21.11.2024
Élection américaine 2020 : la bataille de la participation à l’heure du Covid-19
Tribune
18 septembre 2020
Peu d’hommes politiques auraient résisté aussi longtemps aux effets des cycles d’information négatifs qui s’abattent jour après jour sur le président Trump. Fait de déclarations intempestives, surréalistes, contradictoires ou mensongères de la part de l’intéressé, de révélations issues d’enregistrements faites par le président lui-même (interviews avec le journaliste Bob Woodward révélant que le président connaissait et a ouvertement minimisé les conséquences du Covid-19), de dénonciations d’ex-collaborateurs ou de membres de la famille publiées dans des articles et des livres en cascade (article publié dans le journal The Atlantic où le président dénigre les militaires et les vétérans de l’armée américaine, livre de son ex-avocat Michael Cohen, actuellement en prison, etc.). Ces cycles d’information successifs, qu’il a lui-même alimentés et dans lesquels il est empêtré depuis plusieurs semaines, ne semblent pourtant pas être de nature à faire changer d’avis la majorité de ses supporters.
La polarisation politique a atteint un niveau tel aux États-Unis que la loyauté au groupe auquel on s’identifie prévaut sur toutes autres valeurs et considérations. Ainsi, les positions des personnes s’identifiant à l’un ou l’autre grand parti sont déjà connus, et ne varieront pas, ou alors seulement au sein de certains segments de leur électorat, en fonction du contexte et de l’évolution de la campagne. Dès lors, ce qui importe, pour les deux candidats, ce n’est pas tant de convaincre les partisans de l’autre bord, que de convaincre ses propres partisans d’aller voter le jour de l’élection.
En plus des électorats réguliers des deux grands partis politique, démocrate et républicain (et sans mentionner les petits partis politiques comme le parti Vert ou Libertarien, etc.), le corps électoral américain se compose également d’un troisième groupe, les citoyens se déclarant sans affiliation partisane ou indépendants, qui représente un tiers de l’électorat (34 %). Même si une majorité d’entre eux penche malgré tout pour l’un des deux grands partis, et donc vote régulièrement pour le même parti, les choix de certains de ces indépendants varient d’une élection à l’autre, et se portent sur l’un ou l’autre des partis. Différents facteurs peuvent influencer ces swing voters (les indécis) : la personnalité des candidats, les programmes, les dynamiques de campagne, les performances passées ou attendues des candidats, le contexte, etc. Si la participation au sein de ce groupe électoral oscille autour des 50 % ces dernières élections, ces électeurs sont cependant courtisés, car leur rôle peut se révéler décisif dans des États pivots où la victoire se joue à quelques dizaines de milliers de voix, voire moins. À titre d’indication, en 2008, 52 % des électeurs sans affiliation partisane avaient voté pour le candidat démocrate, Barack Obama (44 % pour le républicain John McCain), tandis qu’en 2016, 48 % avaient voté pour le candidat républicain, Donald Trump (contre 42 % pour Hillary Clinton)[1].
Dans le camp Trump, un électorat mobilisé
L’enjeu pour la campagne du président sortant réside dans la nécessité de ne perdre aucun segment de la coalition électorale qui l’a porté en 2016, ou de minimiser ces pertes, tout en espérant qu’elles ne se porteront pas sur son concurrent et que la participation électorale y sera faible. Or, à ce stade, les révélations hebdomadaires à l’encontre du président Trump pourraient brouiller son message auprès de quelques groupes spécifiques, à commencer par celui de l’électorat féminin et suburbain, ou encore, plus récemment, celui des militaires et des vétérans de l’armée, dont une partie a pu être échaudée par les commentaires peu amènes du président, traitant, par exemple, les soldats morts de « loser » ou ne comprenant pas pourquoi des « personnes intelligentes » s’engageaient dans l’armée plutôt que de chercher à devenir riches. Pour l’heure, il est difficile de mesurer l’impact de ses propos sur ces segments électoraux spécifiques : vont-ils malgré tout reconduire leur vote de 2016 en faveur du président Trump ? Vont-ils renoncer à voter, ou bien franchir le Rubicon et voter pour Joe Biden ?
