Nucléaire iranien : « Les Européens sont idéalement placés pour jouer le rôle d’intermédiaire »
Selon vous, comment interpréter cette proposition iranienne ?
Tout d’abord, il faut reconnaitre le talent de Zarif, qui est un très bon ministre des Affaires étrangères. Il y avait un blocage ? Il essaie de trouver une solution pour que l’Iran et les Etats-Unis ne perdent pas la face. Zarif s’appuie aussi sur une position diplomatique qui a toujours été très claire et logique. Les Iraniens rappellent que ce sont les Etats-Unis qui sont sortis de l’accord [nucléaire, signé en juin 2015, ndlr]. Par conséquent, ils considèrent que ce n’est pas à eux de bouger. De même, si l’Iran a pris des mesures à partir de juin 2019, c’est parce que les Américains et les Européens n’avaient pas tenu leurs engagements. Telle est leur logique. De leur point de vue, c’est aux Américains de revenir dans l’accord et d’annuler toutes les sanctions. Condition sine qua non pour que Téhéran annule à son tour toutes les mesures concernant la reprise de son programme nucléaire. Pour les Iraniens, il n’est donc pas question de discuter d’un nouvel accord ni de politique régionale ou de programme balistique, il s’agit de revenir au texte de 2015 avec l’ensemble des partenaires de nouveau réunis.
Certes, mais l’Iran ne répond-elle pas au fond à Biden qui depuis son élection a fait comprendre qu’il attendait un premier pas de la part de Téhéran ?
D’une certaine manière oui. Il y a quelques jours, le secrétaire d’État aux Affaires étrangères américain Antony Blinken, lors de sa première conférence de presse, avait à son tour rappelé que tout retour des Etats-Unis dans l’accord sur le nucléaire était conditionné par un premier pas des Iraniens. Mais Blinken a aussi évoqué l’ouverture possible de nouvelles négociations sur le programme balistique iranien. Du coup, on a quand même le sentiment que les Américains ne veulent pas lever toutes les sanctions, et préfèrent les garder en main comme moyen de pression.
Pour autant, on se retrouve depuis quelques heures dans une situation nouvelle. N’oublions pas que toute cette affaire s’annonçait très compliquée, surtout à quelques mois de la présidentielle iranienne [juin 2021] qui pourrait rebattre les cartes. Par conséquent, je trouve la proposition de Zarif très intelligente. Car d’un côté, il lance l’idée d’une coordination. Et je pense que cela ne pose pas de problème au clan des modérés [représenté par le président Rohani, ndlr]. De l’autre côté, il dit aux Européens : vous n’êtes pas seulement là pour défendre les intérêts des Américains, vous êtes aussi là pour maintenir l’accord.
En outre, cette proposition prend aussi en compte une réalité diplomatique et géopolitique concrète. Aujourd’hui, ce sont les Européens qui sont les mieux placés pour faire avancer ce dossier. L’état dégradé des relations entre d’un côté les Etats-Unis et de l’autre la Chine et la Russie, empêchent ces deux deux derniers pays de pouvoir tenir un tel rôle. En outre, les Européens sont ceux qui connaissent le mieux le dossier iranien. Ils négocient avec l’Iran depuis 2002-2003. Et ils ont toujours défendu l’accord. Il ne faut pas oublier qu’ils l’ont signé en 2015 parce qu’ils le considéraient comme une garantie de stabilité au Moyen-Orient, et que les pays de l’UE sont plus concernés que les Américains par cette question de stabilité. Or donc, maintenant que Biden revient vers une relation d’allié traditionnel avec l’Europe, je pense que les Européens sont idéalement placés pour jouer le rôle de l’intermédiaire et de solidifier l’accord.
Concrètement, quel rôle pourrait jouer les Européens ?
