ANALYSES

Kirghizistan : coup d’État masqué en « Révolution d’octobre »

Tribune
6 novembre 2020
Par René Cagnat, colonel, écrivain, auteur de "Le désert et la source, djihad et contre-djihad en Asie centrale" (éd. du Cerf, 2019) et David Gaüzère, chercheur associé à l’Institut de recherche Montesquieu - Université de Bordeaux, co-auteur de "Le chaudron vert : vers un retour des ethnies combattantes en Asie centrale postsoviétique" (L’Harmattan, fin 2020).


« Révolution d’octobre », telle est l’appellation un peu ironique du bizarre coup d’État qui, du 5 au 15 octobre 2020, au prix d’un mort seulement, a bouleversé à Bichkek le gouvernement de la République kirghize. À un pouvoir mafieux discret, hésitant et mou, succède, cette fois-ci, un pouvoir mafieux avéré d’« autorités » plus jeunes et déterminées qui, si elles parviennent à s’entendre, pourraient avoir la capacité et les moyens de remettre le Kirghizistan sur pied.

Tout va se jouer dans les trois mois qui viennent. On saura alors l’orientation choisie par la camarilla de 3 trois ou quatre personnages dorénavant aux gouvernes : sera-ce la dictature pure et dure d’un seul ou bien la direction collective d’oligarques cachant plus ou moins une réalité dictatoriale ? Le peuple kirghiz, révulsé par l’anarchie et la cupidité de la classe politique traditionnelle, laissera-t-il faire -avant de se révolter à nouveau- ou, au contraire, pourra-t-il profiter des prochaines échéances électorales pour aménager l’institution honnête, pragmatique, moins compliquée que l’opinion souhaite ?

Nous commencerons par décrire à grands traits la nouvelle équipe en place, les liens qui l’unissent et sa relation avec le peuple.

Dans la mesure où la situation actuelle les révèle, nous essaierons de donner un aperçu des forces neutres ou hostiles au gouvernement : l’islam en forte progression, plutôt neutre, et, sommairement, l’opposition dite démocratique des partis et de la rue, et les mouvements de jeunes (qui se sont appuyés sur les réseaux sociaux, etc.[1])

Nous finirons en mentionnant les influences externes qui pourraient être les arbitres de la situation, surtout si cette dernière s’envenime : la Russie, par son poids militaire, administratif, énergétique et logistique, la Chine – présente aux frontières – par son influence économique et commerciale et, malgré leur éloignement, les États-Unis qui devraient intervenir par leur action financière, politique et les réseaux sociaux. Mention sera aussi faite de l’entourage centrasiatique qu’il convient d’étendre en y incluant aussi bien l’Afghanistan que le Xinjiang.

Nous insisterons, en conclusion, sur l’importance pour le Kirghizistan d’un retour à la stabilité. Ce retour est si vital que le pouvoir en place devra, peut-être, lui sacrifier ce qu’il reste de démocratie et d’indépendance d’esprit dans le pays.

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Le nouveau pouvoir et la mise au pas du crime organisé et de l’appareil d’État

Selon la terminologie kirghize, la nouvelle direction correspond à un pouvoir « noir », souterrain, officieux qui a, soudain, fait surface et assujetti le pouvoir « rouge », officiel, des « organes » répressifs ex-soviétiques, à savoir la milice, la sécurité d’État, le procurateur, l’armée, l’administration des prisons.

Le chef nominal de la mafia kirghize, l’autorité suprême, est Kamtchybek Kolbayev, un vor v zakone[2], « voleur dans la loi », en russe, une sorte de bandit d’honneur reconnu par ses pairs en 2008 à Moscou. Il est âgé de 46 ans. Sa richesse considérable est fondée surtout sur le trafic de drogues transitant, via l’Asie centrale, par la « route du nord » d’Afghanistan à la Russie. « Kamtchy », comme disent familièrement les Kirghizes avec crainte, certes, mais aussi une sorte d’affection mêlée de fierté, est un genre de « Robin des bois » national recherché par toutes les polices et mis à prix par le FBI en tant que baron de la drogue. Il ne semble pas avoir d’ambition politique et n’est cité ici que pour son prestige et son influence cachée sur l’exécutif politique kirghiz. Comme on le verra, il vient d’être arrêté par le nouveau pouvoir probablement désireux de se dédouaner de sa réputation mafieuse, mais aussi d’avoir dans son jeu, en le détenant, un atout face aux États-Unis[3].

