ANALYSES

Quelle politique de Joe Biden au Moyen-Orient ? Premiers éléments de réflexion

Tribune
26 février 2021


Après quatre années d’administration Trump, l’arrivée de Joe Biden à la Maison Blanche pose la question du futur des relations entre les États-Unis et les États du Moyen-Orient. Les signaux lancés par Washington laissent entrevoir une volonté de relancer le dialogue avec Téhéran tout en ne laissant pas le champ tout à fait libre à Riyad et Tel-Aviv. À rebours donc de la politique de Trump. Mais il faut rester prudent et attendre de voir si les actes suivront. Analyse de Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS.

Un mois s’est écoulé depuis la prise de fonctions du nouveau locataire de la Maison-Blanche. Si l’on ne peut constater à ce stade une vague d’enthousiasme à l’égard de la nouvelle administration, une forme de soulagement s’est néanmoins fait jour après les préoccupants errements de Donald Trump dans le champ des relations internationales. Le multilatéralisme, qui était systématiquement remis en cause par son prédécesseur, semble en effet redevenu un paramètre pris en compte par Joe Biden dans les mécanismes de prises de décision de Washington.

Au Moyen-Orient, une série de choix ont été énoncés dont il serait inconséquent de sous-estimer la réalité, tout autant que de considérer que nous assistons à un changement de cap politique radical. Les dossiers sont multiples et il s’avère utile d’en décliner quelques-uns pour saisir les dynamiques à l’œuvre.

C’est le dossier nucléaire iranien qui concentre aujourd’hui l’attention internationale. Pour mémoire, un accord global, dit JCPOA, fut signé le 14 juillet 2015 après de longues négociations – initiées de facto, en octobre 2003 à Téhéran, par la France en la personne de Dominique de Villepin accompagné de ses collègues britannique et allemand – qui permirent de réintégrer l’Iran dans le jeu régional et international. C’est moins de trois années plus tard que Donald Trump annonça, le 8 mai 2018, le retrait unilatéral des États-Unis de l’accord, ce qui combla d’aise Israël, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, réunis par leur aversion commune à l’égard de l’Iran. Ayant vainement montré sa volonté de rester dans le cadre de l’accord, mais n’obtenant aucun résultat tangible, l’Iran finit par annoncer, le 8 mai 2019, qu’il ne s’estimait plus contraint par tous les engagements contenus dans le JCPOA. Les États-Unis accrurent alors leur pression sur le pays en accentuant les sanctions à son encontre que l’Union européenne n’aura pas le courage de refuser d’appliquer.

C’est dans ce contexte tendu que Joe Biden a annoncé sa volonté de reprendre des négociations avec l’Iran. La question est de savoir désormais qui va faire le premier pas et quelles en seront les conditions précises. Les dirigeants iraniens exigent légitimement l’arrêt préalable de toutes les sanctions, les États-Unis posent la condition que Téhéran en revienne immédiatement au respect des engagements contenus dans l’accord de 2015. La meilleure solution consisterait alors de procéder à des décisions bilatérales simultanées sous le contrôle de l’Organisation des Nations unies (ONU). De ce point de vue l’accord, valable pour trois mois, signé le 21 février entre le directeur général de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), Rafael Grossi, et le gouvernement de Hassan Rouhani est un signe positif qui indique une évolution certaine du traitement de ce dossier délicat.

Mais une autre condition est posée à l’Iran par Washington, visant à rouvrir des négociations en intégrant deux nouveaux dossiers qui n’apparaissaient pas dans le JCPOA : celui de la politique régionale de la République islamique et celui de ses missiles balistiques. Le fait même que ces deux dossiers n’aient jamais été abordés dans l’accord de 2015 jette, pour le moins, une ombre sur la volonté de Joe Biden de véritablement trouver une solution négociée en rajoutant des conditions supplémentaires alors qu’il n’y a rien de plus urgent que d’en revenir aux termes, à tous les termes, mais rien qu’aux termes, du JCPOA. Comment, en outre, penser une seule seconde que Téhéran puisse accepter de négocier pour se voir dicter sa politique régionale ou sur ce qu’elle considère relever de sa sécurité nationale ?

