13.12.2024
« Parole en haut silence en bas » – 4 questions à Danièle Sallenave
Édito
22 février 2021
Danièle Sallenave est écrivaine, membre de l’Académie française. Elle est aussi l’auteure d’une trentaine d’ouvrages, romans, essais, récits de voyage, pièces de théâtre. Elle répond aux questions de Pascal Boniface à l’occasion de la parution de son dernier ouvrage, Parole en haut silence en bas, aux éditions Gallimard.
Il y a une rhétorique de propagande de guerre. Lorsqu’on est en guerre, on est aussi en guerre contre les faits…
« Nous sommes en guerre ». Le pouvoir n’ayant cessé de marteler cette formule, face aux actes terroristes, en 2015 puis à l’automne 2020, et ensuite à propos de la crise sanitaire, je me suis posé la question : pourquoi le recours à ce discours martial ? Dans les deux cas, et malgré une dissemblance considérable, il est clair qu’on espère en tirer un profit politique, et d’abord peut-être dissimuler bien des incertitudes et des revirements, voire quelques entorses à la vérité.
La rhétorique de guerre accompagne toujours (c’est même son sens profond) la volonté de mettre en suspens l’exercice plein et entier, l’exercice citoyen de la démocratie. Et donc celui de la liberté d’expression, réduite, contrainte, soumise à la censure, et devant toujours céder à une interprétation officielle des faits. C’est d’autant plus paradoxal que depuis « Charlie » la liberté d’expression est présentée comme une valeur sacrée, constitutive de notre démocratie.
Cet usage guerrier de la « vérité », il me semble qu’on en a un exemple parfait dans les attendus de la loi sur le « séparatisme » (islamique) et dans le discours du président qui la présentait en octobre 2020 : ainsi le président pouvait-il donner comme vérité de fait, d’expérience, comme un constat, sans avoir besoin d’en apporter les preuves, l’existence « d’une organisation méthodique » qui veut « contrevenir aux lois de la République et créer un ordre parallèle, ériger d’autres valeurs, développer une autre organisation de la société, séparatiste dans un premier temps, mais dont le but final est de prendre le contrôle, complet celui-ci. » De quoi parle-t-il exactement ? Quelles preuves a-t-on d’un « but final » qui serait de « prendre le contrôle » sur notre société ? Le but de la rhétorique de guerre : donner de l’ennemi une figure menaçante aux contours incertains, moins pour le combattre efficacement que pour assurer le rassemblement autour du chef.
Autre chose : comment a-t-on évalué ce chiffre de « 50 000 élèves déscolarisés » ? Ces chiffres sont-ils exacts et correspondent-ils à une volonté de certains parents d’éduquer leurs enfants hors des écoles de la République ? Il faudrait alors s’en alarmer, indéniablement. Mais il paraît risqué et tendancieux de les isoler d’un tableau plus général de la crise du système scolaire : car on oublie que dans le même temps, tous les ans, environ 60 000 élèves quittent le système éducatif sans qualification sans même parfois avoir atteint l’âge de fin de scolarité obligatoire.
Vous posez la question de savoir s’il est bon, juste, responsable d’exposer sur la façade d’un édifice public, d’une mairie, « des caricatures fortement connotées issues d’un parti pris géopolitique agressif » ? Et de leur donner ainsi une caution officielle ?
La liberté d’expression, dont l’exercice avait tellement choqué les pouvoirs quand les gilets jaunes l’avaient revendiquée, voilà maintenant qu’elle devient le devoir d’exprimer une vérité unique, venue d’en haut ! Une liberté d’expression tout entière incarnée dans ces « caricatures de Mahomet » dont la plupart de nos concitoyennes et concitoyens ignorent l’origine, l’histoire, le développement, et les liens douteux qu’elles ont noués avec le discours du « choc des civilisations », après l’attentat des Twin Towers à New York en 2001. L’horreur devant des actes aussi violents, cruels, inspirés par un fanatisme sans borne, a été aussitôt traduite dans les termes dictés par le discours néo conservateur : l’Occident est en butte à l’obscurantisme islamique et à la haine de « nos valeurs ». Nous avons dû successivement « être tous Américains », puis « être Charlie » avant de devoir accepter que la représentation d’un homme nu, en prière et vu de dos, avec une étoile (jaune !) dans le derrière, devienne un symbole de la liberté d’expression, jusque dans une classe de 4ème ou au fronton d’une mairie ! Ce qui lui donne nécessairement une caution officielle.
La liberté d’expression est un droit inaliénable – encadré tout de même, par la loi. Mais ce n’est pas un devoir : chacun et chacune d’entre nous doit, au moment de l’exercer, se poser la question : le dois-je et le puis-je, sans tenir compte des circonstances ?
Vous écrivez que certains médias jouent un rôle en filtrant et en organisant l’information non de manière informée justement, mais à former une opinion consentante ?
C’est sûrement l’une des questions les plus brûlantes qui se posent à l’exercice libre d’une démocratie accomplie : comment maintenir les possibilités d’action et même de réflexion du « citoyen de base », quand une partie importante de la presse écrite, ou télévisée, est financée par de grands groupes ayant les mêmes intérêts que le pouvoir politique ? Par de grands groupes qui ont contribué à la venue au pouvoir de celles et ceux qui seront donc, de facto, à leur service ? La « fabrique du consentement » est un moment essentiel dans l’exercice du pouvoir : le consentement est à la démocratie ce que la violence, la contrainte et la terreur sont aux régimes autoritaires.
On est loin de Rosa Luxembourg pour qui la liberté « c’est toujours la liberté de celui qui pensent autrement » …
L’une de nos tâches premières, en ce moment de grands bouleversements, est de repenser les « fondamentaux » de la démocratie face à la domination d’une oligarchie financière, politique et idéologique. D’où la nécessité de retrouver la leçon de quelques grandes figures du socialisme. Comme celle de Rosa Luxembourg. Elle incarne un socialisme démocratique qui valorise l’auto-organisation du peuple, et une certaine défiance envers la forme représentative, qui ferme pendant de longs intervalles toute expression démocratique.
La phrase que vous citez se trouve dans un texte, « La Révolution russe », écrit en 1918, où elle se montre très critique envers Lénine et Trotski coupables selon elle d’avoir étouffé la démocratie politique. Ce qu’elle voudrait voir conservé c’est l’héritage de la révolution « cette atmosphère politique vibrante, impressionnable, où les vagues de l’opinion publique, le pouls de la vie populaire, agissent instantanément et de la façon la plus admirable sur les corps représentatifs. » Elle demande donc que soient préservées les conditions de la liberté politique dans toute leur extension. Car « la liberté seulement pour les partisans du gouvernement, pour les membres d’un parti, aussi nombreux soient-ils, ce n’est pas la liberté. La liberté, c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement. Non pas par fanatisme de la “justice”, mais parce que tout ce qu’il y a d’instructif, de salutaire et de purifiant dans la liberté politique tient à cela et perd de son efficacité quand la “liberté” devient un privilège. »
Peut-on imaginer que cela puisse être entendu par les petits technocrates qui nous gouvernent, et se ressemblent tous dans leur avidité à répéter la parole d’en haut ? J’en doute.