17.12.2024
Ce sont peut-être les femmes qui vont faire perdre Donald Trump
Presse
2 novembre 2020
La présidence Trump m’a vraiment fascinée. Cela fait plus de vingt ans que je travaille sur les droites américaines. J’ai consacré deux livres à Donald Trump : Trump, l’onde de choc populiste (FYP, 2016) et Trump la revanche de l’homme blanc (Editions Textuel, 2018) où j’envisageais sa politique à travers le prisme du genre, et que je concluais en posant cette question : et si les féministes étaient en train de devenir la première opposition à Trump ? A l’heure de la Women’s March, la question méritait vraiment d’être posée.
Ce fut le premier mouvement anti-Trump à envahir les rues et il y en a eut beaucoup depuis, le dernier en date étant la mobilisation contre les violences policières [suite à la mort de George Floyd, ndrl]. Je n’ai cessé pendant ces quatre ans de regarder deux forces qui croissaient : les nationaux-populistes, dont Trump est l’archétype quasi parfait et les mouvements anti-Trump, de plus en plus médiatisés – les Women’s March, le mouvement #MeToo, les mobilisations de femmes en Argentine, au Chili, au Liban, en Biélorussie.
Les mouvements féministes se sont revigorés. Si bien qu’aujourd’hui, ce sont peut être les femmes qui vont faire perdre Trump ! Leur vote compte évidemment pour les résultats du 3 novembre.
Dans l’excellent livre She Said, les autrices Jodi Kantor et Megan Twohey expliquent très bien que l’affaire Weinstein a éclaté « grâce » à l’Amérique de Trump. Sans cette présidence l’enquête n’aurait pas eu le même écho. C’est-à-dire, sans cette Amérique qui arbore du masculinisme, de l’anti-féminisme et du virilisme dans la politique intérieure, la politique étrangère, le rapport aux institutions et la communication. La démocratie féministe rend compte de cet état des lieux au niveau international.
Et rappelle notamment qu’aujourd’hui, il n’y a pas de régime politique complètement féministe dans le monde, ça n’existe pas, mais que certains gouvernements dévoilent de meilleures avancées et moins de résistances au changement. C’est par exemple le cas en Suède ou au Canada. Hélas, la France quant à elle ne paraît pas emprunter le meilleur chemin en pleine crise. Au sein de notre gouvernement, les revendications féministes semblent être négligées. Même si on est loin de la Hongrie de Viktor Orbán !
Depuis le début de la crise du coronavirus justement, on vante les mérites des dirigeantes comme la Première ministre néo-zélandaise Jacinda Ardern et la Première ministre finlandaise Sanna Marin. Les femmes gèrent-elles vraiment mieux cette catastrophe ?
Déjà, il faut dire que les filles et les femmes sont les grandes perdantes de cette crise sanitaire et économique sur le plan professionnel, social, sur le plan de leurs droits, de leur éducation, de leur protection, même si davantage d’hommes meurent du coronavirus – mais il faut également prendre en compte leur rapport différent à la santé.
Et bien que grandes perdantes, les femmes incarnent une manière de résoudre la crise au niveau du leadership. La question du renouveau démocratique se pose plus que jamais aujourd’hui. Or, confrontez la rhétorique de Jacinta Ardern et celle de Jair Bolsonaro et vous contrasterez qu’elles nous ramènent aux constructions de genre. Car quand on nie la vulnérabilité, la fragilité, et par-là même la maladie, cela a forcément un impact sur vos décisions et les catastrophes qui peuvent en résulter – au Brésil, mais aussi aux Etats-Unis…
La Covid nous rappelle à quel point il est important d’être conscient des questions de genre quand on veut analyser le réel. C’est là l’argument de Najat Vallaud-Belkacem et Sandra Laugier dans leur livre La société des vulnérables (Editions Gallimard). Mais il ne faut pas tomber dans un piège qui consisterait à dire : « les femmes et les hommes dirigent naturellement différemment ». Ce n’est pas ce qui se passe.
