ANALYSES

États-Unis 2020 : un parti républicain déboussolé s’en remet à la Cour suprême pour promouvoir ses valeurs

Tribune
22 octobre 2020


Alors que le processus de nomination de la juge Amy Coney Barrett à la Cour suprême a débuté, dans l’urgence, le parti républicain s’en remet à la Cour suprême et à un appareil judiciaire fédéral de plus en plus conservateurs pour réaliser ce qu’il a été incapable de faire par voie législative, exécutive ou administrative.

En janvier 2017, lors de la prise de fonction de Donald Trump, cent trois sièges de juges fédéraux étaient à pourvoir. Ayant perdu la majorité au Sénat en 2014, le président démocrate, Barack Obama, n’avait pu pourvoir ses postes en raison de l’obstruction de la nouvelle majorité républicaine. À l’automne 2020, près de quatre ans plus tard, le Sénat américain, toujours à majorité républicaine, avait approuvé la nomination de deux cent dix-huit juges fédéraux proposés par Donald Trump, dont deux membres de la Cour suprême, en attendant le vote de confirmation du juge Amy Coney Barrett, qui devrait intervenir autour du 27 octobre, si l’on s’en tient aux propos du président de la commission judiciaire du Sénat, le sénateur Lindsey Graham. Cette lente prise de contrôle du système judiciaire fédéral par le courant conservateur et républicain n’est pas le fruit du hasard, mais, comme l’a montré le professeur de science politique à l’université John Hopkins, Steven M. Teles[1], le produit d’une longue entreprise initiée dans les années 1970-1980 par différentes organisations promouvant un agenda conservateur (think tanks, groupes d’intérêt, grandes entreprises, etc.), parmi lesquelles des organisations professionnelles de juristes proches du parti républicain, à l’image de la Federalist Society, qui a servi, depuis sa création en 1982, de réservoir à juges conservateurs susceptibles de servir sur les bancs des différentes cours fédérales.

Avec un troisième membre de la Cour suprême en cours de nomination et plus de deux cents juges conservateurs déjà nommés sous l’ère Trump (en particulier au niveau des Cours d’appel fédérales), les décisions qui seront rendues à l’avenir par ces juges nommés à vie vont façonner la jurisprudence et la société américaines pendant toute une génération. Cette stratégie judiciaire conservatrice doit beaucoup, ces dernières années, au leader de la majorité républicaine au Sénat, le sénateur du Kentucky, Mitch McConnell, qui considérait, en 2017, la nomination de nombreux juges fédéraux conservateurs comme l’un de ses plus grands accomplissements politiques. Eu égard au rôle du pouvoir judiciaire dans le système politique américain – en charge de l’interprétation de la Constitution et du contrôle de la conformité des actions des pouvoirs législatif et exécutif à la Constitution –, ce qui est en jeu à travers la stratégie judiciaire du parti républicain, c’est la tentation des juges fédéraux conservateurs de transformer, par leurs actions et décisions, la société américaine à l’image de leur système de valeur. Et ce n’est pas le moindre des paradoxes que de voir les membres du parti républicain (et une majorité des juges conservateurs eux-mêmes) répétaient s’opposer à l’idée d’un pouvoir judiciaire qui s’immiscerait dans l’action politique et se ferait, par ses décisions, législateur, c’est-à-dire porteur et créateur d’actions publiques, tout en escomptant que les nouveaux juges nommés déferont et démantèleront, par leurs décisions, les politiques publiques créées par le législateur, les régulations adoptées par l’administration ou encore les normes engendrées par d’anciennes décisions de la Cour suprême qui ne les satisfont pas. Ce qui, de facto, revient à influencer et façonner de larges pans de la société américaine.

Non sans cynisme et mensonge, les sénateurs de l’Utah, Mike Lee, du Texas, Ted Cruz, et de Caroline du Nord, Thom Tillis, pour ne citer qu’eux, se sont ainsi lancés, le lundi 12 octobre, dans des diatribes contre les sénateurs démocrates lors des auditions de confirmation de la juge Amy Coney Barrett à la Cour suprême, arguant de la politisation de la Cour suprême et de la crainte d’avoir une Cour légiférant en lieu et place du Congrès, alors que leurs actions passées et récentes ne font que donner corps à ces deux arguments.

Le parti républicain entre vide programmatique et craintes électorales

En somme, il s’agirait, pour le parti républicain, de déléguer au système judiciaire le soin de réaliser ce qu’il n’est plus capable de faire politiquement – et pour cause, lors des sept dernières élections présidentielles, le parti républicain n’a emporté qu’une seule fois le vote populaire[2]. Cette stratégie du parti républicain dissimule mal, de fait, une autre réalité : l’incapacité du parti à offrir une nouvelle vision de la société et un nouveau projet à la société américaine.

L’absence de nouvelles propositions émises durant la campagne électorale 2020, comme l’atteste, par exemple, la reconduction de la plateforme électorale républicaine de 2016, s’explique pour partie par l’essoufflement idéologique du parti républicain, qui, hors la dérégulation, le marché libre et le libre-échange, programme déjà largement réalisé, n’offre plus à ses électeurs que des combats identitaires ou sociétaux, définis bien souvent, pour sa composante conservatrice, en termes religieux et, pour sa composante extrémiste, en termes raciaux. Cette absence de renouveau idéologique du parti républicain le conduit à répéter ses antiennes traditionnelles et le rend incapable, par exemple, de penser le système de protection de santé en d’autres termes que ceux du marché et des acteurs privés, et ce malgré la faillite du système ; incapable de répondre à la question des inégalités socio-économiques autrement qu’en termes de réactivation du mythe du rêve américain, du mérite, du travail acharné et de la volonté individuelle, et ce malgré l’explosion des inégalités ; incapable de répondre aux enjeux migratoires autrement qu’en termes coercitifs ; incapable de penser les enjeux environnementaux et climatiques autrement qu’en déniant leur réalité, etc. Ce vide programmatique s’est traduit, ces dernières années, et en particulier durant la présidence Trump, par le souci de défaire et de détruire tout ce qui avait été entrepris durant les huit années de la présidence Obama[3].