La principale caractéristique de l’actuel coup d’État est qu’il découle d’une conjuration montée par des « autorités mafieuses » de renom que l’on retrouve parfois dans la mouvance de Kolbayev. Le stratège de l’affaire ne serait autre que Raïmbek Matraïmov. Cet ancien vice-directeur des douanes kirghizes a monté un détournement massif à la frontière chinoise de conteneurs importés et non dédouanés. Ils lui auraient rapporté la bagatelle de 700 millions de dollars[4] qui auraient servi à toutes sortes de placements répréhensibles ou non. C’est ce personnage inventif qui, cet été, selon une rumeur persistante[5], aurait écrit le scénario du coup d’État menant en dix jours – du 5 au 15 octobre – Sadyr Djaparov, chef du parti Mekentchil, de la prison d’État où il croupissait au faîte de la république kyrgyze puisqu’il en devient, le 16 octobre, Président ad intérim. Arrêté lui aussi, le 20 octobre dernier, Matraïmov, que sa richesse et ses relations rendent visiblement inaccessible à la justice, a dû rembourser la somme de 25 millions de dollars à l’État pour voir sa peine de prison immédiatement et sans jugement commuée en une simple assignation à résidence le soir même ! Le côté théâtral des deux arrestations amène à croire qu’elles étaient des « coups montés » pour améliorer la réputation des conjurés.

Le nouveau président Sadyr Djaparov est un personnage marquant par son énergie et sa jeunesse relative (52 ans). Il est natif en 1968 du village de Ken-Souou dans la région nord-est de l’Issyk-Koul et a reçu une formation de base de professeur d’éducation physique. Il s’enrichit à la tête d’une compagnie gazière et, en 2005, partisan de Bakiyev, devient député. En 2012, il est emprisonné pour avoir suscité des troubles en faveur de la nationalisation de la mine de Koumtor. Il est libéré au bout de quelques mois, mais ayant récidivé et pris en otage en 2013 le gouverneur de Karakol[6], il se réfugie à Chypre où il devient une sorte de représentant officieux du clan Bakiev. Il est arrêté à nouveau, le 25 mars 2017, à l’aéroport de Manas à son retour de Chypre : on lui reproche probablement son engagement bakiévien. Il est alors accusé de l’enlèvement du gouverneur en 2013. Djaparov nie ce fait et, le 4 avril 2017, proteste contre sa détention préventive en se mutilant au coude et à la main gauche. Il est condamné très sévèrement, le 2 août 2017, à 11 ans et 6 mois de privation de liberté et de détention dans une prison à régime sévère.

La mutilation, les malheurs familiaux[7] de Sadyr Djaparov et, malgré tout, le refus obstiné de l’administration d’alléger son régime carcéral sont montés en épingle auprès de la population où Sadyr devient populaire. Toujours incarcéré, il adhère au parti nationaliste Mekentchil, qu’il fusionne alors au parti Ata-Jourt de son ami Tachiyev, en perte de vitesse depuis 2010. Le 6 octobre 2020, il est libéré par le même Kamtchybek Tachiyev, qui, dirigeant « la révolution d’octobre », l’aide à devenir Premier ministre puis à « subtiliser », dès le 16, à Djeenbekov la Présidence par intérim de la République. Son existence, jusque-là, ne l’a pas incorporé à la mafia, mais lui a appris à la connaître et, par relations, à savoir l’utiliser.

La popularité de ce réputé mafieux repose aussi sur le fait qu’au Kirghizistan la mafia, plus qu’ailleurs, « materne », notamment par les liens claniques et tribaux, le peuple. Un grand mafieux – ce fut notamment le cas de « Ryspek » – vor v zakonie sous Bakiev – est toujours un recours, avec son système et ses moyens, pour tous ceux de sa tribu, de son clan et, bien sûr, pour ses amis.

