18.11.2024
Épidémologie et idéologie
Tribune
1 mai 2020
Il y a bientôt vingt ans, Baudrillard comparait la mondialisation à un virus : « elle opère par contagion, par réaction en chaîne, et elle détruit peu à peu toutes nos immunités et notre capacité de résistance ». COV-19, l’infime particule, peut-il inverser un tel processus ? L’idée qu’après la pandémie, plus rien ne sera comme avant est passée en quelques jours du statut de paradoxe à celui de banalité glaçante. Il se pourrait donc qu’une des victimes du coronavirus soit notre système de croyances.
L’épidémie mettra-t-elle la mondialisation en panne ? Le mouvement de circulation et dépendance entre gens et marchandises ? Sommes-nous confinés jusqu’à nouvel ordre mondial ou jusqu’à retour à, la normale, après quelques milliers de morts et quelques points de PIB en moins ? À moins que, suivant une stratégie dite du choc, le capitalisme ne fasse du désastre une occasion d’imposer encore plus de réformes ? Les hypothèses ne manquent pas.
Mais nous voyons déjà ce que le virus change dans les têtes. Il rend négatif ce qui était positif, L’archaïque devient actuel et déterminant l’impensable (chaos par pandémie, surprise absolue). Il suggère que la société ouverte, incapable de gérer prospérité et sécurité de l’individu, n’est ni une garantie, ni une fatalité, mais une erreur.
Le partage international du travail et les normes universelles, les flux tendus et la circulation continue, le primat de l’économie et l’abolition des frontières, l’Europe protectrice et la technostructure planificatrice, la gouvernance et les tendances lourdes… C’était donc si fragile ?
Le local et le national, les stocks et la précaution, la souveraineté et la proximité, le pessimisme et l’interventionnisme, l’État Providence, la discipline civique, la mobilisation, l’autorité sauvant les citoyens malgré eux, le local et le familial, ce n’étaient pas des vieilleries ?
Férocement réactionnaire, la pandémie offre des arguments aux pays autoritaires ou aux méthodes disciplinaires. Le virus réfute les idées d’échange sans limites et de croissance sans frein : le postmoderne pourrait bien être post-mondial. S’ajoute l’hostilité envers les élites. Dans notre pays en particulier, face aux retards bureaucratiques et à une communication erratique, beaucoup ont le sentiment d’avoir été trompés par ceux d’en haut.
Après les Gilets jaunes et la lutte contre la réforme des retraites, une troisième colère gagne la France périphérique, celle qui ne télétravaille pas ni ne se réfugie dans ses résidences secondaires. Elle vise ceux qui ont démoli nos protections. L’idée, souvent répétée sur les réseaux sociaux, que l’on n’oubliera pas et qu’il faudra que quelqu’un paie traduit un ressentiment difficile à mesurer tant la confiance en l’autorité et en l’expertise, semble atteinte. Tout cela se verra peut-être dans la rue. Sans doute aussi dans les urnes, encore qu’il soit difficile de mesurer le contre-poids qu’exercera réflexe légitimiste « en temps de guerre ». Mais dans les têtes ?
Les médias commencent déjà à analyser la « giletjeaunisation des esprits ». Il n’y a pas si longtemps Macron utilisait la métaphore de la peste contre les populistes et Jacques Delors est sorti de sa retraite pour dénoncer le « microbe » europhobe qui nous menace : l’idéologie, c’est l’épidémie de l’autre.
Pourtant, la colère populaire s’alimente de fait : les erreurs des gouvernants à propos des frontières, du confinement, du dépistage, des masques… En un cercle vicieux se combinent dépendance, dénis et retards… Mais la critique remonte des erreurs matérielles aussi aux principes intellectuels.
Le discours contre la mondialisation comme contagion renvoie à trois grilles de lectures idéologiques majeures, qui, d’ailleurs, peuvent se combiner.
Une interprétation anti-système de gauche vise le néo-libéralisme. Il a déréglementé, délocalisé, déstabilisé, démantelé. Le remède : retour du service public abandonné, recours à l’État, rappel à a lutte des classes. Distribuons et protégeons.
Une seconde, plutôt de droite, se réclame de principes immuables : la Nation, les frontières l’État stratège, la sécurité et la relocalisation, l’anti-individualisme et le Bien commun. Pour elle, le drame nous convie à un tragique réveil : il faut restaurer l’autorité du politique et lui rendre les moyens de protéger son peuple.
