ANALYSES

Au Liban, un système « au bord de la rupture »

Presse
10 août 2020
La stratégie des manifestants semble avoir changé depuis octobre 2019 avec notamment la prise d’assaut de plusieurs ministères ces deux derniers jours. Quelle est votre analyse de la situation?

Cette phase est radicalement différente de celle des soulèvements d’octobre 2019, qui avait plutôt des aspects festifs, malgré quelques incidents ici et là. Cette deuxième phase risque par contre d’être beaucoup plus brutale et sanglante même, car la colère est exacerbée. Cette phase ressemblera beaucoup moins à Mai 68 et beaucoup plus à Thermidor [période représentant la chute de la dictature de Robespierre lors de la Révolution française à la fin du XVIIe siècle, NDLR].

Les manifestants ont symboliquement organisé l’exécution par pendaison de toutes les personnalités politiques, mais cela peut aller encore plus loin. Les ministres et les députés se font d’ailleurs chasser dès qu’ils sont aperçus dans les lieux publics ou dans la rue. Le climat est donc insurrectionnel à Beyrouth, ces jours-ci.

Quelle sera la prochaine étape? Le palais présidentiel pourrait-il être visé?

Nous avons atteint le point de rupture. Ce système est à bout de souffle, il ne peut plus tenir longtemps. Ce qui est certain, c’est que les institutions sont en train de s’effriter et l’on craint d’assister à une spirale de violences, surtout en raison du contexte de crise économique et financière sans précédent.

La question du palais présidentiel est une question très sensible au Liban. [Historiquement réservée aux chrétiens], la présidence de la République a toujours été défendue par le patriarcat maronite, même en cas de désaccords politiques entre les deux. C’est ce qui s’était passé en 2005, dans la foulée des manifestations contre la présence syrienne au Liban, à la suite de l’assassinat de l’ancien premier ministre Rafic Hariri. Le patriarche maronite [à l’époque], qui était très hostile à la présence syrienne au Liban, n’a pourtant pas souhaité que les manifestants se dirigent vers le palais présidentiel, qui était occupé par Émile Lahoud [un pro-syrien].

Cette fois-ci, les manifestants n’écouteront probablement pas les conseils de qui que ce soit, mais le président continue de bénéficier d’une certaine assise non négligeable dans la rue chrétienne. Donc, c’est une question délicate, qui risque d’entraîner des dérapages.

Nous avons vu les limites des manifestants face à l’armée libanaise, qui les a délogés des ministères occupés samedi. Quel rôle joue cette institution entre le pouvoir et les citoyens?

L’armée est la dernière institution qui rassemble au Liban parce qu’elle compte, dans ses rangs, des militaires de toutes les communautés religieuses. Les Libanais, ayant énormément souffert durant les multiples guerres communautaires, ont toujours estimé que l’armée reste leur dernier rempart contre l’effritement du pays. Donc, il y a un attachement symbolique assez fort envers cette institution. Toutefois, il est vrai qu’il y a eu des dérives dans les derniers jours et l’armée a parfois été utilisée pour réprimer assez brutalement les manifestations.

Il y a, par ailleurs, une grande angoisse chez les Libanais que de voir cette armée s’effondrer encore une fois, comme ce fut le cas au début de la guerre de 1975. [Depuis le 30 juillet], l’armée libanaise ne sert plus de viande dans les repas fournis aux soldats, en raison de la situation économique. Bien que représentant une part importante du budget de l’État, l’armée doit se serrer la ceinture et elle est soumise à une pression très intense.

Les soldats doivent maintenir l’ordre dans des conditions économiques très difficiles et ils sont eux-mêmes tiraillés entre différentes affiliations. Le grand défi sera donc de maintenir l’unité de l’armée face à ces forces centripètes.

Les manifestations risquent-elles de s’essouffler à nouveau, comme cela a été le cas après la révolution d’octobre 2019?

Je pense que cette fois-ci, on a atteint un tel degré d’exaspération, de colère et de rage même, que les Libanais sont déterminés à engager un véritable bras de fer avec le pouvoir. Ça ne sera pas fini en une ou deux semaines, le bras de fer entre le régime et la population sera long. Mais je pense que la colère ne va pas s’essouffler de sitôt.

Maintenant, si la répression monte encore de plusieurs crans, ce sont les manifestants issus d’une certaine classe sociale qui risquent de déserter, peut-être. Mais les jeunes en colère qu’on voit dans la rue ne vont pas s’essouffler de sitôt, je crois. On voit sur leur visage une véritable volonté d’aller au bout de cette révolte. Ce qui est à craindre, plutôt, c’est le risque de récupération ou de confiscation de cette révolution par divers éléments.

Depuis la double explosion qui a meurtri Beyrouth il y a une semaine, le Liban est en ébullition. Après le choc, une colère noire contre la classe dirigeante, accusée de corruption depuis des décennies, s’est installée. Où s’en va donc le pays? Cinq questions à Karim Émile Bitar, directeur de recherche à l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS) et professeur à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth.