Le grand apport de la mafia à Djaparov, par l’intermédiaire de Tachiev son vieil ami, peut-être indéfectible, a consisté en sa libération de prison, le 6 octobre par une escorte mafieuse, la mise à la disposition, du 5 au 16, d’une foule de partisans (500-1000 ?) souvent utilisée ; enfin, l’accompagnement de Sabyr par Kamtchybek quand il s’est agi d’extorquer la présidence à Djeenbekov. En retour, le nouveau président a installé Tachiev à la tête des services spéciaux kirghizes.

Kamtchybek Tachiyev, deuxième personnage après Djaparov de la camarilla au pouvoir, est né en 1968 à Barpy, village du sud près de Djalalabad. Avec une formation juridique et d’ingénieur-chimiste, il devient député en 2005, comme Djaparov qui est de deux mois son cadet. Il fait fortune en vendant du kérosène aux bases aériennes étrangères[8]. Ses liens avec Djaparov datent probablement de cette époque. En 2007, il est nommé ministre des Situations d’urgence et quitte ce poste en 2009. Il dirige le parti nationaliste Ata-Jourt depuis 2010. Il serait en relation avec Kolbayev, l’autre « Kamtchy », proche en « affaires ».

En reconnaissance de ses services éminents, Djaparov le nomme, le 7 octobre 2020, au poste-clé de président du Comité d’État de la sécurité populaire (GKNB c’est-à-dire le KGB kyrgyz), une affectation très inattendue étant donné le passé du personnage…

L’amitié entre Djaparov et Tachiyev survivra-t-elle au pouvoir ? Une rivalité entre eux nuirait à leur avenir. Pour l’instant, l’un et l’autre se contentent de nier leurs relations compromettantes du passé ou leurs comportements parfois répréhensibles. Ils donnent le change. Ainsi, à peine arrivé au GKNB, Tachiyev a-t-il lancé (à certains de ses anciens collègues comme aussi aux fonctionnaires locaux…) un tonitruant : « Respectés bandits, rendez-vous ! », non suivi d’effet, bien sûr. Par ailleurs, pour obtenir la bienveillance des milieux internationaux, le binôme au pouvoir comme on l’a vu, s’est dépêché de faire arrêter les mafieux notoires à sa merci, même s’ils figuraient parmi ses amis : Raïmbek Matraïmov et son frère Tilekbek, maire de Kara-Sou[9] et surtout Kamtchy Kolbayev[10]. Ce dernier a été officiellement arrêté le 22 octobre pour une durée de 48h. Mais, les États-Unis, en renouvelant leur proposition d’un million de dollars pour des renseignements sur les trafics de « Kamtchy », espèrent qu’il sera gardé sous les verrous afin de mener une enquête sur ses activités.

Deux semaines après la mise en place du nouveau pouvoir, on observe donc, à son égard, des réponses plutôt favorables venant des chefs d’État ou des ambassadeurs. La réponse russe va dans ce sens, quoique, de sa part, l’arrêt de tout financement ne semble pas encore avoir été levé. Le processus d’acceptation du gouvernement nationaliste dans l’arène internationale est en cours. Mais cela va-t-il durer ? Des dissensions au sommet « pour le partage du gâteau » seraient fatales…

État des lieux et influences en présence

L’état des lieux au Kirghizistan est catastrophique. D’après les résultats des neuf premiers mois de 2020, le commerce avec la Chine, premier partenaire économique, aurait baissé de moitié ; la chute de l’activité économique avoisinerait les 6 % ; les transferts d’argent des émigrés vers la mère patrie[11] ont diminué de 8% ; le cours du dollar ne cesse de grimper. Le déficit du budget (15 milliards de soms) serait l’un des plus élevés que le Kirghizistan ait connu… Par ailleurs, les conséquences des désordres qui ont concerné les principaux centres de production (la mine de Koumtor, par exemple) se font encore sentir. Enfin, les installations intérieures de la Maison-Blanche (le centre névralgique du gouvernement) ont été quasi détruites et l’administration se remet très lentement de cette atteinte. À part cela, les grands services de l’État (armée, transports, communications, santé) fonctionnent à peu près et obéissent, pour l’instant, aux nouveaux dirigeants.

Les influences en présence en mesure d’intervenir sont surtout religieuses, voire ethnico-politiques.