Ayant opté pour une stratégie de clivages et de tensions, de peur et de ressentiment, le président s’est décidé à jouer la carte de « la loi et l’ordre » pour tenter de convaincre un électorat féminin et suburbain de plus en plus hostile, leur faisant également craindre l’arrivée massive de populations pauvres et issues des minorités raciales et ethniques dans leur voisinage. En se concentrant sur son électorat blanc conservateur, sans tenter d’élargir sa base électorale, la campagne de Trump sait compter sur un électorat qui se mobilise traditionnellement et qui le fera certainement le 3 novembre 2020. Toutefois, la perte de votes au sein de quelques groupes spécifiques dans certains swing states (aussi appelés battleground states) pourrait mettre en danger la réélection du président Trump.
En plus d’une partie de l’électorat féminin et suburbain, voire de certains militaires, de récentes enquêtes d’opinion font état de changements d’opinion au sein de l’électorat rural et au sein de celui des populations âgées, qui non seulement votent massivement, mais traditionnellement en majorité pour le parti républicain. La personnalité et les origines sociales de Joe Biden, autant que la gestion calamiteuse de la crise du Covid-19 par le président Trump semblent résonner au sein de ces groupes ; certainement pas au point de l’emporter dans ces catégories, mais assez peut-être pour réduire l’écart dans ces segments électoraux et ainsi l’emporter à l’échelle des États clés.
Participation électorale démocrate : l’incertitude
L’enjeu de la participation demeure, toutefois, l’une des grandes énigmes pour le parti démocrate, particulièrement à l’heure du Covid-19, qui rend difficile toute campagne de terrain active, susceptible de faire naître un enthousiasme mobilisateur, et fait planer un risque sanitaire potentiel pour ceux qui se rendront aux urnes le 3 novembre. Pour le parti démocrate, la participation électorale de sa base, en particulier celle qui n’a pas voté en 2016, dans les États clés, déterminera le résultat de l’élection. Si le personnage de Donald Trump unifie, dans son rejet, les différentes factions du parti démocrate – des voix les plus centristes à celles plus radicales, proche du sénateur Bernie Sanders –, la question de savoir comment les groupes les plus à gauche, par exemple, se mobiliseront demeure incertaine. L’appel à voter contre Donald Trump, à défaut de voter pour Joe Biden, en mobilisera une part, reste à déterminer la taille de celle-ci.
Partant de données bien connues des observateurs politiques lors des dernières élections, selon lesquelles autour de 90 % des électeurs s’identifiant à l’un des grands partis politiques votent pour ce parti le jour de l’élection (89 % des électeurs s’identifiant au parti démocrate ont voté pour Hillary Clinton en 2016, 90 % de ceux s’identifiant au parti républicain ont voté pour Donald Trump), l’heure n’est pas, pour chaque camp, à tenter de convaincre les supporters de l’autre parti, mais de convaincre ses propres supporters de voter, tout en ralliant une partie de l’électorat dit indépendant.
Parmi les groupes que la campagne Biden-Harris doit convaincre de se mobiliser, la communauté afro-américaine occupe une place particulière. Elle représente environ 12,5 % du corps électoral, désormais moins que la communauté hispanique, mais elle est considérée comme la colonne vertébrale du parti démocrate ; sans participation massive de la communauté noire américaine, les chances de succès dans les swing states du Wisconsin, Michigan, Pennsylvanie, Caroline du Nord s’en trouveront affaiblies. Il convient également d’ajouter que si une forte participation de la communauté afro-américaine en faveur du parti démocrate est nécessaire à la victoire de Joe Biden, elle n’est pas suffisante, et doit s’accompagner d’une mobilisation au sein d’autres groupes électoraux. À l’échelle nationale (mais la tendance s’est retrouvée à l’échelle de nombreux États), si le taux de participation au sein de la communauté noire avait été particulièrement élevé en 2008 (65%) et 2012 (66,6%, où il a dépassé celui de la communauté blanche), il est en revanche repassé sous les 60 % en 2016 (59,1 %). La nomination de Kamala Harris comme colistière de Joe Biden, dans un climat de fortes mobilisations contre les violences policières et les discriminations raciales, est apparue comme un message politique et historique très fort, censé inciter la communauté noire à la participation le jour de l’élection.
