ANALYSES

Les cauchemars des Pères fondateurs de la Constitution américaine

Tribune
7 octobre 2020


À l’été 1787, durant la convention constitutionnelle de Philadelphie, les délégués des États américains, sous l’autorité et l’influence de James Madison et de quelques autres Pères fondateurs (Founding Fathers), s’attachaient, non sans mal, à élaborer une nouvelle Constitution et un nouveau système politique. Ils entendaient construire un système de gouvernement qui trancherait avec le précédent – établis par la première Constitution du pays connue sous le nom des articles de la Confédération –, et qui donnerait au gouvernement fédéral l’autorité et les moyens d’unifier le pays, tout en évitant de sombrer dans un régime tyrannique. Les désaccords qui animaient les conventionnels portaient tout à la fois sur la source de la légitimité du nouveau système (les États ou le peuple), sur la question de l’esclavage, de la représentation des États à l’échelle fédérale, de la distribution des pouvoirs entre le gouvernement fédéral et les États, de l’élection du président, de la protection des libertés, etc., et opposaient les tenants d’un modèle fédéral à ceux en faveur d’un modèle plus décentralisé, les États pratiquant l’esclavage contre ceux l’ayant aboli, les grands États contre les petits États, inquiets d’être sous-représentés dans le nouveau système de gouvernement en cours d’élaboration, etc. Malgré d’âpres débats, les conventionnels réussirent à trouver des compromis – parfois indignes, comme le compromis des 3/5e, parfois source de discorde à venir, comme pour l’élection du président des États-Unis par un Collège électoral – et à s’accorder sur une nouvelle Constitution, signée le 17 septembre 1787, mais qui devait cependant être ratifiée par au moins neuf des treize États pour prendre effet.

Soucieux de ne pas reproduire les travers du système précédent, qui avait vu les États confédérés investis de larges pouvoirs prendre le dessus sur un gouvernement central sans autorité, les Pères fondateurs avaient décidé de renforcer les prérogatives du gouvernement central tout en créant de nombreux mécanismes de contre-pouvoirs afin d’éviter toute dérive autoritaire et une excessive concentration des pouvoirs entre les mains d’une même institution, d’un même groupe, voire d’une seule personne. Ce système de séparation et d’équilibre des pouvoirs, avec ces procédures de Checks and Balances, devait non seulement pousser les différentes branches du gouvernement à coopérer et à trouver des compromis, mais aussi à éviter que l’une d’entre elles ne devienne trop puissante.

Le souci de ne pas reproduire les errements de la première Constitution du pays se doublait d’une crainte à l’égard de la démocratie elle-même et des hommes en charge de la faire fonctionner[1]. Comme James Madison le rappelle lui-même dans le Federalist Paper n° 51 – les Federalist Papers sont une série d’articles écrite par J. Madison, John Jay et Alexander Hamilton après la signature de la Constitution pour expliquer la Constitution et tenter de convaincre les citoyens et les États de la ratifier[2] –, « si les hommes étaient des anges, l’on n’aurait pas besoin de gouvernement ». C’est donc influencé par leur conception relativement pessimiste de la nature humaine que les Pères fondateurs ont élaboré ce système sophistiqué de contre-pouvoirs.

Inquiets que des citoyens sans éducation ni information pour prendre des décisions éclairées et portés par leur passion et leur colère puissent avoir un rôle décisif dans le gouvernement du pays, les Pères fondateurs ont élaboré un système de démocratie représentative, dans lequel le pouvoir législatif, incarné par le Congrès et ses représentants élus, devait prévaloir sur le pouvoir exécutif, incarné par le président des États-Unis, élu par un Collège électoral. Dans les deux cas, la responsabilité de faire la loi ou d’élire le président devait échoir à des personnalités éclairées. L’élection indirecte du président par un Collège électoral, lequel est désigné par le vote des citoyens dans chaque État, fut le fruit d’un compromis de dernière minute lors de la convention de Philadelphie pour satisfaire les représentants des États esclavagistes et les petits États, et les inciter à signer la Constitution. Durant les négociations de la convention constitutionnelle, si l’option de faire élire le président directement par les citoyens n’a jamais été exclue, en revanche, elle n’était qu’une alternative, rassemblant une large opposition, à une procédure d’élection du président par le Congrès lui-même. Cette option, qui a d’abord prévalu, n’a cependant jamais totalement convaincu, d’où le compromis du Collège électoral trouvé en septembre 1787. La logique demeurait toutefois la même, donner à un groupe de personnalités qualifiées la responsabilité de désigner le président des États-Unis, sans s’en remettre au vote direct de la majorité des électeurs.

L’élection du président Donald J. Trump, en novembre 2016, et le cours politique des choses dans le pays, depuis lors, ont donné réalité aux pires craintes des Pères fondateurs. Un pays si fier de sa Constitution, de ses procédures de contrôle et de ses contre-pouvoirs institutionnalisés se retrouve pris au piège de tout ce que les Pères fondateurs voulaient éviter. On peut identifier au moins deux dérives que la Constitution prétendait déjouer et qui ont vu jour ces dernières années : l’élection d’un démagogue disrupteur à la présidence des États-Unis et la mise à mal des contre-pouvoirs au pouvoir judiciaire du fait d’une surpolitisation de la Cour suprême.

 

Un démagogue disrupteur à la Maison-Blanche

 Le système d’élection du président des États-Unis devait éviter l’accès à la présidence d’un candidat ayant su jouer sur et avec les peurs, le ressentiment, les passions et la colère des citoyens pour l’emporter. Le double système d’élection, par les citoyens au niveau des États pour choisir des « grands électeurs », puis l’élection du président lui-même par le Collège électoral, devait permettre de satisfaire les élans démocratiques de la société – même si on notera qu’une infime partie de la population disposait du droit de vote à la fin du XVIIIe siècle – tout en instaurant un certain contrôle par des personnalités qualifiées quant au choix du président.

