ANALYSES

Aung San Suu Kyi, les Rohingya, l’armée et le coup d’État

Tribune
8 février 2021
Par Frédéric Debomy, auteur de différents ouvrages sur la Birmanie dont « Aung San Suu Kyi, Rohingya et extrémistes bouddhistes » (co-écrit avec B. Guillaume, Massot éd., 2020)


Chose extraordinaire : parmi les observateurs de longue date de la situation en Birmanie, parfois acteurs de ce dossier, peu me semblent avoir une idée un peu exacte de ce que pense Aung San Suu Kyi, ex-dissidente parvenue à la tête du gouvernement birman avant d’en être écartée par le coup d’État militaire du 1er février 2021.

On a pu ainsi lire ces jours derniers, sous la plume d’une contributrice habituelle du débat public sur la question birmane, qu’Aung San Suu Kyi avait pris la défense de l’armée birmane face aux exactions perpétrées par celle-ci contre la minorité rohingya. Nul doute que les Rohingya, longtemps discriminés, ont subi les pires atrocités au cours de l’été 2017.[1] C’est pourquoi le terme de nettoyage ethnique a été utilisé et que la possibilité qu’il y ait eu un génocide a été évoquée. Relativiser l’horreur des faits serait assurément douteux. Mais questionner la pertinence du terme « génocide » ne revient pas nécessairement à cela : le terme ne désigne pas l’ampleur du crime, mais sa nature. On peut donc à la fois s’épouvanter des exactions commises par l’armée birmane et hésiter sur la qualification du crime.

Aung San Suu Kyi, en décembre 2019, estimait devant la Cour internationale de justice que « l’intention génocidaire » (car le génocide est, en effet, affaire d’intention) ne pouvait pas être « la seule hypothèse » pour expliquer le déferlement de violence de l’armée birmane envers les Rohingya. Elle reprochait à la Gambie, ici accusatrice, d’avoir dressé un « tableau trompeur et incomplet » de la situation. Aung San Suu Kyi a ainsi souhaité « donner la version de son gouvernement » et cette version était que l’armée avait fait face à une attaque terroriste d’un groupe armé rohingya, l’ARSA. Ce qui est parfaitement exact : l’ARSA avait bien attaqué des postes de police birmans. Mais cela semble anecdotique face à ce qui a suivi : que l’armée d’un pays combatte une guérilla peut s’entendre, mais cela ne saurait justifier de s’en prendre à des civils. En outre, évoquer la « complexité » du dossier suppose de prendre en compte la longue oppression des Rohingya, qui explique aussi l’existence de l’ARSA (la pertinence de sa stratégie relevant d’une autre discussion).

De manière générale – outre donc ce moment particulier devant la Cour internationale de justice –, il semble qu’Aung San Suu Kyi porte sur les événements de l’été 2017 un regard discutable. On s’interroge sur ses sources d’information en dehors de l’armée et sur sa capacité à regarder pleinement les choses en face. On a le sentiment d’un déni partiel. Mais sans doute ne faut-il pas oublier le contexte : celui d’une cheffe de gouvernement mise face au fait accompli. Aung San Suu Kyi n’a en effet pas décidé l’offensive de l’armée birmane contre les civils rohingya. Elle ne le pouvait d’ailleurs pas : en Birmanie, les ministères de l’Intérieur, de la Défense et des Frontières n’ont pas de compte à rendre au gouvernement (c’est l’une des particularités de la constitution antidémocratique de 2008). Elle ne pouvait pas davantage l’empêcher : tout au plus aurait-elle pu essayer de contrer l’offensive en appelant la communauté internationale à son secours. Elle a vraisemblablement estimé que la situation lui échappait et qu’il valait mieux dans ce contexte poursuivre sa cohabitation avec l’armée plutôt que de faire défection, cela afin de préparer un avenir moins tragique. Un choix qui amena son gouvernement à cautionner l’action des militaires.

