12.11.2024
Le Haut-Karabakh, un enjeu pour Pékin
Tribune
8 octobre 2020
La reprise des hostilités dans le Haut-Karabakh ne laisse pas la Chine indifférente. Le porte-parole du ministère des Affaires étrangères Wang Wenbin s’est ainsi publiquement exprimé sur le sujet pour inviter les deux parties à la retenue et au dialogue, insistant sur le fait que « le maintien de la paix et la stabilité sert les intérêts de tous, y compris l’Arménie et l’Azerbaïdjan », et invitant « les pays impliqués à éviter l’escalade et à résoudre les différends par la voie du dialogue politique ». Ces deux mentions sont éclairantes sur l’enjeu que représente cette crise pour Pékin, à la fois de plus en plus impliqué économiquement dans le Caucase par le biais de sa Belt & Road Initiative (BRI) et soucieux de maintenir un équilibre entre les puissances de la région qui sont aussi des partenaires privilégiés : la Turquie, la Russie et l’Iran. Mais en l’absence notable d’un leadership américain et face aux positionnements catégoriques de ces acteurs, la Chine se retrouve dans le même temps confrontée à un test pour sa diplomatie dont les conséquences seront multiples.
La BRI au cœur des préoccupations chinoises
Les investissements chinois dans le monde rassemblés sous l’appellation de BRI se sont caractérisés par une présence grandissante dans le Caucase, point de rencontre de plusieurs routes terrestres. Les projets associant Pékin à Bakou se sont ainsi traduits par une hausse considérable du volume des échanges, et l’Azerbaïdjan s’est rapidement arrimé aux projets chinois, notamment dans le domaine énergétique. En 2016, la banque asiatique d’investissements dans les infrastructures (BAII, fondée par la Chine et implantée à Pékin) a ainsi accordé à Bakou un prêt de 600 millions de dollars pour financer le gazoduc transanatolien. Plus récemment, les deux pays ont signé des accords dans l’investissement sur d’autres secteurs, à hauteur de 800 millions de dollars (incluant notamment le projet d’une autoroute Bakou-Tbilissi-Kars, et d’importants projets dans les communications), tandis que les relations commerciales ont fortement cru. Sans surprise, l’Azerbaïdjan est aujourd’hui le principal partenaire commercial de Pékin dans le sud-Caucase, et les deux pays entretiennent des relations étroites.
L’Arménie n’est cependant pas en reste, et a rapidement été identifiée par Pékin comme un partenaire de premier plan dans la région, tant sur les questions commerciales que culturelles. C’est ainsi dans ce pays que le premier Institut Confucius du Caucase a ouvert ses portes, en 2008. Les investissements chinois y sont nettement moins importants qu’en Azerbaïdjan, en raison de la fermeture de la plupart des frontières terrestres et de l’isolement dont souffre Erevan vis-à-vis de ses voisins. Mais la Chine voit dans l’Arménie une éventuelle alternative à d’autres routes commerciales, et à la faveur d’une pacification de la région, ces investissements pourraient croître en conséquence. Les deux pays sont ainsi des partenaires privilégiés de la Chine, et leur localisation géographique joue à leur avantage dans la stratégie de la BRI à échelle continentale. Cette géographie se heurte cependant dans le même temps aux convoitises parfois peu conciliables de plusieurs puissances.
À la rencontre de plusieurs eurasianismes
La crise actuelle le montre clairement, les rivalités de puissance sont au cœur du conflit du Haut-Karabakh, véritable nœud sécuritaire articulé autour de la difficile équation : droit des peuples à disposer d’eux-mêmes contre intégrité territoriale. Trois puissances régionales sont en première ligne. D’abord la Turquie qui soutient activement Bakou et cherche à renforcer son influence sur le monde turcophone, recréant ainsi un environnement stratégique dont elle serait le principal acteur, s’étendant du Bosphore à l’Asie centrale. Ensuite, et avec des moyens actuellement plus limités, l’Iran qui a ses propres visées hégémoniques, sur une région assez semblable, et cherche à renforcer son influence sur ses voisins. Enfin la Russie qui soutient Erevan et cherche surtout à contrer les ambitions d’Ankara et de Téhéran dans la région. Ces trois puissances ont développé, de manière parfois avouée, un eurasianisme à leur image, associant considérations historiques et culturelles et perspectives politiques et économiques. La Chine suit de près ce « grand jeu 2.0 » et propose son propre eurasianisme en s’appuyant sur l’histoire et la culture avec le Tianxia remis au goût du jour, et les investissements massifs comme bras armé sur les questions économiques. Cet eurasianisme peut en certaines circonstances cohabiter avec les ambitions des trois autres pays, par ailleurs tous partenaires proches de Pékin, mais la Chine part du principe qu’elle doive reproduire dans cette « Asie de l’Ouest » le même schéma qu’en Asie du Sud-est ou en Asie centrale, à savoir un hégémon de plus en plus affirmé et articulé autour de la prospérité. Au risque d’être en compétition avec ses partenaires.
Pékin n’a en effet pas intérêt à ce que l’une des puissances impliquées, que Wang invite « à éviter l’escalade et à résoudre les différends par la voie du dialogue politique », puisse renforcer son influence et exercer un contrôle sur la région. Un statu quo est ainsi privilégié en ce qu’il tient à distance Ankara, Moscou et Téhéran, et offre à la Chine le meilleur des rôles : celui d’investisseur non-parti-pris.
Un test pour la diplomatie chinoise
Reste que la gestion de cette crise est un test pour la diplomatie chinoise. D’abord dans le fait de la nommer. La Chine répète en permanence s’opposer à toute ingérence dans les affaires intérieures d’un État, ce qui accessoirement lui permet de critiquer ceux qui regardent de trop près et commentent la « politique intérieure » chinoise, y compris sur les dossiers Hong Kong et Taiwan. Pékin a par ailleurs constamment mis en avant la question de l’intégrité territoriale, et s’oppose donc à toute forme de séparatisme. Difficile donc sur cette base de contrer la position de Bakou sur le Haut-Karabakh qui s’appuie sur le territoire. Mais dans le même temps, la Chine a besoin de soigner son image, et avec l’institut Confucius en Arménie, c’est bien de soft power dont il s’agit. C’est pourquoi Pékin refuse de prendre position pour l’un ou l’autre des belligérants. Avec cependant une limite à cet arbitrage supposé et qui nous renvoie immédiatement aux deux constats précédemment évoqués. Si les intérêts chinois sont menacés par Bakou ou Erevan, la neutralité chinoise restera-t-elle de mise ? Et si l’une des puissances mentionnées cherche à profiter de la crise pour renforcer son influence, la Chine continuera-t-elle de privilégier la retenue et le dialogue ? Dans le Haut-Karabakh, le test pour la diplomatie chinoise dépend ainsi non seulement de la crédibilité et de la persuasion du discours pacificateur de Pékin, mais aussi de la marge de manœuvre dont disposent les acteurs qui y sont directement impliqués.