20.12.2024
La nécessité d’avoir une Europe plus autonome se fait jour
Presse
14 octobre 2020
C’est une innovation ! La Commission européenne veut affirmer son rôle pour que l’Union européenne ne soit plus seulement un guichet auquel on vienne s’adresser lorsque l’on est nécessiteux ou que l’on a besoin d’une aide, mais qu’elle soit un acteur global. C’est-à-dire un acteur qui fasse de la politique et qui s’impose en tant que telle comme une puissance. Il est vrai que cette Commission est beaucoup plus ambitieuse que les deux précédentes nées de la réforme des institutions de l’Union européenne et qu’elle s’est notamment affirmée avec le plan de relance européen dans lequel elle a joué un rôle important même si bien sûr, au départ c’est avant tout une initiative franco-allemande.
Dans tous les cas, on sent une Commission pour laquelle les mots de “puissance”, les mots de “géopolitique” ne sont plus des mots qui effraient le public mais au contraire qui doivent être assumés en tant que tels, et en cela c’est une innovation importante.
Si l’on prend le discours sur l’état de l’Union prononcé par la même présidente de la Commission un an plus tard, le terme de “commission géopolitique” n’y figure plus. En raison de la gestion prioritaire de la pandémie de Covid-19, la Commission européenne a-t-elle dû revoir ses ambitions à la baisse dans le domaine de la politique étrangère ?
Elle les a plutôt revus à la hausse avec un plan de relance extrêmement ambitieux qui a mis à mal deux tabous auparavant pour l’Union européenne : le premier sur le taux de déficit budgétaire – même s’il avait déjà été mis à l’écart en 2008-2009 – mais surtout avec le geste extrêmement novateur d’accepter une dette commune, ce qui n’avait jamais été fait. En ce sens-là, la Commission, même s’il ne faut pas oublier le mérite de l’initiative franco-allemande qui en est à l’origine, a parfaitement joué son rôle : sa main n’a pas tremblé au moment où il a fallu batailler pour que ce plan puisse voir le jour. Si le terme de géopolitique n’est pas martelé dans tous les discours, elle reste tout à fait présente dans l’orientation et la politique de l’Union européenne. Face aux incertitudes qui viennent des États-Unis, face aux interrogations par rapport à la Chine, par rapport à la Russie, la nécessité d’avoir une Europe plus autonome, une Europe plus mobile se fait jour y compris en Allemagne qui était plus rétive auparavant.
Prenons l’exemple du Fonds européen de défense, dont le montant prévisionnel est passé de 13 milliards d’euros à 7 milliards dans la nouvelle proposition de budget pluriannuel. Le fait que les États membres aient réduit la taille de ce fonds pour parvenir à un accord sur le plan de relance, est-il un frein à la constitution de cette Europe puissance ? Peut-elle y parvenir par d’autres moyens ?
Il faut être honnête et avouer que c’est une déception. L’affichage du chiffre de 13 milliards d’euros était une très bonne surprise et la réduction à 7 milliards vient un peu diminuer l’impact de cette bonne surprise mais le mouvement continue à exister et à être positif. Il est d’une ampleur plus limitée que ce qui était initialement espéré et prévu, mais il existe néanmoins.
La crise sanitaire a révélé la complexité des relations avec la Chine. Entre dépendance commerciale et tensions sur les questions liées à la démocratie et aux droits de l’Homme, le ton semble s’être durci avec Pékin comme en témoigne l’usage par Josep Borrell du qualificatif de “rival systémique”. Comment analysez-vous cette réaction européenne ?
Ce n’est pas tout à fait nouveau. Il faut se rappeler qu’Emmanuel Macron avait invité Jean-Claude Juncker et Angela Merkel à recevoir à ses côtés Xi Jinping en février 2019 lorsqu’il l’avait invité à l’occasion d’une rencontre bilatérale qui avait ensuite été élargie à l’Union européenne.
Pendant la crise du Covid-19, la Chine a fait preuve d’une manifestation plus grande encore de sa volonté d’être une puissance. Par ailleurs le sort des Ouïghours dans le Xinjiang et les pressions sur Taïwan, ont inquiété les pays européens. Ils se sont dit qu’il ne fallait certainement pas couper les ponts avec la Chine qui reste un partenaire sur bien des points mais que ce pays respecterait d’autant plus l’Europe que celle-ci saurait défendre ses intérêts. Un dialogue ferme avec la Chine passe par la réaffirmation des intérêts européens qui ne peuvent pas être naïvement mis de côté.