L’influence religieuse se limite à celle de la religion musulmane d’obédience sunnite qui néanmoins, à elle seule, est considérable. Elle a pris, certes, beaucoup d’importance, mais, au sud comme au nord, n’est pas intervenue politiquement au cours des derniers événements. Elle aurait pu, pourtant, au moins faire mine de prendre la défense de Djeenbekov qui, tout au long de son mandat, a affiché ses préférences pour l’islam[12].

L’islam sunnite rigoureux, qui n’était que superficiel dans un peuple voué au chamanisme et au soufisme, a connu une très forte progression ces vingt dernières années. Avec l’appui financier généreux et constant de l’Arabie saoudite et des Émirats du Golfe, le Kirghizistan s’est littéralement couvert de mosquées, grandes et petites. À la chute de l’Union soviétique, quatre-vingt-dix lieux de culte musulmans subsistaient… En 2016, dans un petit pays de 6 millions d’habitants ils étaient 2 540, flambant neufs, et doivent bien, aujourd’hui, avoisiner les 3 000.[13]

Cela s’est accompagné de la formation, souvent très lacunaire, mais en progrès, de milliers de mollahs. La réislamisation est menée par le salafisme prédicateur du Djamaat al-Tabligh, dont les équipes de volontaires (30 000 dont 3 000 femmes[14]) parcourent villes, banlieues et localités et renseignent sur elles. Le salafisme conspirateur du Hizb ut-Tahrir, organisation interdite, regrouperait plus de 15 000 militants clandestins dans la communauté des croyants kirghizes. Quant au salafisme djihadiste (al-Qaïda, Daech, etc.) particulièrement surveillé par la sécurité d’État, il n’est encore qu’embryonnaire, mais disposerait, par endroits, d’éléments armés.

Tout ceci, sous la coupe théologique et administrative théorique du muftiat de Bichkek, constitue un ensemble assez considérable. Pourtant, visiblement, peut-être à cause de la soudaineté des événements ou de leurs bons renseignements, rien n’a bougé chez les musulmans kirghizes. Ceci donne l’avantage à l’islam local de sortir de l’épreuve de ce coup d’État indemne et non déconsidéré. Si l’islam jouait réellement la carte électorale, il pourrait gagner, du moins au sud : il dispose de personnalités charismatiques, gardées en réserve, pouvant l’emporter si elles se font connaître. Sachant que plus de la moitié des Kirghizes surtout au sud, mais même dans certaines provinces nordistes, pourraient répondre aux injonctions islamiques, cela donne un certain poids national à l’influence de la religion musulmane.

Cette force, très surveillée par les « organes » (police, milice, armée, sécurité d’État) qui, dans la continuité de tradition soviétique, maintiennent un contrôle assez rigoureux de la religion, ne s’est mobilisée que très modérément. Le recours par ailleurs aux escortes des chefs mafieux professant l’islam ne peut pas être considéré comme un soutien musulman : ces escortes sont en effet disponibles pour n’importe qui contre argent comptant[15]. Au cours des événements d’octobre, elles ont immédiatement été mobilisées pour le coup d’État mafieux à Bichkek où elles ont renforcé, notamment, les hommes de main et partisans de Tachiyev, mais aussi d’Atambayev, le fils du pays. Ces éléments sont très rapidement intervenus par des tirs de semonce contre les escortes d’autres partis et politiciens, suscitant la fuite des opposants (Omurbek Babanov, Sapar Isakov) ou leur réincarcération (Almazbek Atambayev). Leur efficacité s’est traduite, lors de cette pseudo-révolution (non encore terminée, il est vrai), par la mort d’un seul manifestant contre une centaine au cours de la deuxième. Une alliance entre les musulmans et les autorités de la mafia, qui affichent leur sympathie islamique et payent la « zakat » (l’impôt musulman), serait « payante » dans tous les sens du terme, mais serait-elle possible ? Pas encore, au moins pour l’instant, par suite de la pression exercée par l’environnement centrasiatique aussi bien qu’international du pays.

Les responsables musulmans kirghizes sont bien conscients du fait qu’une révolte islamique, même limitée, déclencherait une intervention immédiate de l’OTSC[16], notamment de sa Force d’intervention rapide à partir de la base de Kant, immédiatement renforcée en cas d’alerte. Cette intervention aurait l’appui sans réserve de la Chine quelque peu harcelée dans le Xinjiang voisin par les musulmans ouïghours. Forts de ce constat, les notables de l’islam font profil bas, accompagnent les événements sans les susciter.