Dans le même temps, la nouvelle administration Biden, comme si elle désirait néanmoins convaincre de sa résolution à parvenir à une fluidification de ses relations avec l’Iran, a adressé plusieurs signaux en direction de l’Arabie saoudite, l’un des États de la région le plus opposés à toute forme de normalisation avec l’Iran et en son temps systématiquement favorisé par Donald Trump. L’annonce de l’arrêt du soutien logistique états-unien aux opérations militaires saoudiennes au Yémen – pays à propos duquel Joe Biden a parlé de « catastrophe humanitaire et stratégique » –, la remise en cause de livraisons d’armes à l’Arabie saoudite, l’annulation de la qualification des houthistes d’entité terroriste, constituent un changement de cap significatif, dont il conviendra toutefois de vérifier la mise en application réelle. On constate d’ailleurs que les dirigeants saoudiens ont assez vite compris le message en prenant plusieurs décisions visant à réduire les pressions qui s’exercent sur eux : libération de Loujain Al-Hathloul, levée de l’embargo commercial et économique imposé par l’Arabie saoudite, Bahreïn et les Émirats arabes unis au Qatar depuis 2017, certaines peines de mort commuées en peine de dix années de prison. On comprend que le langage de fermeté des États-Unis induit des turbulences au sein des cercles dirigeants saoudiens et que ces derniers n’ont d’autre choix que de composer avec les exigences de la nouvelle administration Biden.

Enfin, sur le dossier israélo-palestinien, des décisions ont de même été prises rapidement, marquant des éléments de ruptures avec la politique de soutien et d’alignement inconditionnelle sur Benyamin Netanyahou qu’avait mise en œuvre Donald Trump. Notons, tout d’abord, que le premier entretien téléphonique entre le président états-unien et le Premier ministre israélien a seulement eu lieu le 17 février, long délai qui a certainement inquiété ce dernier, habitué à plus de considération et de célérité de la part des États-Unis. Inquiétude d’autant plus motivée que Washington a réaffirmé sa recherche d’une solution à deux États, qualifié les colonies israéliennes d’illégales, et donc signé la mort de ce que Donald Trump avait annoncé comme le « deal du siècle ». Il y a probablement dans les cercles décisionnels proches de Biden le sentiment confus que le soutien inconditionnel à l’État d’Israël devient en partie contradictoire avec le soutien inconditionnel à son Premier ministre actuel. Dans le même temps, Kamala Harris a annoncé la reprise des contacts avec les dirigeants palestiniens, la réouverture de la mission palestinienne à Washington et la réactivation de la participation financière des États-Unis à l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA). A contrario, Joe Biden a expliqué qu’il ne reviendrait pas sur la décision du transfert de l’ambassade états-unienne à Jérusalem, mais allait rouvrir le consulat à Jérusalem-Est, signal de la reconnaissance de la ville trois fois sacrée comme capitale de l’État d’Israël, mais possibilité de la reconnaître aussi comme capitale d’un État palestinien, si ce dernier venait à voir le jour, ce qui nécessitera beaucoup plus que des signaux, aussi positifs fussent-ils. Il semble néanmoins que le dossier israélo-palestinien ne soit pas considéré à ce stade comme une priorité politique pour la nouvelle administration.

L’ensemble de ces éléments montrent une réelle inflexion de la politique des États-Unis au Moyen-Orient, dont il faut prendre la mesure. Néanmoins, il serait bien imprudent de se réjouir trop vite. Joe Biden ne révolutionnera pas les fondamentaux de la politique de son pays dans la région et les alliances structurantes seront maintenues. Nous ne sommes certes plus dans la séquence « America first », mais dans celle du « America is back », et le président est élu pour servir les intérêts des États-Unis.

Il y a souvent loin des promesses aux actes, mais on peut faire crédit au nouveau président de n’avoir pris ses fonctions que depuis quelques semaines. Des signaux contradictoires ont été émis pour tenter de redonner une véritable place à la diplomatie, c’est un fait positif. Cela ne signifie pas que Paris possède mécaniquement les mêmes intérêts que Washington et il est regrettable que la France ne soit pas force de proposition constructive pour contribuer au règlement des contentieux régionaux. Plus que jamais, elle doit faire preuve de créativité pour conforter son indépendance et être vecteur d’entrainement. Il était éventuellement facile de s’opposer à la politique Trump en raison de ses outrances récurrentes, et pourtant les voix critiques à son égard n’étaient pas toujours très audibles, mais ce serait une grave erreur de s’aligner aujourd’hui systématiquement sur la politique de son successeur en ne retenant que le plus petit dénominateur commun. Alliés, mais pas alignés expliquait le général de Gaulle, la formule n’a pas perdu de sa pertinence.
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