On voit pourtant que les ambitions de l’UE se heurtent dans la pratique à des dissensions entre les États membres où face à la Turquie et la Russie, il est beaucoup plus compliqué pour les États de parvenir à une réponse commune. Par exemple Chypre dénonçait un système de “deux poids deux mesures” entre la prise de position sur des sanctions à l’égard de la Turquie ou la Biélorussie. Pourquoi cette différence de traitement ?
Il n’y a pas toujours un accord entre les 27, mais en même temps il faut bien voir que les sanctions ne sont pas la seule réponse à avoir par rapport à des crises. Très souvent les sanctions, surtout si elles sont seulement européennes ou seulement occidentales, ne parviennent pas à dégager une solution et aggravent encore plus le problème, voire sanctionnent ceux qui les prennent et non pas ceux qui les subissent. On lit que l’Europe a été ferme face à la Grèce. Peut-être pas toute l’Europe en même temps, parce que certains Etats, des puissances qui ne sont pas méditerranéennes, se sentent moins concernées. Dans tous les cas, il y a eu une solidarité affichée par de nombreux pays autour de la Grèce.
Par rapport à la Russie, on sait qu’il y a toujours des appréciations différentes, Chypre est un cas un peu à part vu les liens et la présence très forte d’une communauté russe à Chypre. Mais il y a toujours cette division entre des pays comme les pays baltes ou la Pologne qui ont une histoire douloureuse et dramatique avec Moscou et qui sont nettement plus méfiants à son égard que d’autres pays comme la France et l’Allemagne qui, sans avoir l’illusion que les relations soient idéales avec Moscou, estiment néanmoins qu’on ne peut pas faire l’économie de relations avec la Russie, de par son positionnement géographique et géostratégique.
La crise biélorusse et l’affaire de l’empoisonnement d’Alexeï Navalny mettent aussi à l’épreuve les relations de l’UE avec la Russie. Pourtant là encore, il semble difficile pour les 27 de s’accorder sur une réponse commune, entre la peur de certains pays d’être accusés d’ingérence dans la crise biélorusse par Moscou et la volonté exprimée par d’autres, d’être plus fermes dans les prises de position. Comment l’UE peut-elle surmonter ces divergences ?
Ce sont des divisions qui sont dues à l’histoire, qui n’a pas été la même dans les relations entre Moscou et les différents pays européens. Les divergences qui existent peuvent être effacées au fur et à mesure par une pratique commune. Il y a une dizaine d’années, la Pologne avait très nettement amélioré ses relations avec la Russie, depuis il y a de nouvelles dégradations mais ce n’est pas éternel. Dans tous les cas, il est certain que l’on n’a pas vécu la même histoire au cours de l’après Seconde Guerre mondiale, cela laisse forcément des traces. Il faut du temps pour que ces traces soient moins apparentes qu’elles ne le sont aujourd’hui.
Quels autres moyens que les sanctions pourrait-on faire passer au niveau européen pour avoir une réponse crédible ?
Ce sont plutôt des nuances dans la réponse plutôt que des divergences de fonds, parce que l’Allemagne n’accepte pas non plus tout du président turc Erdoğan et la France n’a pas coupé tous les ponts avec ce dernier. Donc on ne peut pas dire qu’il y a une position française et une position allemande qui soient aux antipodes. Elles sont différentes, elles ont des nuances qui sont liées à plusieurs facteurs : la France et la Grèce sont liées notamment dans le cadre des négociations sur des contrats militaires et par ailleurs il existe une importante communauté turque vivant en Allemagne. Mais cela serait caricatural de dire que l’Allemagne accepte tout d’Erdoğan et que tous les ponts sont coupés entre la France et la Turquie.
Toute l’Europe : Ces messages de fermeté ne risquent-ils pas de rester lettre morte et ne pas avoir d’efficacité derrière ? Si on continue sur la Turquie, les Turcs prévoient de renvoyer leur navire de prospection sismique au large des côtes grecques, est-ce que ça ne sonne pas comme une provocation alors qu’une semaine auparavant, ils étaient prêts à discuter avec la Grèce ?
Nous savons très bien que lorsqu’une négociation commence, elle ne résout pas tous les problèmes en une semaine. Il y aura encore de nombreux allers-retours parce que personne ne veut perdre la face et qu’il faut parfois réaliser ce type de gesticulations pour parvenir à un résultat. Tant qu’il n’y a pas d’affrontement militaire, l’irréparable n’est pas franchi.
