13.12.2024
Côte d’Ivoire : le spectre de l’instabilité plane sur l’élection
Interview
28 octobre 2020
L’élection présidentielle doit avoir lieu ce 31 octobre en Côte d’Ivoire. Le contexte politique à l’approche de l’échéance électorale s’est fortement dégradé en raison de la candidature d’Alassane Ouattara à un troisième mandat. Cette situation préface une nouvelle dégradation sécuritaire tandis que des heurts ont déjà éclatés. Entretien avec Francis Laloupo, journaliste, professeur de Géopolitique à IPJ-Paris Dauphine, réalisé par Caroline Roussy, responsable du programme Afrique/s à l’IRIS.
Alors que la situation jusque-là semblait relativement calme en Côte d’Ivoire, comment expliquer le regain de violences depuis le lancement officiel de la campagne électorale ?
– Un calme relatif, certainement. L’annonce, en juillet dernier, de la candidature d’Alassane Ouattara à la présidentielle du 31 octobre 2020 a constitué un tournant décisif dans la dramaturgie politique en cours dans le pays depuis plusieurs mois. La scène politique ivoirienne était déjà fortement agitée par l’émergence de nouvelles oppositions entre le dirigeant ivoirien et ses anciens alliés – Guillaume Soro et Henri Konan Bédié, notamment -, et par le réveil des hostilités anciennes incluant la question des prisonniers politiques, et surtout, le contentieux intangible opposant l’ancien président Laurent Gbagbo et l’actuel régime. Rappelons que malgré la conclusion favorable de son procès devant la CPI, Laurent Gbagbo, dont la candidature à la prochaine présidentielle a été rejetée et qui réside actuellement en Belgique, n’a pas encore pu retourner dans son pays… Ainsi donc, le regain de violences que vous évoquez, observé depuis le lancement de la campagne électorale, confirme ce qui peut être considéré comme l’élément central d’une nouvelle crise politique en Côte d’Ivoire : la candidature à un troisième mandat du Président ivoirien. Dès l’annonce de cette candidature, plusieurs manifestations de protestation se sont déroulées à travers le pays. Ce mouvement de contestation, dont on observe aujourd’hui les tragiques prolongements, est déjà marqué par un lourd bilan humain. La candidature d’Alassane Ouattara a été perçue par l’opinion comme un acte de revirement politique et un facteur de défiance à l’égard de la parole présidentielle. Cette séquence a exacerbé la crise de confiance déjà manifeste entre les acteurs de l’opposition et certaines institutions telles que la Commission électorale et le Conseil constitutionnel, accusés d’être inféodés au pouvoir. Alors que l’opposition dénonce « l’illégalité du troisième mandat », on peut, au moins, souligner, au regard de l’histoire récente de ce pays, que cette candidature est politiquement et historiquement inopportune. Plutôt qu’un processus électoral ordinaire, c’est bien cette crise du troisième mandat qui est au centre de toutes choses à la veille de cette présidentielle porteuse de tous les périls.
Pourquoi le PDCI-RDA Parti démocratique de Côte d’Ivoire-Rassemblement démocratique africain et le FPI (Front populaire ivoirien) – deux partis d’opposition, après avoir fait avaliser leur candidature respective, ont-ils décidé de boycotter le processus électoral et lancé le mot d’ordre « désobéissance civile » ?