En ce qui concerne les problèmes ethniques du pays kirghize et leur influence, notons schématiquement les faits suivants :

– malgré tous les déséquilibres et secousses, le Kirghizstan ne paraît pas encore mûr pour une partition entre le sud, plus musulman, plus agricole, plus pauvre et le nord plus industrialisé et « occidentalisé » – à la russe il est vrai… Le réseau routier, grâce au financement des Nouvelles Routes de la soie par les Chinois, va bientôt doubler les liens, très insuffisants jusqu’ici, entre le Nord et le Sud séparés cruellement par les monts Célestes. L’unité nationale s’en portera mieux.

– la minorité ouzbèke du Sud, (presque la moitié de la population urbaine) particulièrement malmenée au cours des pogroms et révolutions de 1990 et 2010 prend traditionnellement parti pour le Nord et continuera à le faire : il ne peut en aller autrement. Après les premiers désordres entre Ouzbeks et Kirghizes, c’est un élément de restabilisation.

– l’encouragement au commerce des « Nouvelles routes de la soie » devrait surtout profiter au Sud, stratégiquement mieux placé, et lui permettre de rattraper son retard économique et social par rapport au Nord. Tout ceci, bien sûr, si la paix règne.

Bien entendu, aussi bien l’entourage centre-asiatique qu’international du Kirghizistan est extrêmement attentif à ce qui s’y passe.

La trêve actuelle scrutée par la Russie, la Chine et les États-Unis

La Russie et la Chine agissent de concert – ce qui est rare dans l’histoire de la région – afin de calmer le jeu. Elles refusent l’une et l’autre de prendre parti pour tel ou tel camp[17] tout en influençant en sous-main et en favorisant tout dirigeant et tout groupe politique qui parviendra à instaurer une certaine stabilité, même sous une férule dictatoriale.

Les deux puissances ont, certes, envoyé leurs ambassadeurs respectifs prendre contact avec le nouveau ministre des Affaires étrangères. Mais le Kremlin, en sus, a prévu, en accord avec le nouveau pouvoir, d’élargir et renforcer en effectifs sa base aérienne de Kant pour parer à l’irruption de toute force politique ou sociale hostile. L’OTSC, rappelle-t-il, comporte en son sein une force de réaction rapide pour lutter à la fois contre la désintégration territoriale d’un État et le djihadisme. La Chine a de son côté confirmé sa lutte contre le terrorisme et les séparatismes dans le cadre de l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS). Notons que Djaparov, qui essaye d’amadouer la Russie, a prévu de faire, comme il se doit, sa première visite officielle à Moscou.

La Fédération russe reste aujourd’hui encore le premier partenaire militaire du Kirghizistan, disposant non seulement de la base aérienne de Kant, mais aussi d’autres installations aux quatre coins du territoire kirghize[18]. Moscou dispose par ailleurs d’un certain moyen de pression sur les organes sécuritaires du pays, par les liens entre le GKNB et le système d’écoutes russe SORM. Toutefois, la crise actuelle n’en a pas moins montré de façon cruelle les limites de l’influence russe sur place, avec l’impossibilité de profiter du chaos ambiant pour imposer l’ancien ministre kirghize de l’Intérieur, Omurbek Souvanaliyev, favorable à Moscou, à la tête du pays et en même temps du GKNB. Le « milieu » local a ainsi eu raison des pressions moscovites.

La Chine devient de son côté le premier partenaire économique du Kirghizistan. Pékin a su utiliser à son profit la division régionale kirghize par l’ouverture de deux routes, l’une passant par Torougart au Nord et l’autre par Irkechtam au Sud. La Chine rénove sur place l’ancien réseau routier soviétique, vétuste, et crée actuellement, à travers les monts Célestes, un deuxième axe autoroutier reliant le Nord au Sud, de Bichkek à Och, à travers le col de Kazarman et Djalalabad. En 2022 ou 2023, quand l’autoroute sera terminée, le Sud sera bien mieux accessible en hiver et le pays gagnera en unité… mais il sera du même coup plus accessible aux armées chinoises !

