ANALYSES

BlackRock : un géant agricole ?

Presse
18 décembre 2020
Certaines dynamiques permettent parfois de saisir à quel point l’agriculture et les questions alimentaires suscitent de l’intérêt, y compris pour des acteurs qui n’en sont pas directement les protagonistes. Ou plutôt auxquels nous ne pensons pas spontanément quand on raisonne sur le développement de l’agriculture et de la sécurité alimentaire. Ainsi, ces dernières années, avons-nous pu observer, par exemple, la montée en puissance des géants américains et chinois du numérique sur ces enjeux. Après tout, leur objectif étant de toucher le quotidien d’un maximum de personnes, quoi de mieux que d’attaquer les marchés et le business de l’alimentation, qui, à l’instar de la santé, présente un caractère universel, vital et répétitif chaque jour ? C’est dans ce registre stratégique qu’il convient d’appréhender l’ambition grandissante de BlackRock pour l’agriculture et l’alimentation dans le monde.

Rappelons d’abord ce qu’est BlackRock. Crée en 1988, il s’agit du plus grand fonds de gestion d’actifs de la planète, qui n’a cessé de croître depuis trois décennies et dont le siège se situe à New-York. Concrètement, il place ses propres capitaux et ceux qui lui sont confiés par ses clients (États, institutions, professionnels de la finance, particuliers) sur des cibles d’investissement garantissant des rendements plus ou moins risqués à moyen et long termes. A son démarrage, BlackRock gérait environ 1 milliard d’actifs (en dollars US). Désormais, il gère…7 800 milliards d’actifs ! Ce montant a doublé en dix ans. Relativement, cela le positionne comme l’équivalent du 3ème PIB mondial. BlackRock détient au moins 5% du capital dans plus de 40% des entreprises américaines. De tels ancrages lui octroient aussi au passage un accès à de précieuses informations économiques, industrielles et prospectives. En France, actionnaire de fleurons du CAC40 – Total (5,4%), Air Liquide, Vinci, Legrand et Bouygues (5 %), Publicis (4,9 %), Thalès (2%), Engie (1,2%) pour ne citer que les plus significatifs et connus du grand public – ce fonds a suscité beaucoup de commentaires à l’hiver 2019-2020, en plein milieu de la crise sociale provoquée par le projet de réformes de retraite. Ses adversaires estimaient que l’évolution vers un système par capitalisation serait bénéfique à BlackRock, ainsi et suspectaient donc ce grand hégémon de la finance mondiale de peser dans la décision du gouvernement français.

Conscient de ses problèmes de réputation, BlackRock soigne sa communication. Dès la présentation des résultats de 2019, une année record où BlackRock avait attiré 430 milliards de dollars de nouveaux capitaux à investir, le patron et fondateur du fonds, Larry Flink, prit soin de souligner : « Les clients se tournent de plus en plus vers BlackRock en tant que partenaire stratégique pour que l’on délivre des produits, mais aussi une réflexion plus large sur les questions macro-économiques et géopolitiques ». A cette ambition parfaitement assumée se superpose une volonté d’investir massivement dans le développement durable. BlackRock s’engage donc dans la finance verte, même si à ce stade, les 150 milliards de dollars d’encours durables ne représentent que 2% de ses actifs sous gestion. Néanmoins, fort de ses positions dans de nombreuses entreprises ou multinationales, il entend désormais s’opposer en tant qu’administrateur de sociétés aux opérations qui ne seraient pas exemplaires en matière de progrès pour le climat. A titre exemple, les dirigeants de BlackRock semblent avoir peu goûté les accusations de déforestation proférées en 2019 à leur encontre compte tenu de leur présence au capital de JBS Friboi, entreprise brésilienne qui pèse 25% du marché mondial de la viande de bœuf. Depuis, BlackRock demande des comptes et veille, grâce à ses 16 000 salariés disséminés sur tous les continents, à ce que les pratiques évoluent vers plus de durabilité dans toutes les sociétés où le fonds est présent. Et cela fait donc – potentiellement – beaucoup de monde sur la liste.