Tout d’abord, le rapprochement, pour l’adoption d’une conduite commune entre les deux candidats du PDCI et du FPI – Henri Konan Bédié et Pascal Affi Nguessan – peut être considéré comme un « moment politique » déterminant dans cette crise. Il a permis de mettre sous le boisseau certaines dissensions visibles ou plus discrètes qui étaient à l’œuvre au sein de l’opposition depuis plusieurs années. Étant donné que ces deux candidats ont été, en quelque sorte, « admis » dans la compétition électorale, la position qui est la leur agit comme celle d’un front uni de l’opposition face au pouvoir. Le fait d’en appeler à la désobéissance civile, puis au boycott de la présidentielle, tout en étant candidats à cette élection peut en effet paraître paradoxal. Mais ces candidats de l’opposition assument pertinemment cette apparente contradiction, sur la base du postulat suivant : tout en maintenant leur candidature au nom du respect d’un calendrier électoral dicté par la Constitution, ils estiment que les conditions ne sont pas réunies pour garantir des élections aussi crédibles qu’apaisées. À leurs yeux, trois facteurs nuisent gravement à la validité politique de ce rendez-vous électoral : la candidature d’Alassane Ouattara, la structure actuelle de la Commission électorale ainsi que celle du Conseil constitutionnel. Alors qu’à la veille de cette présidentielle, ces revendications n’ont pas trouvé des réponses consensuelles, le processus électoral semble sévèrement compromis.
Le report de l’élection est-il envisageable ?
Le pouvoir sortant a apporté une réponse définitive à cette question : c’est non. Certains médiateurs de la CEDEAO (Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest) ont également évoqué cette éventualité, en espérant « donner du temps au temps » pour apaiser les tensions. Je pense que le simple report n’est pas en soi une solution, s’il s’agit de reporter à plus loin les problèmes actuels, sans se donner les moyens de les résoudre en profondeur. Par exemple, pense-t-on qu’en reportant le scrutin, Alassane Ouattara pourrait renoncer à sa candidature ? Certainement pas. Voilà une erreur que commettent bien trop souvent les médiateurs des conflits : prendre le temps de contourner la source d’un conflit, en espérant, comme par magie, le résoudre. Comment peut-on espérer résoudre un conflit en en occultant la cause principale ? Or, dans le cas de la Côte d’Ivoire, c’est bien la question du troisième mandat qui est à la source de cette crise préélectorale.
Quels scenarii sont envisageables ?
Après le conflit préélectoral de 2010-2011, précédé de huit années d’une situation de « ni paix ni guerre », on espérait que tous les acteurs politiques tirent les enseignements de ces années qui ont mis à rude épreuve les fondements de la nation ivoirienne. Alassane Ouattara avait placé la question de la réconciliation nationale et de l’apaisement de la vie politique au cœur de son projet politique. Il faut bien constater, dix ans plus tard, que cette promesse n’aura pas été tenue. Les violences multiformes en cours dans le pays à la veille d’une élection présidentielle en sont la cruelle démonstration. La crise actuelle ne sera pas résolue par des artifices politiciens. Cette nouvelle confrontation entre ceux-là mêmes qui furent les protagonistes des différentes crises qui secouent le pays depuis les années 1990 confirme, en creux, une rupture entre deux générations d’acteurs politiques ivoiriens. Entre les hommes du passé et une jeunesse qui sera amenée à faire les comptes de ces « aînés » enfermés dans une logique mortifère de la lutte pour le pouvoir. Cette situation remonte aux lendemains de la disparition du « père de la nation », Félix Houphouët Boigny. Un lourd héritage, non encore soldé, et qui n’a cessé de produire son lot de violences depuis plus de deux décennies. La Côte d’Ivoire connaît de nouveau des jours difficiles, le bilan humain s’alourdit à mesure qu’on avance vers la présidentielle du 31 octobre. Le pouvoir sortant qui a pris l’option de la répression ne dispose plus des ressources nécessaires pour inverser le cours de ces événements. Quant à l’opposition, elle ne peut, dans le rapport de force engagé avec le pouvoir, réviser à la baisse ses exigences, surtout s’agissant du troisième mandat. Si le scrutin se confirme à la date indiquée, et face à ce qui s’apparente désormais à une fuite en avant du régime d’Alassane Ouattara, rien ne permet à l’heure actuelle d’espérer un retour au calme dans un proche avenir.
Entretien réalisé dans le cadre de l’Observatoire des élections 2020 en Afrique de l’Ouest, créé en partenariat avec WATHI.