Toutefois, lorsqu’incapables, en raison des coûts politiques et électoraux de telles mesures, de défaire l’héritage Obama et, plus globalement, l’héritage progressiste, ou de transformer la société par l’adoption de nouvelles lois, les républicains ont décidé de sous-traiter au système judiciaire fédéral, et en particulier à la Cour suprême et aux Cours d’appel fédérales, majoritairement conservatrice, le soin de remettre en cause les programmes et actions publics qui leur déplaisent, de refaçonner les normes sociales que l’ère progressiste avait engendrées et de promouvoir l’agenda idéologique et politique conservateur. En l’absence d’idées nouvelles à offrir, le parti républicain et le mouvement conservateur qu’il incarne s’en remettent désormais au système judiciaire fédéral pour protéger, restaurer et conserver l’ordre social qu’ils promeuvent, et pour transformer la société selon leur propre système de valeur.

À défaut donc de transformer la société en proposant de nouvelles politiques publiques par voie législative ou exécutive, au moins la refaçonner en défaisant, par voie judiciaire, celles qui existent. Cela vaut pour les questions liées à l’avortement, à l’argent en politique, au système fiscal, au second amendement de la Constitution et le droit porter des armes, au mariage entre personnes de même sexe, à la protection de l’environnement, aux régulations économiques, à la protection sociale, au système de santé, etc.

10 novembre 2020

À titre d’exemple, le 10 novembre, quelques jours après l’élection présidentielle, la Cour suprême devra statuer sur un cas susceptible d’invalider un aspect central de l’Affordable Care Act (ACA, connu comme Obamacare), la loi votée en 2010 étendant le système fédéral de protection de santé. Depuis une décennie, et en particulier depuis 2017 et la prise de fonction de Donald Trump, le parti républicain a tenté des dizaines de fois de démanteler Obamacare, par voie exécutive, législative (la Chambre des représentants a tenté près de soixante-dix fois), administrative et judiciaire, sans succès. La décision qui sera rendue le 10 novembre, par une Cour suprême composée de six juges conservateurs[4], sera lourde de conséquences pour les plus de 20 millions d’Américains et ceux souffrant de conditions médicales préexistantes (et que les assurances-santé refusaient d’assurer) qui pourraient alors perdre leur couverture santé. Par le passé, la Cour suprême, déjà à majorité conservatrice (cinq juges conservateurs et quatre juges dits libéraux), avait déjà eu à se prononcer sur différents aspects de la loi, sans jamais invalider les éléments essentiels. La configuration de la Cour y était différente et le juge John G. Roberts, président de la Cour suprême, nommé par George W. Bush en 2005, avait joint sa voix à celles des juges libéraux. Dans la nouvelle physionomie de la Cour, le juge Roberts ne jouera plus le rôle d’arbitre faisant pencher la balance des décisions dans un camp ou l’autre. La décision qui sera rendue le 10 novembre, avec une Cour suprême comptant trois juges nommés par le président Trump, nous donnera une idée de ce qui attend le pays au cours des prochaines années. Cette décision nous renseignera également sur la stratégie judiciaire du parti républicain : aura-t-on affaire à des juges de la Cour suprême exécutant finalement ce pour quoi ils ont été choisis, et donc validant la stratégie du parti républicain, ou bien des juges privilégiant l’indépendance de l’institution et se détachant des contingences politiques qui les ont élevés au rang de membre de la plus haute institution judiciaire américaine ?

 

Robert Chaouad est également enseignant à la City University de New York (CUNY)

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[1] Steven M. Teles, The Rise of the Conservative Legal Movement: The Battle for Control of the Law, Princeton, Princeton University Press, 2008.

[2] Le paradoxe de cette stratégie judiciaire républicaine visant à prendre le contrôle de la branche judiciaire par la nomination de juges conservateurs réside dans le fait que le parti républicain a été capable de prendre le contrôle de la Cour suprême alors qu’au cours des trente dernières années, le parti républicain n’a emporté qu’une seule fois le vote populaire lors des sept dernières élections présidentielles. Un parti donc, minoritaire démographiquement au regard du vote populaire présidentiel, mais qui, grâce à son contrôle des institutions politiques (les pouvoirs exécutif et législatif) a aussi réussi à prendre le contrôle des institutions judiciaires.

[3] Ce vide idéologique ne signifie pas qu’il n’existe pas de tentative pour redonner une consistance idéologique au conservatisme, dont le parti républicain est le bras politique. À titre d’exemple, on pourrait mentionner la récente initiative de refondation de la pensée conservatrice américaine lancée par la Edmund Burke Foundation lors d’une conférence organisée le 14 juillet 2019 à Washington D.C., intitulée National Conservatism, et dont l’objectif est de refonder le conservatisme américain dans une dimension nationaliste totalement assumée. Cette tentative vise, comme une manière de préparer l’après-Donald Trump, à donner un corpus intellectuel à ce que le président américain incarne, et donc à préempter le futur idéologique et du conservatisme américain et du parti républicain.

[4] La juge Barrett devrait être confirmée comme membre de la Cour suprême d’ici là.
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