Concernant la Russie qu’est-ce qu’il serait possible de faire au niveau européen ?
Il faut trouver une négociation entre la Grèce et la Turquie parce qu’en même temps la Turquie a quand même quelques droits à faire valoir. Il est vrai que la proximité des îles grecques par rapport à la côte turque ne permet pas une application stricte de la convention de Montego Bay qui n’est pas adaptée à ce cas particulier. Donc il faut que les Grecs et les Turcs trouvent ensemble une solution qui soit mutuellement acceptable ce qui n’est pas le cas pour le moment. Si le comportement turc a été brutal, et nous devons lui opposer une fermeté par rapport à son comportement, nous ne pouvons pas être totalement sourds à certaines revendications turques par rapport au droit de la mer.
Si l’on regarde un peu plus loin dans le calendrier, deux échéances pourraient représenter des défis ou des opportunités pour l’UE de se constituer comme une puissance : les élections présidentielles américaines et le Brexit. Pour les élections présidentielles américaines, quel impact aurait le résultat de cette élection dans la politique étrangère de l’Union européenne ?
Si Donald Trump [le président américain et candidat conservateur] est réélu, il y aura une aggravation de la crise entre les pays européens et les États-Unis. Pour la première fois de l’histoire, le président américain a traité l’Union européenne d’ennemi, les mots ont quand même un sens, c’est une déclaration extrêmement grave. Si Joe Biden [ancien vice-président de Barack Obama et candidat démocrate] est élu, il y aurait une amélioration des relations parce que Biden aurait un discours plus policé, plus courtois, moins brutal, moins grossier à l’égard de l’Union européenne et des pays européens.
En même temps, il faut raison garder : Joe Biden ne va pas se lancer dans une politique multilatérale telle que les Européens le conçoivent puisque l’unilatéralisme est une composante de la politique américaine quel que soit le président. Elle est bien sûr beaucoup plus accentuée lorsque c’est quelqu’un comme Georges W. Bush ou Donald Trump qui est président mais elle n’est pas totalement absente, y compris quand c’est Barack Obama ou Bill Clinton. Et ce qui me paraît être le point le plus important pour nous Européens c’est l’application extraterritoriale de la législation américaine qui est quand même un point central de l’opposition puisque c’est une atteinte forte et puissante à notre souveraineté.
Certains observateurs pensent que la réélection de Trump ne serait pas une si mauvaise nouvelle pour l’Union européenne. Les relations exécrables qu’il entretient avec les Européens les poussent à se réveiller…
C’est le pari. Disons que ça serait un tel choc, que l’illusion que nous sommes protégés par les États-Unis, que nous n’avons pas à nous occuper nous-mêmes de notre propre sécurité, ne tiendrait pas. La réélection de Trump serait vraiment le ‘wake up call’ pour dire “il faut vraiment qu’on s’organise nous-mêmes parce que nous n’avons pas d’alternative et Trump est quelqu’un de dangereux”. Ceci étant, cette nécessité de s’organiser doit quand même exister même si Joe Biden est élu, parce que si les différences sont moins grandes, moins graves, entre Joe Biden et Donald Trump, elles existent néanmoins et l’Europe doit définir ses propres intérêts sans attendre qu’ils soient définis par Washington.
Sur le Brexit, un no-deal d’ici la fin de l’année peut-il affaiblir l’Union européenne sur la scène internationale ?
Un no deal affaiblira beaucoup plus le Royaume-Uni que l’Union européenne mais ça affaiblira également l’Union européenne qui en subira les conséquences négatives. En même temps, s’il n’y avait pas eu le Brexit, il n’est pas certain que le plan de relance de la Commission européenne aurait pu être adopté; les Britanniques auraient été un frein beaucoup plus puissants que les quatre pays frugaux qui ont voulu s’y opposer. Le Brexit est une mauvaise nouvelle parce qu’il a affaibli l’Europe mais en même temps le Royaume-Uni a plutôt été un frein qu’un moteur dans la construction européenne et c’est lui qui au final va le plus payer la note même si le Brexit aura aussi un coût pour l’Union européenne.
Avec le départ des Britanniques, quels pays européens seraient amenés à jouer un rôle plus actif dans la diplomatie européenne ?
De façon un peu automatique, le Brexit renforce le rôle de la France qui devient le pays de l’UE qui est le seul à avoir l’arme nucléaire et un siège de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU. De facto, cette situation vient rehausser la donne de la France puisqu’elle a le monopole de deux atouts majeurs.