Du point de vue militaire, si les gardes-frontières chinois profitent de la situation pour faire au Kirghizistan ce qu’ils font déjà au Tadjikistan, à savoir pénétrer sur le territoire kirghize sur une profondeur de 50 kilomètres, installer des postes d’observation et même une petite base, cela serait très mal perçu par une population et une armée sinophobes. Les Chinois le savent et, à l’inverse des Russes, bien mieux accueillis par le peuple kirghize, n’interviendront pas de sitôt.

Les États-Unis, en quittant à contrecœur leur base de Manas sous une forte pression du président Atambayev, ont pris leurs distances par rapport au Kirghizistan. Ils n’en restent pas moins actifs sur le plan diplomatique, humanitaire et culturel[19], car ils continuent à voir dans le pays kirghize un pivot d’importance stratégique majeure dans la région : une sorte de balcon leur permettant d’observer à équidistance les questions russe, chinoise, afghane et même iranienne. Ils profitent aujourd’hui, pour exercer une influence, de différents éléments dont ils ne disposaient pas ou moins naguère :

  • Le développement à Bichkek en particulier, mais aussi dans des recoins de la montagne de petites communautés protestantes russo-kirghizes (souvent baptistes), qui servent de relais assez efficace à l’influence américaine.

  • Les ONG américaines bien financées et très présentes dans l’information, l’éducation, l’action humanitaire et dont l’activité en sous-main ou avérée est de plus en plus réelle en cas d’événements.

  • Les réseaux sociaux qui ont l’avantage de drainer l’influence et l’action de la jeunesse[20] étudiante ou désœuvrée, très présente en cas de crise.


Les ONG anglo-saxonnes et les réseaux sociaux influencent ainsi aujourd’hui fortement cette jeunesse, faisant et défaisant les « révolutions ». La jeunesse urbaine est désormais ouverte au monde et voit autrement l’avenir du pays que les anciens au pouvoir. Cette jeunesse s’investit dans la politique. Mais, partout, dans la rue, au Parlement et désormais dans les partis, elle conteste, dans un vent de fronde décomplexée, le verrouillage des accès aux fonctions dirigeantes par les anciens et entend dorénavant s’imposer.

Les Américains, pour l’instant, vont se focaliser sur le personnage de Kamtchy Kolbayev, dont l’emprisonnement au Kirghizistan donne l’occasion d’une enquête et, probablement, d’un règlement de compte… Djaparov et Tachiyev peuvent-ils revenir sur ce cadeau en libérant Kolbayev comme ils semblent le lui avoir promis ? Cela paraît difficile… Si néanmoins la libération intervient, le nouveau pouvoir aura mauvaise réputation et ne pourra plus s’attendre qu’à l’hostilité des États-Unis.

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La soi-disant « révolution d’octobre » a mis en lumière le nombre important de partis politiques enregistrés (46 officiellement !). La plupart ne sont qu’une faible force d’appoint de voix pour un personnage dont l’aura ne repose que sur sa tribu. Toutefois, plus occidentalisé et russisé, le Nord du pays regroupe des partis à base idéologique, disposant de sections dans l’ensemble du pays (PS-Ata-Meken, PSDK, PSK, Ak-Choumkar, Respoublika…). Si certains de leurs chefs, compromis avec l’ancien système sont en fuite ou en prison, leur absence n’empêche pas leurs partis de fonctionner, la jeunesse partant à l’assaut des places vacantes. Une nouvelle génération politique mieux formée, plus expérimentée, plus ouverte à la globalisation, également plus éloignée des querelles tribales et des coups tordus des anciens, émerge ainsi. Elle pourrait représenter un sérieux espoir pour la stabilité du pays, le jour où les portes du pouvoir lui seraient enfin ouvertes.

À brève échéance, les élections présidentielles (prévues pour le 10 janvier 2021) et législatives (malgré leur report sine die au printemps 2021) renouvelleront la donne politique sur place. Elles n’apporteront pas de sitôt de changement à la situation de corruption, de concussion et de défiance régionale et tribale qui gangrène le pays, mais pourraient le stabiliser, en redonnant une légitimité perdue au suffrage universel et à la vie politique. Si la nouvelle direction triche et ne permet pas cela, ce sera pour elle, à plus ou moins long terme, la menace de l’échec.