Non, Sanna Marin ou Angela Merkel ne savent pas intuitivement ce qu’il faut faire. Déjà, elles gouvernent des pays où la science est écoutée (Merkel elle-même est physicienne de formation) et où la parité est plus nette (c’est le cas dans beaucoup de pays nordiques), où l’on est plus habitué à écouter les femmes. Enfin, de par leurs expériences sans doute personnelles et professionnelles, ces dirigeantes cultivent un rapport à l’éthique du « care », c’est-à-dire du soin, de la bienveillance et de l’empathie envers autrui.
Elles ont conscience que cette éthique doit être prise au sérieux en terme de rhétorique, à l’opposé d’une parole politique qui serait sceptique et guerrière. Il faut dire que parler de maladie, d’hygiène, d’attention à l’autre, ce n’est pas très viril… Croit-on ! Ardern et Merkel prônent cela et n’en sont pas moins très combatives. Leur sensibilité n’est pas du domaine de « l’intuition féminine » mais de l’expérience – genrée, basée sur l’observation, le regard sur le monde, une solidarité moins visible chez beaucoup de leaders masculins.
Bien sûr, il ne fait pas en faire une vérité essentialiste. Joe Biden et le Premier ministre canadien Justin Trudeau ne prônent pas une vision viriliste de la gestion des crises. Preuve en est que l’écoute n’est pas une qualité « naturellement féminine ». Mais à l’inverse, si l’on écoute les discours d’Emmanuel Macron, on perçoit ce rapport ouvertement guerrier au pouvoir : on nous parle de « guerre » (« Nous sommes en guerre »), d’un conflit national où soignantes et caissières seraient en première ligne, et où les porte-paroles et décideurs qui s’expriment sur les plateaux sont majoritairement masculins.
Vous associez ce virilisme que vous remarquez chez Trump à son climato-scepticisme, son irrespect des minorités et des débats… A-t-il fait autant de mal au féminisme qu’à la démocratie ?
Oui on peut le dire, mais la riposte semble en marche ! La démocratie lui résiste car les citoyens vont voter en masse. Rien qu’avec le nombre de votes anticipés, on peut certainement s’attendre à un record. Sa présidence occasionne un regain de démocratie alors que lui-même a été élu sur une crise démocratique. A l’instar de Jair Bolosonaro son exercice du pouvoir a exacerbé les divisions raciales, sociales, genrées, abîmé les institutions, propagé une grande quantité de fake news, refusé la parole scientifique et essayé de la museler.
A l’inverse, on peut observer ce que le féminisme a apporté à la démocratie depuis au moins un siècle : l’appui sur la science (comme les études de genre, les women’s studies, les recherches pluridisciplinaires au sein des universités), le traitement dans l’espace public d’un certain nombre de sujets de société cruciaux (engendrés par le témoignage d’expériences vécues par les femmes) ou encore les politiques publiques en faveur du droit à l’avortement ou de l’égalité salariale, la sensibilisation aux féminicides et aux violences conjugales…
Le leadership féministe est coopératif et transversal, il s’appuie sur la confiance en l’expertise de l’autre, à l’inverse des nationaux-populiste, qui exercent un pouvoir personnalisé, vertical, refusant le bi-partisanisme, la cohabitation, les médias, les voix scientifiques, les adversaires rhétoriques. C’est pour cela que les féministes sont leur cible privilégiée. Ce pouvoir s’exprime en Pologne par exemple, avec l’interdiction quasi-totale de l’avortement.
En parlant de « revanche », vous citez la présidente de la Chambre des représentants Nancy Pelosi comme figure de résistance. Peut-on en dire autant de la future potentielle vice-présidente Kamala Harris ?