En « off », des membres de son parti trouvèrent injuste d’être accusés de complicité avec l’armée, n’ayant eu à aucun moment la main sur ce dossier. Mais, outre l’ambiguïté d’un mouvement prodémocratie qui est loin d’être toujours imperméable à la xénophobie – et cela au-delà de la seule Ligue nationale pour la Démocratie d’Aung San Suu Kyi –, il leur échappait peut-être que leur communication mensongère sur les événements relevait d’une complicité de fait. Continuer à cohabiter avec l’armée malgré les exactions amenait à défendre l’armée quant à ses exactions. Des proches d’Aung San Suu Kyi assurèrent qu’elle avait été effrayée par l’ampleur des violences subies par les Rohingya : si cela n’élimine pas la possibilité chez elle d’une lecture partiellement biaisée des événements, cela incite à comprendre sa réserve autrement que par son supposé assentiment aux atrocités.

Devant la Cour internationale de justice, Aung San Suu Kyi interrogeait donc la pertinence du terme « génocide » en rappelant qu’une attaque de postes de police birmans par un groupe armé rohingya avait précédé l’offensive de la Tatmadaw [armée birmane] ; c’était rappeler que le génocide se caractérise par son intentionnalité alors que l’offensive des militaires birmans constituait selon toute vraisemblance une réaction à un événement qu’ils n’avaient pas pu prévoir. Cet argument, certainement insuffisant (il n’exclut par exemple pas que l’intention de l’armée ait déjà été de s’en prendre aux Rohingya et qu’elle ait attendu une nouvelle attaque de l’ARSA[2] pour mettre ses plans à exécution), pourrait être complété par d’autres (peut-on prouver une volonté préalable d’éradication totale ou partielle du groupe humain rohingya ?[3]), mais ne traduit pas de négation des atteintes aux droits humains observés.

De ces atteintes, Aung San Suu Kyi parlait avec une prudente réserve : « Il n’est pas exclu qu’une force disproportionnée ait été utilisée par les membres des services de défense et, dans certains cas, au mépris de la loi humanitaire internationale ou qu’ils n’aient pas établi une distinction suffisamment claire entre les combattants de l’ARSA et les civils ». Euphémisme, dira-t-on, ou même scandaleux déni. Mais faut-il y voir une forme de défense de l’armée – on fait semblant de ne pas reconnaître comme certains des crimes parfaitement avérés – ou une audace critique vis-à-vis de celle-ci ? Nul doute que les haut-gradés birmans, véritables maîtres du pays, écoutaient attentivement ce que disait Aung San Suu Kyi aux juges de la Cour et nul doute encore qu’ils auraient préféré de sa part une pure et simple négation des crimes commis – soit une complicité totale.

On a pu reprocher à Aung San Suu Kyi de « prêcher le flou et le faux »[4] : il est exact que la relation des faits par la dirigeante de la Ligue nationale pour la Démocratie et d’autres membres de son parti a souvent maintenu un écart avec la vérité ; il est encore certain que cela ne s’explique pas entièrement par les difficultés d’un contexte, les mentalités au sein du mouvement prodémocratie étant ce que j’en ai dit plus haut.[5] Mais voilà : ne pas exclure « qu’une force disproportionnée » ait été « utilisée par les membres des services de défense […] au mépris de la loi humanitaire » et à l’encontre de civils, c’était peut-être dire à la communauté des nations : vous me comprenez, je suis piégée, je ne nie pas véritablement les faits, mais si j’en dis davantage ma cohabitation politique avec les militaires sera compromise et le processus de démocratisation du pays dès lors entravé.