Les bénéfices nets augmentant chaque année, l’appétit de Blackrock s’est progressivement amplifié pour explorer une gamme très large de secteurs d’activités. L’agriculture et l’agro-alimentaire n’y échappent pas, à plus forte raison qu’elles recoupent parfaitement les aspects géoéconomiques, géopolitiques et environnementaux dont le fonds de gestion d’actifs entend s’occuper. En 2010, Blackrock avait créé le « World Agriculture Fund » et l’installe parmi sa panoplie de solutions d’investissement. En 2019, conscient que ses clients prêtent davantage attention aux questions alimentaires, Blackrock le renomme « Nutrition Fund ». Mais en réalité, c’est bien l’ensemble de la chaîne de valeurs du secteur qui est visé : semences, intrants, foncier, agroéquipement, production, transformation, emballage, distribution, technologies et services. Basé au Luxembourg, sa taille est de 88 millions de dollars en décembre 2020, ce qui demeure très peu dans l’univers de BlackRock. Ses plus grosses positions sont actuellement les suivantes: FMC Corporation (USA, produits phytosanitaires), Nestlé (Suisse, agro-alimentaire divers), Jamieson Wellness (Canada, produits naturels alimentation,-santé), Koninklijke DSM (Pays-Bas, nutrition humaine et animale), Tractor Supply Company (USA, matériel agricole et de jardinerie), Grocery Oulet Holding (USA, supermarchés discount), Costco Whosale Company (USA, grande distribution), Symrise (Allemagne, arômes et ingrédients, alimentation animale), CF Industries Holdings (USA, engrais), Mondelez (USA, biscuiterie et confiserie), Bunge (USA, négoce et logistique) et Kerry Group (Royaume-Uni, agro-alimentaire divers). Ces entreprises, couvrant un large spectre de domaines, constituent le tiers des actifs mobilisés de ce Nutrition Fund chez Blackrock. Sur le plan géographique, près de 50% de ses investissements sont aux États-Unis, 8% au Canada, 7% en Allemagne et autant aux Pays-Bas, 6% au Royaume-Uni, 5% en Irlande et en Suisse. La France n’est concernée qu’à hauteur de 3%. Mais en dehors du Nutrition Fund spécifiquement, il faut préciser que BlackRock détient des participations dans de nombreuses entreprises agro-alimentaires de taille mondiale, y compris françaises, comme Danone (5,7%) ou Pernod-Ricard (5%).

A l’image des mastodontes du numérique que sont Amazon, Google, Alibaba ou Huawei, BlackRock diversifie ses activités pour gérer les risques et multiplier les opportunités de gains. Anticipant autant les futurs besoins causés par la croissance démographique mondiale que les pénuries qu’engendrera probablement le dérèglement climatique dans certaines régions, le fonds estime que les perspectives du secteur agricole et alimentaire peuvent être financièrement profitables à long-terme. Ses investissements ciblés aujourd’hui lui permettent déjà de disposer d’une connaissance intime des acteurs et des dynamiques des marchés liés à l’alimentation. Le moment venu, BlackRock, comme d’autre investisseurs, pourrait alors être parfaitement en mesure d’accélérer ses prises de participations. Cette approche correspond parfaitement à sa stratégie d’investissement articulée autour de ce que le fond a appelé les « 5 mégatendances » : évolutions des modes de vie et vieillissement démographique, urbanisation rapide, nouveaux consommateurs dans les pays émergents, changement climatique, technologie et appareils connectés.