Dans l’immédiat, le gouvernement devra avant tout se focaliser sur la situation préoccupante de la population kirghize face au Covid-19. Les événements révolutionnaires n’ont fait qu’aggraver l’impact de la pandémie[21] tout en affaiblissant encore la qualité des soins donnés dans les hôpitaux. Sadyr Djaparov sera aussi jugé sur la façon dont il abordera ce problème crucial.

Situation intérieure, initiatives vers l’étranger, covid-19, le nouveau président ad intérim va devoir révéler toute son envergure… s’il en a une – comme c’est probable – et si on le laisse courir sa chance !

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[1] Les associations de jeunes et les réseaux sociaux ont été actifs au cours de la révolution d’octobre pendant laquelle ils ont pris le parti des révoltés. Ils ont ainsi donné l’impression que non seulement la jeunesse, mais aussi les classes moyennes, avaient choisi le parti des insurgés.

[2] Organisation semi-clandestine de criminels née dans les camps staliniens et caractéristiques de l’espace russophone. Elle vise à réguler quelque peu les rapports entre grands mafieux.

[3] Cf ci-après note 11.

[4]  Cet article en russe de radio Azattyk révèle toutes les circonstances du trafic de marchandises chinoises, effectué à partir du Xinjiang par un clan ouïghour en liaison avec Raymbek Matraïmov qui empoche dans l’affaire au moins 700 millions de dollars. Il a généré par l’intermédiaire d’un autre clan semi-ouïghour installé à Och, puis Istanbul, des placements immobiliers et autres aux Émirats, en Europe, aux États-Unis, etc.

[5] D’après une rumeur « familiale » en milieu bichkékois proche du gouvernement.

[6] Il était alors déjà accompagné par son ami Tachiev. Le coup de Kumtor préfigure pour les deux compagnons celui de Bichkek, mais ce dernier a réussi…

[7] Il perd successivement son père, son fils aîné et sa mère pendant sa détention en 2017-19.

[8] Kant pour les Russes, Manas pour les Américains.

[9] L’un des plus grands bazars d’Asie centrale.

[10] Notons que Kolbayev est comme Djaparov originaire de la région au nord-est de l’Issyk-Koul. Au Kirghizistan un tel fait rapproche beaucoup les gens.

[11] Rien qu’en Russie, les Kirghizes sont 1 500 000, soit un quart de la population kirghize.

[12]Le Président Djeenbakov s’est rendu en pèlerinage à La Mecque. Deux de ses frères étaient ambassadeurs en Arabie saoudite et en Égypte et toute la famille misait sur l’islam après avoir misé sur le communisme….

[13] René Cagnat, Le désert et la source : Djihad et contre-djihad en Asie centrale, Ed. du Cerf, Paris, 2019, p. 198.

[14] Les otynes, dans le sud kyrgyz, sont traditionnellement des femmes dévouées à l’enseignement du Coran.

[15] Cf. le rôle trouble de la famille Bakiyev durant l’été 2010 dans la région d’Och et le sud kirghyi, https://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/080710/au-sud-kirghiz-les-liaisons-dangereuses

[16] Organisation du traité de sécurité collective créée en 2002 et regroupant, autour de la Russie : l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan.

[17] La Chine se montre plus intéressée par cette neutralité, répétant inlassablement à chaque révolution que ses créances restent toujours dues, quel que soit le nouveau personnel politique arrivant au pouvoir à Bichkek. Elle signale aussi à chaque soulèvement les dangers encourus par ses nationaux et son commerce, soulignant ainsi la sinophobie ambiante.

[18] À la base aérienne de Kant, située à 30 km de Bichkek, créée en 2003, s’ajoutent des installations datant de l’héritage soviétique, comme une base d’essai d’armes anti-sous-marines de la marine russe à Pristan-Prjevalsk au bord du Lac Issyk-Koul, un centre de communications de la marine « Marevo » (station Prométhée) à Tchaldovar, près de Kara-Balta, et une station sismique à Mailouou-Souou, près du Ferghana kirghiz.

[19] Bichkek possède la seule université américaine de toute l’Asie centrale : elle est active et réputée.

[20] Rappelons que les moins de 25 ans représentent près de la moitié de la population.

[21] Elle atteint actuellement un pic maximum.
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