Un discours écologique parle d’excès suicidaire : trop de mouvements, trop de transports, trop de place pour l’économie. Le développement illimité engendre le risque sans frein. Le coronavirus donne ici des arguments à la décroissance ou aux partisans de la frugalité.
Chaque critique exprime sa nostalgie, que ce soit de l’État social, de la Nation souveraine, ou de la Nature intacte. Et chacune implique que nous ayons fait fausse route à un moment, avec le néolibéralisme dans les années 80, avec Maastricht en 1992 ou au début de l’ère industrielle (voire au néolithique) pour les troisièmes. Tous ces discours, chacun à sa manière, cherchent le même mauvais embranchement sur lequel il faudrait revenir : le libéralisme sans frontières, la marchandisation sans limites, la conversion des esprits au productivisme.
Tout ce qu’incarne le macronisme, mouvement et ouverture, va subir l’épreuve d’une fracture sociale, et d’un affrontement idéologique. Ceux qui réclamaient déjà la protection sociale et culturelle de leur identité ont maintenant des raisons de demander la protection de leur vie. Le tout sur fond de crise de l’U.E. (sans parler des organisations internationales). La Commission européenne patauge, ne protège rien, ne régule rien, ne freine aucun égoïsme national, ne produit ni aide ni solidarité et se concentre sur le dossier d’intégration de l’Albanie et de la Macédoine. L’équilibre géopolitique post coronavirus est imprévisible. Un monde où la Chine, la Russie et Cuba viennent en assistance à l’Italie est un monde qui change. Pour dire le moins ! Le soft power passe à l’Est ; l’idée d’une mondialisation dominée par la Chine n’est plus absurde.
Si tout ce qui semblait inéluctable (il n’y a pas d’alternative) et irréfutable (mondialisation, universalisme, progrès, émancipation) est remis en cause, l’effondrement du système n’est pas une certitude
Le virus révélateur montre les faiblesses stratégiques du mondialisme : tout est mal partagé, mal prévu, mal pourvu. De la contrainte de moins échanger et bouger à la régression économique et au conflit politique, la pente semble d’autant plus logique que la charge de réparation ne sera pas également répartie et que les ressentiments s’accumulent.
Le jour d’après quelle passion prédominera ? Des angoisses se seront accumulées et beaucoup de vindictes aussi, mais cela ne donne pas une forme politique. Pour le moment, on voit se développer des thèses conspirationnistes, comme si beaucoup de gens ne pouvaient croire qu’un tel malheur résulte du seul hasard et de la désorganisation. La théorie de l’arme biologique qui aurait fuité depuis un laboratoire militaire, ou serait fabriquée par quelque service convainc presque un de nos compatriotes sur trois. Dans les temps d’après-crise, le mécanisme de désignation du bouc émissaire ne tardera à se mettre en place, mais il choisit souvent mal ses cibles. Parfois, la confusion sert plus l’ordre existant qu’elle ne le menace ; une force politique opposée à la mondialisation ne peut se développer sans doctrine et sans relais intellectuels si elle doit traduire autre chose que le simple désespoir des perdants. Si nous en restons à la critique de l’État qui n’a pas fait son travail, nous ne comprendrons jamais ce qui limite l’État.
Il est facile de penser su l’image d’une fusée à quatre étages : crise sanitaire, allumant l’étage économique, puis social, puis politique, mais de tout chaos ne naît pas nécessairement un nouvel ordre. Les partisans du monde mondialisé entament une communication aux tonalités martiales, agrémentée de promesses : nouvelles solidarités ou nouvelle écologie. Ou, ils regretteront qu’une gouvernance mondiale n’ait pas été établie assez tôt. Ils joueront de la légitimité et de l’urgence pour désamorcer d’éventuelles révoltes qui n’auront pas forcément de cohérence idéologique. Et dont il n’est pas certain qu’elles prennent les bonnes cibles. Il se pourrait que le discrédit ne frappe pas que les gens au pouvoir : un phénomène de méfiance généralisée (tous pareils, tous pourris, tous incapables) n’aidera pas une opposition politique anti-mondialiste à progresser.
Donc, les désastres n’entraînent pas toujours la chute des régimes qui les ont subis. Ni la mutation des convictions dominantes. Après tout, la peste de 1347 ou le choléra de 1817 n’ont pas produit de révolutions doctrinales ou politiques. Et les institutions peuvent jouer du discours sur la responsabilité individuelle, de la peur et de la surveillance pour justifier un retour à l’ordre. Le jeu n’a jamais été aussi incroyablement ouvert. Le virus physique engendrera-t-il ses anti-corps symboliques ?