Sans surprise, BlackRock vient également chasser sur le terrain de l’innovation, soutenant de nombreuses jeunes pousses de l’AgTech et de la FoodTech. En août 2020, il a coordonné la levée de fonds de 250 millions de dollars du Farmers Business Network (FBN), une start-up américaine qui a instauré une place de marché en ligne et un outil d’aide à la décision et qui prospère auprès des agriculteurs aux États-Unis mais aussi au Canada. BlackRock mettra assurément à profit son intelligence des marchés et ses réseaux pour aider cette pépite (valorisée 1,8 milliard de dollars) à croitre, augmentant ainsi autant ses revenus que la valeur des titres détenus par le fonds.  Certains se souviendront qu’à ses débuts, FBN déclarait pourtant vouloir s’affranchir de la tutelle de tous les grands acteurs économiques et financiers du secteur… Quelques années plus tard on mesure mieux la capacité d’influence, de séduction et de persuasion des équipes de BlackRock. Présent aux côtés des start-ups de l’AgTech et de la FoodTech, le fonds sait aussi se positionner sur des fronts davantage institutionnels : en septembre 2020, lorsque le premier ministre chinois, Li Keqiang, s’exprime sur l’innovation et l’entreprenariat agricole et confirme que les autorités du pays ont donné l’autorisation à des sociétés financières internationales de soutenir l’emploi rural et la modernisation de l’agriculture en Chine à travers des fonds dédiés. Parmi ces sociétés figurent bien sûr BlackRock

Force est donc de constater qu’il va probablement falloir compter de plus en plus sur BlackRock parmi les acteurs de l’agro-alimentaire dans le monde. Ce colosse de la finance est d’ores et déjà présent et tout porte à croire que son rôle va s’intensifier. Puisque la géopolitique est l’analyse des rapports de force et des jeux de pouvoir au sein d’un espace, nul doute qu’il faille intégrer ce type d’acteur émergent dans les grilles de lecture contemporaines à propos de l’alimentation et de l’agriculture. Ce n’est pas un cas isolé. Dans la même catégorie d’acteurs, Amundi, premier gestionnaire d’actifs européen avec 1 500 milliards d’euros et filiale du…Crédit Agricole, dispose lui aussi d’un fonds dédié au secteur, intitulé « Food For Generations ». Néanmoins, nous devrions surtout porter l’attention sur des fonds de capital-investissement peu connus, opérant en faveur de la durabilité des chaînes alimentaires, comme les américains Paine & Schwartz V ou Arbor V pesant chacun 1,5 milliards de dollars, ou qui misent sur le foncier agricole mondial, comme John Hancock, Westchester ou Macquarie.

Dans un autre registre, il convient aussi de saisir aussi le poids pris par certains fonds souverains dans les affaires agricoles et alimentaires. Nous pourrions évoquer le singapourien Temasek, qui peut se targuer d’avoir désormais plus de 7 milliards de dollars dédiés au secteur agro-alimentaire ! Mais insistons sur la dernière grosse opération en date : l’acquisition par ADQ, le fonds souverain d’Abou Dhabi de 45% du capital de Louis Dreyfus Company (LDC). Annoncée en novembre 2020, cette transaction est majeure puisqu’il s’agit d’un des plus grands négoces du monde, opérateur clef du commerce de céréales, de grains et d’autres matières premières agricoles. Pour ces fonds souverains, les motivations ne sont toutefois pas les mêmes que pour les fonds d’investissement privés. Dans cet accord par exemple, outre la volonté pour LDC d’ouvrir son capital à de nouveaux actionnaires, il faut aussi lire l’objectif des Émirats Arabes Unis de garantir leur sécurité alimentaire à long terme, et peut-être même de contribuer à celle de ses alliés (actuels ou futurs) au Moyen-Orient ou en Afrique.

Il sera en tout cas intéressant d’observer comment ces différents investisseurs, souverains et privés, vont poursuivre leurs activités et aiguiser leurs stratégies au cours des prochaines années. S’il y a de la place pour de nombreux acteurs, au regard de la complexité des défis agricoles et alimentaires dans le monde, nous pourrions avoir des risques de friction sur certains segments d’innovation ou sur certaines entreprises à soutenir ou à acquérir. En la matière, les prochaines initiatives de BlackRock pourraient bien esquisser la forme des réponses à ces interrogations. Nous pourrions également imaginer des concurrences s’exacerber à propos de pays et de régions, ou alors de répartition future des rôles de chacun sur le terrain. Prenons le cas de l’Afrique. Nous y avons déjà vu ces dernières années monter en puissance les fondations privées comme celle de Melinda et Bill Gates, dont l’impact est désormais réel. Que pèseront les agences onusiennes agricoles, comme la FAO ou le FIDA, face aux géants de la finance comme BlackRock ?
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