles actions diplomatiques. L’équilibre régional pourrait être rétabli si les dirigeants du Pacifique agissent ensemble.