ANALYSES

L’Amérique, une reality show nation

Correspondances new-yorkaises
24 novembre 2020


The International Academy of Television Arts and Sciences basée à New York vient d’annoncer ces jours-ci qu’elle rompait avec la tradition et décernait son International Emmy Founders Award à une personnalité politique actuellement en fonction. L’heureux élu, récompensé pour ses briefings quotidiens sur le coronavirus durant la première phase de la pandémie, n’est autre que le gouverneur de l’État de New York, Andrew Cuomo.

« Les 111 briefings quotidiens du gouverneur ont fait preuve d’une inventivité sans pareille, rivalisant avec de véritables shows télévisés. On y a croisé des personnages irritants ou attachants, suivi des intrigues palpitantes et des histoires de succès et d’échecs », a expliqué le plus candidement du monde le président et chef de la direction de l’académie, Bruce Paisner, dans un communiqué annonçant la décision des jurés. « Les gens du monde entier se sont mis à l’écoute de ces briefings ! »

On est ici en plein délire ! Je renvoie à mon ouvrage Pauvre John- L’Amérique du Covid-19 vu par un insider – la version électronique est disponible pour 4 euros sur Amazon ou sur le site de la Fnac- ; la gestion de la crise par Andew Cuomo a été presque unanimement considérée comme désastreuse !

L’État de New York, qui a été au printemps l’épicentre mondial de l’épidémie, dénombrait à lui seul à ce moment-là plus de contaminations que n’importe quel pays de la planète ! Plus de 600 00 cas y ont été recensés. À ce jour, le Covid-19 y a fait près de 34 000 morts, dont plus de 24 000 victimes pour la seule ville de New York !

Symbole-choc de l’épidémie et de la gestion de celle-ci par Cuomo -mais aussi par le maire de New York City, Bill de Blasio-, ces cercueils sommaires qui ont été enterrés dans une fosse commune à Hart Island. Cette île au nord-est du Bronx, surnommée depuis longtemps l’île des morts, car utilisée depuis le 19e siècle comme vaste cimetière pour les indigents, et qui a accueilli au plus fort de la crise sanitaire 24 enterrements par jour, contre 25 en moyenne par semaine avant la pandémie.

Faisons un peu de généalogie :

Le 2 mars, au lendemain du premier cas confirmé à New York et alors qu’un autre était détecté dans la banlieue nord de New Rochelle, chez un avocat se rendant quotidiennement à Manhattan, le gouverneur Cuomo assurait que la ville avait « le meilleur système de santé de la planète » [sic !].  Après bien des hésitations, le maire de New York, Bill de Blasio, annonçait la fermeture des écoles publiques, bars et restaurants à compter du 16 mars et suppliait le gouverneur, seul autorisé à décréter un confinement, d’agir au plus vite.

Près d’une semaine plus tard, le 22 mars, Cuomo, réalisant que la situation était un peu plus sérieuse que ce qu’il pensait, décrétait finalement le confinement et la fermeture des activités non essentielles. « Le maire et le gouverneur étaient soumis à des pressions contraires », commente Irwin Redlener, professeur de santé publique à l’université Columbia. « La mairie mettait en avant la santé des New-Yorkais, l’équipe du gouverneur soulignait quant à elle les conséquences économiques et sociales d’un confinement. Les messages étaient confus ». Et c’est sans parler de la haine qui anime le gouverneur envers le maire. Haine alimentée par la course permanente à la meilleure place dans les sondages. D’où les nombreuses décisions démagogiques qui n’ont fait qu’empirer la situation.

La Californie, État le plus peuplé des États-Unis, est souvent citée en exemple pour la rapidité de sa réaction face à l’épidémie durant la première vague. « Ce qui est notable, c’est que six comtés de la région de San Francisco se sont mis ensemble, dès le 16 mars, pour décréter un ordre de confinement », suivi le 19 mars par un confinement de l’ensemble de l’État, souligne Meghan McGinty, experte en prévention des catastrophes à l’université Johns Hopkins. « Il y a eu une vraie cohérence alors que dans la région new-yorkaise, chaque comté prenait ses décisions sans concertation », ajoute-t-elle. « Six jours se sont écoulés entre la fermeture des écoles et l’ordre de confinement. En termes d’épidémie, six jours, ce sont des années-lumière. Le gouverneur de New York a attendu bien trop longtemps ».

Alors que le bilan de la maladie à New York dépasse largement celui des attentats du 11 septembre 2001, le gouverneur démocrate Phil Murphy du New Jersey, État voisin de New York également très touché, a demandé qu’une commission soit mise en place, après l’épidémie, sur le modèle de celle créée après le 11 septembre 2001 pour déterminer quelles erreurs ont été commises et par qui. « Il y avait des signaux d’alerte, qu’est-ce qui s’est passé ? », a-t-il lancé. « Les responsables devront rendre des comptes ». Sans aucun doute, Cuomo figurera en bonne place sur la liste.

En attendant, le gouverneur a publié en septembre un livre à sa gloire rédigé durant l’été et vantant son combat victorieux (!!!) contre le nouveau coronavirus. Une Crise américaine : leçons de leadership inspirées de la pandémie de Covid-19 est un indigeste pavé de plusieurs centaines de pages ou, bien au contraire de ce que son titre laisse entendre, on voit qu’Andew Cuomo, qui est loin d’arriver à la cheville de son père qui fut, lui, un excellent gouverneur de New York, n’a rien compris ni rien appris des premiers mois de l’année 2020. En effet, qui pourrait-être assez « silly » pour publier un tel livre en septembre alors que tous les scientifiques ont annoncé depuis longtemps une seconde vague de l’épidémie pour l’automne ?

Et voilà qu’aujourd’hui, ce même Andrew Cuomo -alors que le Covid-19 frappe à nouveau durement l’État et la ville de New York et que sa gestion de la crise continue à être incohérente- est honoré avec un Emmy Award ! Et une fois encore, je le répète, non pas pour son action contre la propagation du virus, mais pour la qualité de ses shows télévisés !

Max Berger, consultant et membre du Parti démocrate, a twitté avec humour : «. Ce prix a du sens, car Cuomo n’est pas du tout un gouverneur compétent et empathique. Mais il en joue un avec tellement de talent à la télévision ! »

À l’heure ou Donald Trump, ancienne star de télé-réalité devenue président et lui aussi showman de premier ordre, refuse toujours d’admettre sa défaite, n’en finissant pas ainsi de bafouer la démocratie et de fragiliser dangereusement le système mis en place par les Pères fondateurs américains il y a plus de deux siècles, force est de constater avec cette histoire d’Emmy Award que si la France est pour certains une start-up nation, l’Amérique, quant à elle, est  bien devenue aujourd’hui la reality show nation que les auteurs de science-fiction avaient anticipé.

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Essayiste et chercheur associé à l’IRIS, Romuald Sciora vit aux États-Unis. Auteur de plusieurs ouvrages sur les Nations unies, il a récemment publié avec Anne-Cécile Robert du Monde diplomatique « Qui veut la mort de l’ONU ? » (Eyrolles, nov. 2018). Son ouvrage, « Pauvre John ! L’Amérique du Covid-19 vue par un insider » vient de paraître en Ebook chez Max Milo.
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