25.11.2024
Ne sous-estimez pas l’émotion des citoyens américains dans cette élection
Presse
8 octobre 2020
Peur et colère
Mais le public français est peut-être passé à côté d’un élément essentiel : l’émotion. Pratiquement tous les Américains − quel que soit leur bord politique − ont la conviction que nous vivons un moment crucial dans notre vie nationale. Les deux tiers estiment que le pays va dans la mauvaise direction. Sur fond d’épidémie, la perspective du scrutin du 3 novembre a pris un tour quasi existentiel pour une part importante de l’électorat. Parmi les citoyens, beaucoup continuent à vivre leurs vies normalement, sans trop se soucier des actualités ; mais ceux qui ont peur ou sont en colère sont en nombre croissant. Et au fil des outrances, des mensonges, des intoxications – réels ou imaginaires –, cette peur et cette colère augmentent. Une partie de la population est convaincue que le pays ira au désastre si Donald Trump est réélu ; l’autre croit tout aussi fermement que ce sera la fin de la république si Joe Biden passe. On ne devrait pas perdre de vue cette émotion.
Imaginez, par exemple, une couverture médiatique du mouvement des « gilets jaunes » qui ne prendrait pas en compte l’émotion des manifestants. On aurait beau faire des reportages factuels sur l’ampleur de manifestations, sur l’étendue nationale du mouvement, sur les dégâts provoqués par des éléments extrémistes, sur les heurts entre policiers et « gilets jaunes », sans une compréhension de la rancœur et la déception qui motivaient les « gilets jaunes », il serait impossible de comprendre le mouvement et son importance pour la France.
Perte de confiance
Le désaccord qui règne aux Etats-Unis pourrait s’avérer dangereux pour la démocratie elle-même. Au-delà de la Constitution, des lois, et des institutions, c’est la confiance entre citoyens qui permet le bon fonctionnement d’un système démocratique. Or, de plus en plus, les Américains se méfient les uns des autres. Huit Américains sur dix estiment qu’on ne fait pas suffisamment confiance à ses concitoyens ; une majorité dans chaque camp politique n’a que peu, ou pas de tout, d’amis dans le camp opposé. Ce manque de confiance, déjà dangereux en soi, est aiguisé par l’émotion du moment.
Un pourcentage important d’Américains se pose de sérieuses questions sur l’impartialité des institutions électorales. Par le passé, on savait que si un parti gagnait des élections, celui en face accepterait sa défaite ; qu’il était important que chacun vote ; que les tribunaux tranchaient équitablement les différends électoraux. Maintenant, le doute règne sur le bon déroulement des scrutins.
Les questions logistiques liées au Covid y sont certainement pour quelque chose. Mais les divisions partisanes, le trouble que ressentent si souvent ces jours-ci les électeurs, empêchent un dialogue serein. Le président lui-même parle régulièrement d’éventuels problèmes avec le vote par correspondance, un mode de scrutin qui s’impose à beaucoup d’électeurs en période d’épidémie, : il fait planer le soupçon d’une fraude électorale massive conduite par ses opposants. Républicains et démocrates sont convaincus des mauvaises intentions du camp d’en face, et ils enragent.
Ce qui n’arrange rien, une majorité d’Américains croit de moins en moins en la fiabilité des informations, qu’elles soient officielles ou médiatiques. Chacun est donc libre d’interpréter le monde à sa façon. Le Covid en est l’illustration parfaite. Sur les mesures à prendre face à cette pandémie, le président a été tout au long de la crise en opposition ouverte aux professionnels de santé de son propre gouvernement et aux gouverneurs et maires démocrates. Dans un contexte hyperpolitisé, tout est remis en cause, jusqu’à l’existence même de la maladie et sa dangerosité.
A l’annonce du Covid contracté par le président Trump, sur les réseaux sociaux, une des premières réactions était de douter de la véracité de cette information. Des milliers d’Américains ont tout de suite pensé qu’il s’agissait d’un mensonge visant à éviter un deuxième débat télévisé avec Joe Biden ou à montrer que le président pouvait facilement vaincre une maladie qu’on avait surestimée. Le doute, surtout autour d’une maladie mortelle, encourage la confusion et la peur.
Pis encore, chaque camp croit l’autre capable, voire avide de violence. Les diverses manifestations contre les injustices raciales des derniers mois ont parfois donné lieu à des pillages ou des émeutes. Le président et ses soutiens en profitent pour présenter le mouvement Black Lives Matter, soutenu par les démocrates, comme une sorte de rebellion violente et un « symbole de haine. » Pour leur part, les démocrates dénoncent des groupes d’extrême droite, tels que les Proud Boys que le président a refusé de désavouer explicitement lors du débat présidentiel ou les fidèles de « Make America Great Again » armés et en tenue militaire qui ont menacé des manifestants de gauche à Portland ou ailleurs. On n’est peut-être pas au bord de la guerre civile, mais il y a déjà des morts. On est en droit d’en craindre d’autres.
En analysant la politique américaine, surtout en cette période électorale difficile, n’oubliez pas l’émotion des citoyens. C’est un facteur intangible, mais capital.