06.11.2024
Quand la Turquie sème en Afrique
Presse
6 novembre 2020
La Turquie avait autrefois théorisé le concept du zéro problème avec les voisins. Elle se trouve en conflit avec tous ou presque. Ankara s’est ingérée dans les guerres en Syrie, en Libye et depuis peu en Azerbaïdjan. Son ancrage à Chypre-Nord, depuis 1974, reste un point de tension majeure avec l’Union européenne, dont la Turquie s’éloigne ostensiblement. Au Moyen-Orient, Erdogan bute sur l’hostilité de la plupart des Etats. Mais une alliance se dessine avec le Qatar, pays qui partage avec la Turquie une hostilité à l’égard de l’Arabie saoudite et d’autres monarchies de la région. En dépit de ce climat contrarié, Ankara soigne ses relations d’affaires formelles ou informelles avec l’Irak. Tant avec Doha qu’avec Bagdad, les produits agricoles et les enjeux de sécurité alimentaire figurent en haut des agendas de coopération.
Il faut dire que la Turquie est aussi une grande puissance agricole et agroalimentaire. Elle dispose de ressources foncières et hydriques conséquentes : 38 millions d’hectares de terres agricoles, de grands fleuves sur son territoire (Tigre, Euphrate, Kizilirmak, Araxe, Sakarya, etc.) et un climat varié aux précipitations généreuses. Cet écosystème offre une large palette de terroirs à l’agriculture turque, qui s’est modernisée et structurée, en construisant des filières de qualité et un tissu agro-industriel robuste. Très soutenu par les autorités, l’ensemble du secteur représente 9 % du PIB national et emploie environ 23 % de la population active.
Farine et pâtes. La Turquie produit beaucoup et peut se targuer d’avoir une balance agro-commerciale excédentaire. Là où le pays plaçait environ 9 millions de tonnes (Mt) de nourriture sur les marchés mondiaux il y a dix ans, le volume atteint désormais 15 Mt, pour environ 17 milliards de dollars en valeur. C’est trois fois plus qu’au milieu des années 2000. Dans le panier des aliments turcs propices à l’export, nous trouvons surtout de la farine (le pays en est le premier exportateur mondial !) et des pâtes (troisième exportateur mondial !), mais aussi des produits de biscuiterie, des noisettes, de la viande de volaille, des fruits (notamment des raisins et des abricots secs), des produits de la mer (n’oublions pas d’ailleurs ici le concept de « Patrie bleue » mis en avant par la Turquie). Ce sont ces aliments que la Turquie engage sur la voie de son rapprochement avec le continent africain, là où l’empire ottoman s’étendait autrefois de l’Erythrée à l’Algérie.
Peu commentée, la stratégie turque vers l’Afrique mérite pourtant l’attention. Le président Erdogan s’y déplace fréquemment. Les investissements se multiplient et les entreprises turques participent à certains grands chantiers d’infrastructure comme les barrages hydrauliques. Un forum d’affaires Turquie-Afrique a été initié en 2016 à Istanbul, ville où s’est organisée la seconde édition en 2018. En raison des circonstances sanitaires, ce forum bisannuel s’est tenu en ligne les 8 et 9 octobre 2020, mais le pouvoir turc espère rassembler les décideurs, entrepreneurs et coopérants de son pays avec leurs homologues africains en avril 2021.
Comme toutes les nations ambitieuses de ce monde, la Turquie sait que les marchés africains sont en plein essor et que ce continent constitue un réservoir de croissance à moyen-long terme. Cela vaut aussi pour le rayonnement de l’islam, car la politique africaine turque ne saurait être examinée sans la variable religieuse. Le pays étend par ailleurs sa coopération dans le domaine éducatif, pour endiguer le réseau des écoles financé par le mouvement de Fethullah Gülen (accusé d’être à l’origine du coup d’Etat manqué contre le président turc en 2016), mais également car il mise sur ces secteurs socioculturels à même de traverser les années. En Côte d’Ivoire, pays où son influence infuse progressivement, des étudiants succombent aux sirènes turques qui proposent des bourses attractives pour venir se former dans les universités d’Ankara, d’Istanbul ou d’Izmir.
