ANALYSES

Guinée : une élection présidentielle sous tension

Interview
15 octobre 2020
Entretien avec Aliou Barry, chercheur, directeur du Centre d'analyse et d'études stratégiques de Guinée


La Guinée va voter ce 18 octobre pour élire son nouveau président. Dix ans après les premières élections démocratiques et quelques mois après la dernière réforme constitutionnelle permettant à l’actuel chef d’État de se représenter, quels sont les enjeux de ce rendez-vous pour le pays ? Entretien avec Aliou Barry, chercheur, directeur du Centre d’analyse et d’études stratégiques de Guinée, par Caroline Roussy, chercheuse à l’IRIS, responsable du programme Afrique/s.

Après avoir fait modifier la Constitution, qui limitait le nombre de mandats présidentiels à deux, l’actuel président, Alpha Condé, tente d’obtenir un troisième mandat. Quelles sont les conséquences de cette candidature pour la démocratie guinéenne, qui semblait justement être incarnée par Alpha Condé, premier président élu démocratiquement ?

Cette modification de la Constitution pour allonger le nombre de mandats présidentiels révèle un double problème : celui de la désinstitutionnalisation du pouvoir politique et l’instrumentalisation des dispositifs démocratiques (référendum ou élection) pour légitimer le refus de l’alternance au pouvoir. Ces deux problèmes, non seulement, sont historiques, mais leur persistance oblige à s’interroger sur l’existence des pratiques démocratiques du pouvoir en Guinée. Car avant de relever les conséquences de la candidature de monsieur Alpha Condé sur « la démocratie guinéenne », encore faut-il savoir si la Guinée est une société démocratique ? Si la nature du régime politique présente les traits d’une démocratie ? Or, à la lumière du rapport entre le gouvernement et la société (qui demeure un rapport non contractuel et fondé sur la domination) si on analyse les représentations collectives du pouvoir (qui sont demeurées néo patrimoniales), on se rend compte que les dix ans de l’administration de monsieur Alpha Condé n’ont pas changé la nature autoritaire du système politique guinéen. Ainsi, la conséquence de cette modification constitutionnelle pour la Guinée – et si Alpha Condé est réélu – c’est de voir se perpétuer l’autoritarisme politique et les pratiques informelles du pouvoir. Donc, ce qui est en jeu ici ce n’est pas tout d’abord « la démocratie guinéenne », mais le maintien de la violence comme mode de régulation des rapports sociaux et surtout la reconduction des pratiques néo patrimoniales du politique. En fait, c’est l’avenir même d’une société fondée sur des valeurs humanistes, qui fait du respect de la dignité humaine un objectif du politique, qui est en jeu si le troisième mandat de Alpha Condé venait à se concrétiser.

Comment comprendre que Cellou Dalein Diallo, après avoir boycotté le référendum du 22 mars dernier modifiant la Constitution – qui entre temps a subi un toilettage –, se présente ? Est-il suivi par ses anciens camarades du Front national de défense de la Constitution (FNDC) ?

La position de Cellou Dalein Diallo (chef de file de l’opposition) pourrait s’expliquer tout d’abord par le constat d’un essoufflement des mobilisations populaires contre le troisième mandat. Les dernières manifestations du FNDC n’ont pas vraiment été un succès. Surtout, les organisations sous-régionales, en s’impliquant dans le processus électoral du 18 octobre 2020, ont en quelque sorte « confirmé » la validité constitutionnelle de la candidature de monsieur Alpha Condé. Ne pas aller à l’élection dans cette configuration aurait empêché l’Union des forces démocratiques de Guinée (UFDG) de contester le résultat de l’élection présidentielle. N’oublions pas aussi que le coup de force constitutionnel du 22 mars force, au niveau du combat politique, à réinventer d’autres formes de mobilisation qui ne peuvent plus se limiter seulement aux manifestations anti troisième mandat. Cellou Dalein Diallo donc, je crois, a voulu être réaliste, au risque de crédibiliser le référendum du 22 mars : participer à l’élection était pour lui une autre voie de s’opposer au troisième mandat. Je crois que cette élection du 18 octobre est en réalité le véritable référendum… sur le plan des principes, la position de Cellou Dalein Diallo est contradictoire. Mais au regard de la situation d’anormalité politique en Guinée et pour que monsieur Alpha Condé soit mis en difficulté, on peut estimer que la participation de Cellou Dalein Diallo pourrait avoir des conséquences positives. Il reste que monsieur Diallo devra tirer toutes les conséquences de sa participation aux élections et exploiter à son profit la désapprobation de la communauté internationale eu égard à la candidature d’Alpha Condé. Si la position de Cellou Dalein Diallo apparaît en totale contradiction avec celle du FNDC, il est pour l’instant difficile de mesurer ce que sera le soutien du FNDC si Cellou venait à contester les résultats du vote. Mais je crois que si la situation venait à dégénérer, je vois mal comment le FNDC pourrait rester sans une implication active. Il n’est pas exclu que la crise postélectorale prévisible conduise le FNDC à réinterpréter autrement son opposition au troisième mandat. Ainsi, il y a des raisons de croire qu’une violence postélectorale puisse conduire à une « réconciliation pratique » entre Cellou Dalein Diallo et le FNDC. Au nom d’un intérêt bien compris de toutes les parties.