L’exercice du droit de vote par les minorités attaqué
Toutefois, de nombreux obstacles rendent le vote de la communauté noire, et des communautés raciales et ethniques de manière générale, difficile. L’organisation des élections étant une compétence des États, les autorités de ces derniers sont libres de fixer leurs propres règles électorales, ce qui a pu pousser certains gouverneurs républicains à adopter des mesures qui ont eu pour effet de limiter l’exercice du droit de vote par les minorités et d’affecter leur participation électorale. Parmi ces mesures, on peut mentionner : la nécessité de fournir une pièce d’identité avec photo le jour du vote, la nécessité de vérifier que les informations fournies lors de l’inscription électorale sont correctes sous peine d’être rayé des listes électorales, la fermeture de bureaux de vote dans certains quartiers populaires, la nécessité de fournir une adresse de domicile conforme au format de l’adresse postale dans des États comme le Dakota du Sud où les habitants des nations indiennes ne le pratiquent pas, la nécessité de payer des frais de vote pour les ex-prisonniers condamnés pour des crimes, etc. À ces obstacles légaux, institutionnels et politiques, auxquels il faudrait rajouter des décisions judiciaires peu favorables aux démocrates en Floride ou au Texas, s’ajoutent les difficultés liées au contexte du Covid-19.
Pour parer aux risques que le Covid-19 fait peser sur les électeurs, les démocrates ont défendu l’extension des procédures de vote par correspondance et de vote anticiper, ce que le président Trump a à la fois dénigré, arguant de fraudes possibles, alors qu’il a lui-même récemment voté par correspondance dans l’État de Floride où il est désormais enregistré, et tenté de faire entraver, par le biais d’actions adoptées par le service des Postes américain, qui est une agence publique fédérale, dirigée par Louis DeJoy, soutien financier de la campagne de Trump et du parti républicain. Dans certains États décisifs, l’envoi des bulletins de vote a été retardé, les boîtes aux lettres supprimées dans certains districts et les machines de triage rapide du courrier démantelées, rendant incertain le vote par correspondance. Au Texas, une bataille judiciaire fait rage concernant l’extension du vote par correspondance à des populations autres que les plus de 65 ans. Le gouvernement républicain texan s’y oppose, tandis que les démocrates locaux y sont favorables.
En rendant la participation électorale difficile pour certaines catégories sociales susceptibles de voter pour le parti démocrate, la crainte du Covid-19 (à laquelle il faut ajouter la crainte de perdre une journée de salaire) ou encore les actions des autorités fédérales (services postaux, forces de l’ordre) ou locales pourraient influencer le résultat des élections du 3 novembre. En effet, à l’exception de quelques groupes électoraux au sein de la communauté blanche américaine (une partie des électorats féminin, suburbain, rural et âgé), dont le choix pourrait encore varier en fonction du contexte social et politique jusqu’à l’élection, une majorité des électeurs ont leur opinion faite. Dès lors, l’enjeu, dans les deux camps, mais peut-être plus encore pour le parti démocrate, est celui de la mobilisation de ces électeurs dans les swing states. La participation électorale au sein de chaque camp y déterminera le résultat de l’élection présidentielle 2020.
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[1] Ces données, utilisées par le New York Times, sont issues de sondages faits à la sortie des urnes par Edison Research pour the National Election Pool, un consortium de médias ; le Pew Research Center fait état d’un écart plus petit, 43 % pour Trump ; 42 % pour Clinton.
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Robert Chaouad est également enseignant à la City University de New York (CUNY)