17.12.2024
États-Unis : dernier arrêt avant l’abîme ?
Correspondances new-yorkaises
10 novembre 2020
Il suffisait de se promener dans les rues de New York au cours des jours qui ont suivi le 3 novembre pour réaliser l’ampleur de la crise, financière, sociale et démocratique, dans laquelle les États-Unis n’en finissent pas de s’enfoncer.
À Manhattan, de Wall Street à Central Park, les magasins, dans la crainte d’émeutes suite à l’annonce des résultats de l’élection présidentielle, s’étaient barricadés derrière d’amples panneaux de bois. Dans le Bronx et dans le Queens, comme presque chaque jour, les files d’attente pour recevoir des cartons de nourriture semblaient s’étirer à n’en plus finir – près d’un million et demi de New-yorkais souffre aujourd’hui de faim. La MTA qui régit le métro, au bord de la faillite et dont les trains se font de plus en rares, confirmait quant à elle que ses services allaient sans doute être réduits de plus de quarante pour cent à partir de 2021 -rendant ainsi l’accès aux soins et à leur travail encore plus difficile pour les populations les plus fragiles.
Au niveau national, loin des cartes postales de Floride, des clichés d’Hollywood ou des pelouses de Harvard, c’est un véritable cauchemar que vit au quotidien une grande partie de la population américaine, plongée dans les affres d’une société ultra libérale et sans pitié pour les plus faibles: l’enfer du credit score et le rapport obsessionnel à l’argent qui empoisonne tout ; les boulots de dix heures ou plus par jour sous-payés ; le droit du travail quasi inexistant et inconnu des couches populaires ; la santé et le renoncement de millions de personnes à se soigner ; les difficultés à se loger même pour les classes moyennes ; la déliquescence dramatique du système de l’éducation; le surendettement des étudiants ; les infrastructures publiques en ruines ; les problèmes jamais pris en compte du multiculturalisme poussé à l’extrême et qui aujourd’hui fragilisent chaque jour un peu plus la cohésion même de certains États ; la fracture toujours plus grande entre les anglophones et les hispanophones… Sans oublier bien évidemment la violence au quotidien, le racisme anti-noir, la corruption et l’inégalité sociale grandissante – malgré un PIB par habitant colossal, 20% de la population croupit dans la pauvreté.
Joe Biden, président mal élu à l’issue d’une élection chaotique et controversée qui, ainsi que je l’avais pronostiqué dans ces mêmes colonnes, a vu « triompher » la force de résistance du trumpisme et son implantation durable dans le pays, pourra-t-il redresser la barre ? Enrayer cette course à l’abîme que connaît le pays depuis les années Reagan et qui n’a fait que s’accélérer avec la pandémie actuelle ? Bien sûr que non.
Coincé entre un sénat hostile et une cour suprême plus à droite que jamais, ses marges de manœuvre concernant la politique intérieure demeureront limitées -il n’est même pas certain qu’il puisse faire voter le stimulus dont le pays, ravagé par la COVID-19, a tant besoin. Sans parler du fait que Biden, centriste dans l’âme et dernier représentant du blairisme et de la troisième voie, n’est pas un réformateur, style Bernie Sanders ou Alexandria Ocasio-Cortez . Bien au contraire. D’ailleurs, Ocasio-Cortez faisait part dès ce week-end de ses doutes quant à la volonté de la nouvelle administration démocrate de travailler avec l’aile gauche du Parti sur les grands enjeux du moment.
Poursuivant sur la lancée de Bill Clinton et Barack Obama, Biden se contentera très probablement de réformettes sociétales, brossant dans le sens du poil les minorités et perdant ainsi définitivement le soutient des classes laborieuses tout en radicalisant encore plus ceux qui ont voté pour Trump.
Joe Biden est peut-être le 46e président des États-Unis d’Amérique, mais Donald Trump n’est pas tout à fait vaincu. Le président sortant a réussi à mobiliser au moins 68 millions d’électeurs américains, soit 5 millions de plus que pour sa victoire de 2016. C’est un fait : loin d’être un accident sur la scène électorale américaine ou un intermède à la Maison-Blanche, le trumpisme marquera durablement l’évolution politique des États-Unis. Et le nouveau président va devoir faire avec.
Bien évidemment, en tant que détenteur d’une carte du Parti démocrate je me réjouis de l’élection du tandem Biden/Harris. Mais ne nous leurrons pas, à part une politique étrangère plus policée et quelques gestes symboliques, il n’y aura guère de changement.
C’est Stanley Hoffmann, avec qui j’ai collaboré sur un livre et avec qui j’ai eu le bonheur de converser à plusieurs reprises, qui, le premier, m’a véritablement ouvert les yeux sur la fragilité des États-Unis en tant que nation. Nous étions en 2004 et déjà il envisageait la possibilité que d’ici la fin du XXIe siècle, le pays n’existe plus sous sa forme actuelle. Trop de divisions, qu’elles soient culturelles, ethniques, religieuses ou politiques. Pour lui, une volonté de séparatisme dans certains territoires ou même de sécession de la part de différents États étaient de l’ordre du possible.
Pour ma part, je crains que les choses n’aillent plus vite et que la présidence Biden -ainsi que cela a été le cas pour celle d’Obama- ne soit qu’un des derniers interludes dans le processus de déliquescence de la démocratie en Amérique et plus généralement du pays lui-même.
PS : Pour en revenir à l’avenir immédiat, c’est-à-dire à cette nouvelle lame duck period comme l’on dit ici, qui vient de s’ouvrir dans une atmosphère plus anxiogène que jamais et qui se clôtura lors de l’inauguration de la nouvelle administration présidentielle le 20 janvier prochain, je renvoie à ma chronique du 31 août 2020. Chronique en partie consacrée à la politique de la terre brûlée qu’un Trump défait pourrait être tenté de mener lors de ses derniers mois à la Maison-Blanche.
______________________________________
Essayiste et chercheur associé à l’IRIS, Romuald Sciora vit aux États-Unis. Auteur de plusieurs ouvrages sur les Nations unies, il a récemment publié avec Anne-Cécile Robert du Monde diplomatique « Qui veut la mort de l’ONU ? » (Eyrolles, nov. 2018). Son ouvrage, « Pauvre John ! L’Amérique du Covid-19 vue par un insider » vient de paraître en Ebook chez Max Milo.