Mon impression, ces dernières semaines, est que les Européens ont eu tendance à beaucoup se rapprocher du camp étatsunien. Je pense notamment à l’intervention du ministre des affaires étrangères allemand [Heiko Maas] qui a repris mot pour mot la position de la diplomatie américaine dans le dossier nucléaire iranie. Je pense aussi à la récente déclaration d’Emmanuel Macron demandant une plus grande fermeté dans les négociations avec l’Iran et d’y inclure l’Arabie saoudite. Donc on avait l’impression que les Européens s’écartaient un peu de leur rôle qui, du moins d’après leurs déclarations, était de défendre l’accord de 2015. Maintenant, si les Européens acceptent le rôle que leur demande de jouer Javad Zarif, il s’agira non seulement de défendre ce traité en rappelant leurs obligations aux dirigeants Iraniens, mais aussi de faire comprendre aux Américains que Téhéran ne jouera pas le jeu s’il n’y a pas une levée des sanctions qui permettrait notamment une augmentation des exportations pétrolière iraniennes. Je pense que si les Européens jouent sur ces deux tableaux, on pourrait voir naître un scénario relativement positif.
Pourtant, comme vous l’avez mentionné, la France et l’Allemagne semblent souhaiter élargir les négociations au programme sur les missiles iranien et imposer des discussions quant à l’expansion de l’Iran dans la région, comme les Etats-Unis le laissent entendre.
Ce n’est pas nouveau. En 2017 déjà, avant même que Trump ne retire les Etats-Unis de l’accord, les Européens souhaitaient négocier ces questions avec l’Iran. Ce qui se passe aujourd’hui, je l’expliquerai ainsi : certains pensent que la stratégie américaine est la bonne, et qu’il faut profiter de cette période pour aller vite et négocier un nouvel accord, car ils pensent qu’une alliance Europe-Amérique peut-être le fer de lance idéal pour mener cette stratégie. Moi je pense que c’est une erreur parce que les Iraniens le refusent catégoriquement et le font savoir depuis longtemps. Et puis il y a une autre explication, qui n’est pas nouvelle non plus : les liens traditionnels et commerciaux entre la France et l’Arabie saoudite. Je pense que les Français ont observé que les Américains devenaient plus durs avec les Saoudiens, et qu’il était donc le moment pour Paris d’avancer ses pions afin de se rapprocher de Riyadh.
Reste que cet empressement me parait une erreur et ce pour deux raisons : d’abord, les Iraniens, notamment les factions les plus dures (conservateurs), n’ont toujours pas encaissé la sortie de l’accord des Américains en mai 2018. Or n’oublions pas qu’actuellement, ce sont les « durs »qui tiennent le haut de pavé en Iran. Il suffit de lire les journaux du pays pour le comprendre; il y a une méfiance très élevée vis-à-vis de la nouvelle administration américaine. Donc les Iraniens attendent au moins que les Américains prouvent leur bonne volonté en revenant dans l’accord et en supprimant les sanctions. Tant que cela ne sera pas fait, je ne pense pas que les Iraniens acceptent de négocier. Deuxièmement, tout est une question de « séquence » : il ne faut pas tout faire en même temps. Je pense qu’il faut d’abord calmer le jeu et rétablir une certaine confiance. Il y a des éléments qui montrent que Téhéran est prêt à négocier sur sa politique régionale. Ne forçons pas les choses. Récemment dans une interview Zarif a clairement affirmé que la République islamique avait conscience que sa puissance inquiétait les pays voisins. Il a ajouté que l’Iran était prêt à prendre des initiatives pour mettre en place un pacte de sécurité régionale. Il y a également des initiatives de la part de diplomates américains et saoudiens qui semblent dire que l’administration Biden travaille au rapprochement entre l’Iran et l’Arabie saoudite. Donc, si les Américains jouent un rôle de facilitateurs, cela peut contourner le problème [de tensions dans la région] et laisser le temps aux pays en conflit d’établir un pacte de sécurité régionale. C’est la même chose pour le programme balistique, on voit mal les Iraniens négocier tout de suite alors qu’ils estiment être sous la menace d’attaques américaines et israéliennes. Il faut donc prendre son temps.