Le jeu politique est-il ouvert ou la victoire d’Alpha Condé est-elle prévisible ?

Le jeu politique n’est pas ouvert, car les institutions nationales qui arbitrent la compétition électorale souffrent d’un déficit d’objectivité et de neutralité. À ce niveau, une analyse du fonctionnement de la Commission électorale nationale indépendante (CENI) et du rapport de pouvoir entre la Cour constitutionnelle et l’exécutif montreraient en quoi ces différentes institutions sont subordonnées à la volonté souveraine du président Alpha Condé. Il est difficile de parler d’ouverture du « jeu politique » quand les règles du jeu ne relèvent pas d’institutions régies par des principes normatifs contraignants sur les comportements individuels et collectifs ; quand précisément les règles sont définies en fonction des positions de pouvoir et varient au gré des volontés de ceux qui exercent le pouvoir. En Guinée, il faut savoir que l’ouverture au multipartisme dans les années 1990 s’est accommodée du verrouillage institutionnel du pouvoir politique, parce que la nature prétorienne du pouvoir est demeurée inébranlable. À la lumière des frustrations populaires (même en Haute-Guinée) et du manque de soutien des puissances sous-régionales et internationales, on peut dire que les élections ne sont pas gagnées pour Alpha Condé. Certes, on doit s’attendre à des fraudes et des manipulations des résultats, mais en l’état actuel de la détermination de l’UFDG, la mobilisation contre le troisième mandat et l’extrême dénuement de la population, il n’est pas sûr que monsieur Alpha Condé réussisse à s’en sortir aussi facilement. Une crise postélectorale est prévisible, mais il y a des raisons de croire qu’elle puisse entraîner le départ forcé de Alpha Condé. Et dépendamment de l’ampleur de la crise, de l’organisation et de la détermination du Rassemblement du Peuple de Guinée (parti au pouvoir) et du rôle que jouera l’armée, il n’est même pas déraisonnable de croire que Cellou Dalein Diallo soit marginalisé au profit d’une transition politique. C’est d’ailleurs pourquoi on peut dire que dans cette élection, c’est aussi l’avenir de Cellou Dalein Diallo qui se joue.

Une victoire d’Alpha Condé pourrait-elle entraîner une crise postélectorale et sur quels plans ? L’armée lui serait-elle fidèle ou un scénario à la malienne peut-il être envisagé ?

Sans aucun doute, une victoire d’Alpha Condé entraînera une crise postélectorale. Sur le plan politique tout d’abord, ce sera la continuité de « l’ingouvernementabilité » du pays avec une accentuation de la misère économique et sociale. Sur le plan humain, la crise postélectorale entraînera une large diffusion de la violence, qui aura pour conséquence la destruction des biens matériels et une atteinte à la vie des populations. Il faudra même s’attendre à ce qu’Alpha Condé et ses soutiens exploitent à fond le sentiment d’appartenance communautaire en agitant la supposée « menace peule ». Ce qui pourrait se traduire, au niveau des régions, par des violences interethniques. Je pense que le sentiment communautaire demeure la seule ressource dont dispose le pouvoir actuel pour maintenir ses privilèges. Car, si on reste au niveau d’une analyse sérieuse du bilan économique, social et politique, même en Haute-Guinée, le résultat sera négatif : de manière générale, la communauté ethnique malinké n’a pas réellement profité des dix années au pouvoir d’Alpha Condé. Du point de vue statistique, l’armée lui est favorable. Et le « spectre peul » pourrait conduire l’armée, composée à majorité de Malinkés, à ne pas se désolidariser de Condé. Un scénario à la malienne est inenvisageable en Guinée, car malgré l’arrivée au pouvoir d’un président civil en 2010 et une réforme du secteur de la sécurité engagée avec l’appui du système des Nations unies, les forces armées sont toujours mono ethniques, instrumentalisées et aux ordres du pouvoir et continuent de s’illustrer dans la répression des civils. Mais rien n’est aussi tranché, car tout dépendra de la détermination des opposants au troisième mandat, de la force mobilisatrice de l’UFDG et de la capacité de Cellou Dalein Diallo à exploiter au profit du combat contre le troisième mandat les violences postélectorales.
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