Oui, d’autant plus qu’on peut se demander si Kamala Harris ne va pas prendre la place de Joe Biden en cours de mandat, en cas de victoire de ce dernier. On peut envisager en Biden un leader de transition vers l’Amérique de sa potentielle future vice-présidente. Kamala Harris incarne une Amérique qui est source d’espoir. En terme de représentativité déjà, car en tant que femme noire, elle représente ouvertement une nation multiculturelle où les femmes sont amenées à assumer davantage de responsabilités.
De plus, bien que centriste, Kamala Harris est avant tout démocrate, pourvue de convictions féministes et sociales qui ne sont pas négligeables. Oui, Kamala Harris est plus centriste qu’Alexandria Ocasio-Cortez, mais celle-ci a finalement rejoint l’équipe de Joe Biden alors que ce n’était pas du tout gagné il y a quelques mois. « AOC » et Kamala Harris sont de ces personnalités qui seront forcément amenées à exercer des responsabilités, devenir ambassadrices ou prendre la tête d’agences nationales… Le mouvement semble donc être en marche. Même si, quand l’on voit la composition de la Cour Suprême, on se dit que ce n’est quand même pas gagné…
Bien souvent, les détracteurs de ce « mouvement » opposent les mots « féminisme » et « démocratie », fustigeant notamment la « dictature néo-féministe ». Comment l’expliquer ?
Le féminisme a toujours été perçu comme un péril pour l’ordre établi et les privilèges de ceux qui l’incarnent. Tous ces hommes blancs qui se plaignent de ne plus avoir la parole alors qu’il en usent dans tous les médias en témoignent aujourd’hui – je pense à Pascal Bruckner et à sa confrontation avec Rokhaya Diallo. Ils sont nombreux à exprimer cette peur d’être ostracisé, de perdre des privilèges et du pouvoir.
Or, à ma connaissance, il n’existe pas dans l’Histoire de l’humanité de « dictatures féministes » ! Bien sûr, le féminisme, l’antiracisme, ne sont pas des dictatures. La démocratie, c’est justement le conflit d’opinions. Les seuls régimes où il n’y a pas de conflit d’opinion et de divergences, ce sont les régimes totalitaires.
A ce titre, vous évoquez une autre alternative au leadership actuel : l’écoféminisme. Greta Thunberg est décrite comme la Némésis de Trump. Tient-on là un mouvement révolutionnaire ?
L’écoféminisme est une réponse à ce que le néo-libéralisme et le capitalisme font à l’environnement. Le rapport de domination et de destruction à la nature est fortement genré : l’idée de mettre toutes les ressources au service d’une exploitation et non d’un respect de la nature.
On voit bien que les plus grands climato-sceptiques, comme Donald Trump, incarnent cette liaison entre le monde capitaliste et l’anti féminisme. Une activiste comme Greta Thunberg nous rappelle ce rapport du genre à l’environnement car elle entretient avec la nature un rapport dégenré, un refus de la destruction et de l’exploitation. Cela nous renvoie aux observations de Mona Chollet et de son ouvrage Sorcières.
Une mauvaise démocratie, ce n’est pas difficile. Mais qu’est-ce que ce serait au fond, une bonne démocratie féministe ?
Une démocratie féministe, c’est une société qui fait confiance à la science, n’est pas basée sur un rapport de prédation aux autres, prend davantage en considération les sciences sociales, ne met pas au second plan les mesures de protection liées aux femmes et aux enfants, recréée les conditions et les lieux d’un débat argumenté, ce que l’on totalement perdu aujourd’hui, ne serait-ce qu’en France.
Il n’y a pas de régime parfait encore une fois, mais à l’aune des crises que l’on vit, le féminisme peut tout à fait être un outil de changement citoyen, que l’on se batte pour les droits des femmes ou pour un autre mode de gouvernance, plus proche de la démocratie participative. Le féminisme propose un universel plus inclusif. Une démocratie féministe est un régime qui prend en compte la complexité du réel.