Ancrage. Pas moins de 46 ambassades tapissent désormais le tissu diplomatique turc sur le continent, contre douze à peine il y a une décennie. Un ancrage qui s’est appuyé sur le déploiement de liaisons aériennes entre la Turquie et à peu près toutes les capitales africaines. La compagnie Turkish Airlines, qui dessert 60 destinations africaines aujourd’hui contre quatre en 2008, contribue au rayonnement du pays, aux mobilités humaines mais aussi aux échanges commerciaux, y compris agro-alimentaires par avions-cargos spécialisés.
Le commerce de la Turquie en direction de l’Afrique reste limité (10 % du total réalisé dans le monde), mais s’accentue. Ses exportations s’y élèvent à 16 milliards de dollars ; elles n’étaient que de 5 milliards en moyenne au cours de la décennie 2000. Sur ce chiffre, 11 % sont des produits agricoles et alimentaires. Avec un montant de 1,8 milliard de dollars, c’est dix fois plus qu’au début des années 2000. Soit une progression significative, identique à celle enregistrée au Moyen-Orient durant la même période.
Dans la conquête des marchés internationaux, la Turquie joue donc sa partition en direction de ces régions aux équilibres alimentaires fragiles. La Libye est la principale destination nord-africaine, mais les denrées turques gagnent du terrain en Algérie et surtout au Maroc, bénéficiant du soutien de l’enseigne BIM qui y implante ses supermarchés. Dans la partie subsaharienne, les cinq plus gros partenaires de la Turquie sur le plan agroalimentaire sont l’Angola, le Soudan, le Bénin, Djibouti et la Somalie (notons la présence militaire turque dans ces deux pays de la Corne de l’Afrique).
Récits gastronomiques. Si l’Irak est aujourd’hui le premier importateur de produits agricoles et alimentaires turcs (1,9 milliard de dollars), l’agrégation des pays africains les place optiquement à la seconde place, loin devant la Russie et l’Allemagne qui respectivement achètent pour un milliard de dollars à la Turquie, ou encore des Etats-Unis ou l’Italie (0,7 milliard). La France importe, elle, pour environ 400 millions d’euros de produits agricoles et alimentaires turcs, un montant deux fois supérieur à ce qu’elle exporte en sens inverse. Dans la relation commerciale bilatérale en la matière, Ankara mène au score contre Paris.
L’Afrique représente ainsi 10 % des ventes agricoles et alimentaires de la Turquie dans le monde. Plus précisément, ces flux se polarisent sur la farine (six pays africains parmi les quinze clients de la Turquie, à commencer par l’Angola), sur la viande blanche (notamment vers la Libye et le Congo), les produits laitiers (vers l’Egypte) et surtout les pâtes alimentaires. En effet, nous retrouvons sept pays africains dans les dix premiers acheteurs de la Turquie, avec en tête la Somalie, suivie par le Bénin, l’Angola, le Ghana, le Togo, le Kenya et Djibouti. Seuls le Venezuela (2e), le Japon (5e) et l’Irak (8e) s’immiscent dans ce classement.
Ces dynamiques agro-commerciales s’intègrent dans une vaste stratégie africaine où le pouvoir turc mise sur son réseau diplomatique, religieux et associatif, sur ses relais financiers et bancaires, sur son maillage logistique et scientifique, sans oublier l’aide humanitaire et les dons. Autant de variables avec lesquelles les partenariats agricoles et le business alimentaire peuvent compter. D’ailleurs, ce sont aussi des sujets clefs dans l’action de la Tika, l’Agence turque de coopération et de développement, qui dispose de nombreux bureaux en Afrique. L’agriculture, ses produits et ses récits gastronomiques sont des déterminants dans la montée en puissance de la Turquie à l’international. Il est temps de regarder de ce côté quand on se penche sur la géopolitique de la sécurité alimentaire dans le monde et sur le narratif de l’expansion turque en Afrique. Est-ce dans ce contexte stratégique que s’inscrit aussi l’appel au boycott des produits français lancé par le président Erdogan ?