La perspective d’un président élu par le Collège électoral sans majorité populaire n’était pas le problème majeur envisagé par les Pères fondateurs à l’été 1787. Leur réelle inquiétude était que le Collège électoral ne soit pas en mesure de trouver une majorité et donc ne soit pas en mesure d’élire un président ; pour parer à cette situation, la Constitution prévoyait que la Chambre des représentants devait alors être saisie et sélectionner le président, sans aucune référence au vote populaire pour déterminer le vainqueur. En 2016, et pour la deuxième fois en cinq élections présidentielles, le président élu par le Collège électoral avait perdu le vote populaire, en l’espèce par près de 3 millions de voix. À l’ère des Fake News et de la désinformation, des interférences étrangères dans le processus électoral américain, des discours démagogiques jouant sur les peurs et sur les ressentiments, des mensonges assumés et de la polarisation politique, le système du Collège électoral, reflet des divisions du pays, n’a pas été en mesure de prévenir l’élection d’un président enclin à remettre en cause la séparation des pouvoirs et la règle de droit.

Il convient, par ailleurs, de rappeler que durant le XXe siècle l’institution présidentielle a étendu ses prérogatives et s’est imposée comme l’acteur central du système politique américain, contre les volontés initiales des Pères fondateurs. Dès lors, la disjonction observée en 2016 entre le vote populaire, qui ne fait l’objet d’aucune mention dans la Constitution, et le vote du Collège électoral n’a fait qu’ajouter de la délégitimation démocratique à une institution aux pouvoirs élargis et aux pratiques politiques outrancières du président américain actuel.

L’annonce de la contamination du président Trump au Covid-19 a non seulement créé de l’incertitude politique, mais elle a également discrédité et sa gestion erratique de la crise sanitaire et, plus généralement, son comportement politique depuis le début de sa présidence ; une présidence portée par un souci de disruption en guise de stratégie de réélection, et faite de confusion entre intérêts personnels, voire clanique, et la chose publique. Quant à l’absence de transparence minimale observée ces derniers jours autour de la santé du président, elle ne fait que renforcer l’absence de confiance en la parole du président, et par là même, affecte la crédibilité de l’institution présidentielle elle-même.

 

La Cour suprême sans contrôle

 L’une des craintes de James Madison, l’architecte de la Constitution américaine, reposait sur la possibilité pour un groupe d’individus partageant les mêmes intérêts, ce que J. Madison appelait dans le Federalist Paper n° 10 une faction, de prendre le contrôle du gouvernement. Le système de séparation des pouvoirs et de Checks and Balances qu’il exposait dans le Federalist Paper n° 51 avait pour but d’éviter que les pouvoirs ne se concentrent entre les mains d’une seule personne ou d’un seul groupe. La décision prise par le président et la majorité républicaine au Sénat de hâter la nomination d’un nouveau juge, à la suite du décès de la juge à la Cour suprême, Ruth Bader Ginsburg, en opposition totale au principe adopté et au choix fait par la même majorité républicaine quatre ans plus tôt, a révélé la prise de contrôle du processus de nomination des juges fédéraux par une seule faction, sans aucune volonté d’obtenir un compromis ou un consensus – ce qui avait été une règle tacite par le passé et qui avait conduit l’icône progressiste, Ruth Bader Ginsburg, nommée par Bill Clinton en 1993, à voir sa nomination approuvée par 96 sénateurs (sur 100).

Les mécanismes de Checks and Balances et de contre-pouvoir dans la nomination des membres du pouvoir judiciaire fédéral se sont ainsi fracassés sur l’extrême polarisation politique du pays et la surpolitisation de l’appareil judiciaire fédéral, au premier rang duquel la Cour suprême des États-Unis. Dans le contexte politique actuel, et s’agissant d’une institution où les juges sont nommés à vie, la Cour suprême se retrouve aux mains de la même faction idéologique et partisane, conservatrice, qui l’a nommé (le président) et approuvé (le Sénat à majorité républicaine), sans véritable contre-pouvoir pour la contrôler.

En 1788, dans le Federalist Paper n° 78, consacré au pouvoir judiciaire, Alexander Hamilton  décrivait le pouvoir judiciaire comme le moins dangereux des pouvoirs pour les droits politiques mentionnés dans la Constitution, celui le moins à même de les attaquer. C’était il y a bien longtemps. Dotée du pouvoir d’interpréter la conformité à la Constitution des normes législatives et exécutives, la Cour suprême s’est imposée au fil du temps comme un instrument politique. Avec une Cour qui pourrait bientôt compter six juges conservateurs, dont trois nommer par le président Trump et la même majorité républicaine au Sénat, ce ne sont pas seulement certaines libertés publiques et droits fondamentaux qui sont en jeu, pour aujourd’hui, mais le fait que la jurisprudence de cette Cour suprême pourrait s’étendre sur une génération entière et (re)façonner les normes, la société et la vie politique américaines en profondeur.

 

Robert Chaouad est également enseignant à la City University de New York (CUNY)

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[1] Pour rappel, les femmes n’obtinrent le droit de vote qu’en 1920, avec la ratification du 19e amendement à la Constitution.

[2] On compte 85 Federalist Papers, publiés sous le pseudonyme de Publius dans des journaux de l’État de New York, avant d’être reproduits dans d’autres États. Adressés à la population de l’État de New York, ils ont été publiés entre octobre 1787 et mai 1788.
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