Devant la cour toujours, Aung San Suu Kyi plaidait pour que l’on fasse confiance à la justice birmane. Certes, évoquer « un État qui poursuit et inculpe des soldats » dans le cas birman incite à l’ironie.[6] Mais là encore, ne fallait-il pas saisir le sous-texte ? « Il faut laisser à la Birmanie le temps de se constituer une véritable justice » pourrait en être la traduction.[7]

Comprendre Aung San Suu Kyi, c’est comprendre que son action vise le temps long. Se jugeant impuissante à peser sur certains dossiers, elle les délaisse avec à l’esprit d’agir où elle peut, dans la perspective de parvenir à bâtir une Birmanie qui soit débarrassée de ses démons. En 2011, elle confiait à Stéphane Hessel, sa volonté de changer la culture politique en Birmanie, de la débarrasser du recours à la violence.[8]  Il y eut depuis bien des choses à lui reprocher. Bien des doutes légitimes. Mais l’on a pu constater une constance : tenter d’obtenir une révision de la peu démocratique constitution de 2008, qui garantit un important contrôle des militaires sur la vie politique du pays. Cet objectif était mentionné devant la cour. Cela supposait vraisemblablement pour elle de ne pas franchir une certaine ligne rouge, de manière à obtenir à terme l’assentiment de l’armée à cette révision. Cela a échoué : sans que la ligne rouge ait été franchie, les militaires ont décidé de reprendre le pouvoir – ou plutôt de se réapproprier pleinement un pouvoir qu’ils n’ont en fait jamais abandonné.[9]

Aung San Suu Kyi, démise de ses fonctions, a été arrêtée comme d’autres personnalités politiques. Beaucoup penseront peut-être qu’une femme capable de justifier un génocide ou elle-même responsable de génocide – une perception, nous l’avons montré, qui doit être discutée – ne vaut pas la peine d’être défendue. Il faut bien comprendre pourtant que celui qui vient de reprendre pleinement et visiblement la main, le chef de l’armée birmane Min Aung Hlaing, est le premier responsable des violences subies par les Rohingya, qui a parlé à leur sujet de « travail inachevé ». Aung San Suu Kyi ou la dictature militaire, quels que soient les doutes et les déceptions, ce n’est toujours pas la même chose. Une raison parmi d’autres d’être solidaires avec Aung San Suu Kyi et avec les Birmans – ses électeurs – face à ce nouveau putsch militaire.[10]

 

[1] Voir notamment à ce sujet, l’essai de l’auteur Aung San Suu Kyi, l’armée et les Rohingyas (L’Atelier, 2018) et sa bande dessinée (réalisée avec Benoît Guillaume) Aung San Suu Kyi, Rohingya et extrémistes bouddhistes (Massot éditions, 2020). Il y évoquait par ailleurs la situation des Rohingya dès l’année 2003 dans le livre collectif Birmanie – De la dictature à la démocratie ? (éd. Cambourakis).

[2] Ce n’était pas la première.

[3] L’intentionnalité toujours. Des éléments ont été produits dans ce sens.

[4] L’expression est du journaliste de Libération Arnaud Vaulerin.

[5] Cela fut notamment illustré par la façon dont Zaw Htay, porte-parole du gouvernement d’Aung San Suu Kyi, réagit lorsque des photos truquées prétendirent montrer des Rohingya brûlant leurs propres maisons : il relaya sans distance critique les photos. Cette façon de bondir sans plus réfléchir sur la fausse information me semble révéler un préjugé d’autant plus douteux que les violences alors commises par l’armée contre les Rohingya avaient de quoi glacer le sang.

[6] La justice militaire birmane avait gracié quatre officiers et trois soldats d’abord condamnés pour l’assassinat de dix habitants du village d’Inn Din. Aung San Suu Kyi disait devant la cour regretter cette grâce. Ce n’est pas, loin s’en faut, le seul motif de douter de cette justice.

[7] Il ne s’agit d’ailleurs pas que d’un sous-texte. Cela a été dit plus explicitement que cela par Aung San Suu Kyi devant la cour.

[8] Aung San Suu Kyi, Stéphane Hessel et Info Birmanie, Résistances – Pour une Birmanie libre, Don Quichotte, 2011, livre réalisé sous la direction de l’auteur.

[9] Sur les suites de cette décision, voir le blog de Mediapart de l’auteur et en particulier les articles suivants : « Soutenir Aung San Suu Kyi », « Birmanie : quand Bamar et Rohingya se trouvent un ennemi commun » et « En Birmanie, un besoin de dignité ».

[10] Fut-il légal selon la constitution de 2008.
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