17.12.2024
Amérique latine et démocraties « Raminagrobis », juge suprême de la fable de La Fontaine
Presse
16 septembre 2020
eaucoup, d’élections en élections, se disputent les reliefs du pouvoir, d’Argentine au Mexique. De plus en plus souvent, ces concurrences et contestations, sont arbitrées par un Moloch judiciaire, au service d’intérêts politiques. Les perdants sont sacrifiés au nom d’une Loi transcendant les raisons de la démocratie et celles des élections. Des chefs d’États et de gouvernements latino-américains, en nombre croissant, sont écartés du pouvoir sans passer par la case votation. Au nom de la Constitution, de l’intérêt supérieur de la Nation et/ou de la patrie, de la lutte contre la corruption, de la salubrité démocratique, on assiste ces dernières années à un véritable jeu de massacre, indifférent aux idéologies. L’occupant occasionnel du pouvoir en appelle au Droit, pour siffler une brutale suspension des alternances électorales. Ces épisodes de religiosité institutionnelle s’achèvent, au mieux par un départ précipité des concurrents politiques vers un domicile privé. Et au pire en prison ou en exil.
Les victimes et leurs amis protestent contre ce qu’ils qualifient de crime contre les libertés et les valeurs républicaines. Une nouvelle branche de la politologie s’est créée autour de la « judiciarisation » de la vie politique en démocratie. Phénomène d’autant plus surprenant que l’impunité pour toutes sortes de délits est, sinon « de droit », du moins universellement constatable d’un pays à l’autre. Une justice politique immanente de type nouveau, redoutable et aléatoire, frappe certains avec rudesse et célérité, tout en fermant les yeux de façon pérenne sur d’autres.
Les faits interpellent la Justice, qui est dans les manuels considérée comme l’un des trois pouvoirs composant une démocratie équilibrée. Le jeu de massacre judiciaire et politique est devenu de pratique courante. L’examen par ordre alphabétique des États en ayant été affectés permet d’en mesurer l’universalité.
Dès les débuts de la mandature du président argentin Mauricio Macri (2015-2019), sa rivale et immédiate prédécesseure, Cristina Kirchner, a été mise en examen. La procédure suit son cours.
La Bolivie est gouvernée depuis novembre 2019 par une autorité de circonstance, celle de Jeanine Áñez. Très vite, des poursuites ont été engagées contre Evo Morales, exilé sous la contrainte. Après avoir été poursuivi pour terrorisme, il l’est désormais aussi pour agression sexuelle. Et donc interdit de candidature pour la consultation du 18 octobre 2020.
Au Brésil, en 2016, la présidente Dilma Rousseff a été destituée par décision des élus, pour « crime contre la Constitution ». Crime non qualifié mais validé par le vote de ses adversaires politiques, majoritaires au Parlement. L’ex-président Luiz Inácio Lula da Silva a été condamné pour corruption, à la veille des élections de 2018, et relâché la consultation passée. Le juge qui l’avait condamné, Sergio Moro, a été nommé ministre de la Justice, dès la prise de fonction de Jair Bolsonaro. Les charges retenues contre Lula sont depuis tombées les unes après les autres.
En Équateur, à quelques mois des présidentielles de février 2021, l’ex-président Rafael Correa, au terme d’une procédure éclair, condamné pour corruption, s’est vu retirer ses droits de citoyen.
Au Mexique, le chef de l’État, Andrés Manuel López Obrador (AMLO), a décidé de consulter la population, au nom de la lutte contre la corruption, afin de mettre en examen, selon une procédure de justice insolite, ses prédécesseurs du PAN (Parti d’action nationale) et du PRI (Parti révolutionnaire institutionnel).
Au Pérou, chaque alternance à la tête de l’État a été accompagnée de l’ouverture de poursuites contre le dernier détenteur du pouvoir : Alejandro Toledo (président de 2001 à 2006), en exil, fait l’objet d’une demande d’extradition ; Alan García (à la tête du pays de 1985 à 1990 et de 2006 à 2011) s’est suicidé ; Ollanta Humala (2011-2016) a été incarcéré en 2017, avant d’être relâché ; Pedro Pablo Kuczynski (PPK), élu en 2016, démissionnaire en 2018, est assigné à résidence.
Au Venezuela, les opposants au président Nicolás Maduro sont contraints à l’exil ou au risque permanent d’incarcérations, parfois suivies d’élargissements tout aussi arbitraires, prononcés au nom de la Loi. Décisions prises par une justice sélectionnée par les autorités.
La raison du plus fort, rappelle La Fontaine, était la Raison, tout court, à l’époque des monarchies de droit divin. La Justice aurait-elle aujourd’hui pris la place du Droit divin, pour justifier les entorses aux principes de la démocratie et de l’alternance électorale ? Aux sommets de l’État, d’éventuels candidats à la mise en examen bénéficient d’interprétations favorables du droit. En janvier 2019 le gouvernement du Guatemala a mis fin sans explication aux activités de l’enquêteur de la Commission internationale contre l’impunité. Le parlement du Salvador a voté en urgence en février 2020 une loi réduisant de façon drastique les poursuites ouvertes contre les auteurs de crimes contre l’humanité pendant la guerre civile. Deux exemples parmi beaucoup d’autres. La liste aurait pu être « enrichie » en Argentine, au Brésil, en Colombie, ou au Mexique.
La lutte contre la corruption, du Brésil de Jair Bolsonaro au Mexique d’Andrès Manuel López Obrador, est devenue l’alpha et l’oméga de tous ceux qui souhaitent prendre des chemins de traverse pour prendre le pouvoir et y rester. Reléguant de façon provisoire ou plus longue la nécessité d’élaborer des programmes, des projets de gouvernements soumis aux électeurs. La justice, y compris dans ses aspects les plus rétrogrades, par mise à jour de la Loi de Lynch, est mise au service des pouvoirs en place.
En revanche, si prompte à agir dans certaines circonstances politiques, elle est de façon générale inerte quand il s’agit de traiter la criminalité au jour le jour. Restant spectatrice d’une réalité qui est celle de la région du monde la plus affectée par toutes sortes de délits. Le taux d’homicide, hors zones de conflits, est si élevé en Amérique latine que l’OMS a considéré qu’il s’agissait d’une pandémie. Les 60 000 homicides constatés chaque année au Brésil, et plus de 30 000 au Mexique, restent quasiment en effet incompressibles. En dépit du Droit et de la lutte proclamée contre la corruption.