27.11.2024
Le départ de Trump ne changera rien à la tendance croissante à la contestation du modèle libéral
Presse
10 novembre 2020
Le mouvement intellectuel qui a permis à Trump de l’emporter en 2016, c’est à dire la réorientation populiste du conservatisme traditionnel, se poursuit. Et se poursuivra sans lui, qui n’est pas un théoricien.
Nous n’avons guère idée, en France, de l’effervescence qui règne dans le milieu conservateur américain, des débats qui s’y déroulent, des auteurs et revues qui ont durablement modifié la ligne du GOP, naguère fondée sur le «conservatisme compassionnel de Bush» et aujourd’hui bien résumée dans la définition du «trumpisme» que donne Pat Puchanan dans la revue Chronicles: «le nationalisme de l’Amérique d’abord; assurer la sécurité de nos frontières; utiliser le protectionnisme pour faire revenir notre base industrielle; dire adieu au globalisme; rester en dehors des guerres inutiles et refuser les croisades idéologiques».
Ce socle idéologique reste celui des électeurs de Trump, de l’Amérique des petites villes et des valeurs traditionnelles qui lui ont renouvelé leur confiance. Cette défaite est donc surtout celle de l’homme Trump, de son management erratique, de ses foucades, de sa mauvaise intuition sur la crise du COVID. La division de l’Amérique n’a jamais été aussi forte qu’aujourd’hui.
La carte du vote montre bien l’opposition entre les grandes métropoles et le reste du pays, entre l’intérieur et les façades maritimes. Cette polarisation va durer et peut même s’accentuer si les Républicains conservent le Sénat, auquel cas la présidence Biden risque de ne pas pouvoir mettre en oeuvre son agenda, mécontentant ainsi l’aile gauche des Démocrates. Et si le président-élu arrive à faire passer ses réformes, le camp conservateur se renforcera.
On a beaucoup parlé ces dernières années d’une vague populiste mondiale. Est-ce que l’on peut imaginer que le probable départ de Trump en annonce la fin ou bien simplement la première étape?
Davantage que de vague populiste, il faudrait évoquer une crise de la démocratie libérale et représentative. Pour rester aux États-Unis, un ouvrage la résume bien d’un point de vue conservateur (et catholique), c’est celui de Patrick Deneen: Why Liberalism failed (2018). L’idée centrale de l’ouvrage est que le libéralisme, à cause de son hégémonie même, arrive en fin de course parce qu’il a dévoyé les notions sur lesquelles il s’est construit, que ce soit la liberté individuelle, l’économie de marché ou le gouvernement représentatif, passé aux mains d’oligarchies technocratiques coupées du peuple.
Le départ de Trump ne changera rien à la tendance croissante à la contestation du modèle libéral. Toutefois parler de «vague» est excessif car les contextes nationaux diffèrent énormément, raison pour laquelle j’ai toujours mis en garde contre l’idée d’une «vague populiste en Europe», puisqu’il existe en même temps des avancées et des reflux. La vraie question, qui va perdurer, est de savoir si on peut sauver la démocratie.
Deneen par exemple, reste dans la tradition de Tocqueville. Mais son livre a été critiqué par le philosophe et député européen polonais Ryszard Legutko, selon qui, dans le contexte européen, le libéralisme ne peut être contré que par une forme de gouvernement qui n’est pas antidémocratique, mais n’est pas la démocratie libérale non plus. Nous en arrivons donc à la démocratie illibérale dont Kaczynski et Orban sont les hérauts. Elle ne supprime pas le suffrage universel, ce n’est pas son objectif. Elle a une vision différente du peuple.
Legutko explique ainsi que la «longue mémoire» des peuples, dans les pays d’Europe centrale et orientale, inclut des traditions politiques comme le gouvernement aristocratique, ou encore l’étroite imbrication de la religion, du patriotisme, d’une forme de romantisme et d’anti-utilitarisme qui rendent les repères de la démocratie libérale étrangers à la culture nationale. Je pense que nos sociétés ouest-européennes ne sont plus comprises par les citoyens comme étant un tout organique et que le sens des valeurs traditionnel y est totalement érodé. Mais le débat à venir, partout, est entre démocratie libérale et illbéralisme. Et il va être vif.
Les Républicains vont-ils rester sur la même ligne sans Trump?
Trump va-t-il seulement abandonner la politique? Il l’a dit mais cela ne suffit pas. Le parti peut conserver la même ligne, sans les aspérités de Trump. Le vice-président Pence, dont les convictions conservatrices et religieuses sont tout de même plus solides et crédibles que celles de Trump, incarne cette possibilité.
Le GOP peut aussi considérer que le trumpisme est une parenthèse à refermer, sans pour autant désavouer son bilan. Le sénateur Ted Cruz peut être à nouveau candidat. Nikki Haley est fréquemment citée comme une candidate crédible.
Une troisième voie est celle du renouveau générationnel avec la montée en puissance de personnalités comme les sénateurs Tom Cotton, Josh Hawley et Tim Scott, tous originaires du Sud, plus proches d’un conservatisme «ultra» mais somme toute assez habituel dans l’histoire du parti. Tim Scott est Afro-Américain, proche du Tea Party. Voilà, je crois, les figures qui vont peser.
On a du mal à imaginer qui pourrait incarner le «trumpisme» après Trump…
Il est clair que si Trump ne se représente pas, aucun candidat parmi ceux que j’ai cités n’a son magnétisme sur l’estrade. Le Washington Post cite parmi les candidats potentiels Donald Trump Junior, ce qui rendrait la copie au moins aussi clivante que l’original. Il faut cependant garder en tête deux choses. La première est que le parti existe par ses élus et que ceux-ci, en tout cas ceux qui sont rééligibles en 2022, vont être tentés de jouer le recentrage pour conserver leur siège. Ceux rééligibles en 2024 aussi, d’ailleurs.
La seconde question est celle des donateurs car une campagne présidentielle américaine nécessite une énorme levée de fonds: 1,57 milliard de dollars côté Trump en 2020. Les résultats de l’économie américaine sont bons, ils n’existe aucune raison que les milieux d’affaires désertent le GOP, Trump a été pour eux un bon président.
La législation que l’administration Biden réussira ou non à faire voter, notamment sur le Green Deal et Medicare, déterminera la volonté plus ou moins forte de ces mêmes milieux à mobiliser en 2024 derrière un candidat d’apaisement ou au contraire, d’un candidat très offensif. Ce que sont Cotton, Hawley et Scott, en version plus policée.