La stratégie des manifestants semble avoir changé depuis octobre 2019 avec notamment la prise d’assaut de plusieurs ministères ces deux derniers jours. Quelle est votre analyse de la situation?

Cette phase est radicalement différente de celle des soulèvements d’octobre 2019, qui avait plutôt des aspects festifs, malgré quelques incidents ici et là. Cette deuxième phase risque par contre d’être beaucoup plus brutale et sanglante même, car la colère est exacerbée. Cette phase ressemblera beaucoup moins à Mai 68 et beaucoup plus à Thermidor [période représentant la chute de la dictature de Robespierre lors de la Révolution française à la fin du XVIIe siècle, NDLR].

Les manifestants ont symboliquement organisé l’exécution par pendaison de toutes les personnalités politiques, mais cela peut aller encore plus loin. Les ministres et les députés se font d’ailleurs chasser dès qu’ils sont aperçus dans les lieux publics ou dans la rue. Le climat est donc insurrectionnel à Beyrouth, ces jours-ci..

Quelle sera la prochaine étape? Le palais présidentiel pourrait-il être visé?

Nous avons atteint le point de rupture. Ce système est à bout de souffle, il ne peut plus tenir longtemps. Ce qui est certain, c’est que les institutions sont en train de s’effriter et l’on craint d’assister à une spirale de violences, surtout en raison du contexte de crise économique et financière sans précédent.

La question du palais présidentiel est une question très sensible au Liban. [Historiquement réservée aux chrétiens], la présidence de la République a toujours été défendue par le patriarcat maronite, même en cas de désaccords politiques entre les deux. C’est ce qui s’était passé en 2005, dans la foulée des manifestations contre la présence syrienne au Liban, à la suite de l’assassinat de l’ancien premier ministre Rafic Hariri. Le patriarche maronite [à l’époque], qui était très hostile à la présence syrienne au Liban, n’a pourtant pas souhaité que les manifestants se dirigent vers le palais présidentiel, qui était occupé par Émile Lahoud [un pro-syrien].

Cette fois-ci, les manifestants n’écouteront probablement pas les conseils de qui que ce soit, mais le président continue de bénéficier d’une certaine assise non négligeable dans la rue chrétienne. Donc, c’est une question délicate, qui risque d’entraîner des dérapages.

Nous avons vu les limites des manifestants face à l’armée libanaise, qui les a délogés des ministères occupés samedi. Quel rôle joue cette institution entre le pouvoir et les citoyens?

L’armée est la dernière institution qui rassemble au Liban parce qu’elle compte, dans ses rangs, des militaires de toutes les communautés religieuses. Les Libanais, ayant énormément souffert durant les multiples guerres communautaires, ont toujours estimé que l’armée reste leur dernier rempart contre l’effritement du pays. Donc, il y a un attachement symbolique assez fort envers cette institution. Toutefois, il est vrai qu’il y a eu des dérives dans les derniers jours et l’armée a parfois été utilisée pour réprimer assez brutalement les manifestations.

Il y a, par ailleurs, une grande angoisse chez les Libanais que de voir cette armée s’effondrer encore une fois, comme ce fut le cas au début de la guerre de 1975. [Depuis le 30 juillet], l’armée libanaise ne sert plus de viande dans les repas fournis aux soldats, en raison de la situation économique. Bien que représentant une part importante du budget de l’État, l’armée doit se serrer la ceinture et elle est soumise à une pression très intense.

Les soldats doivent maintenir l’ordre dans des conditions économiques très difficiles et ils sont eux-mêmes tiraillés entre différentes affiliations. Le grand défi sera donc de maintenir l’unité de l’armée face à ces forces centripètes.

Un soldat libanais fait face à une femme en colère et à des dizaines de manifestants derrière elle.
Les Libanais ne décolèrent pas et manifestent intensément contre leur gouvernement à la suite de l’explosion meurtrière du port de Beyrouth mardi.

Les manifestations risquent-elles de s’essouffler à nouveau, comme cela a été le cas après la révolution d’octobre 2019?

Je pense que cette fois-ci, on a atteint un tel degré d’exaspération, de colère et de rage même, que les Libanais sont déterminés à engager un véritable bras de fer avec le pouvoir. Ça ne sera pas fini en une ou deux semaines, le bras de fer entre le régime et la population sera long. Mais je pense que la colère ne va pas s’essouffler de sitôt.

Maintenant, si la répression monte encore de plusieurs crans, ce sont les manifestants issus d’une certaine classe sociale qui risquent de déserter, peut-être. Mais les jeunes en colère qu’on voit dans la rue ne vont pas s’essouffler de sitôt, je crois. On voit sur leur visage une véritable volonté d’aller au bout de cette révolte. Ce qui est à craindre, plutôt, c’est le risque de récupération ou de confiscation de cette révolution par divers éléments.

Les yeux du monde entier sont rivés sur le Liban. Le soutien international se limitera-t-il à l’aide humanitaire ou y aura-t-il une pression exercée en faveur d’un changement?

Oui, le temps est venu pour un changement politique profond. Je dirais même que le système est en train de s’effondrer par lui-même. Le temps est venu de penser à une refonte du système politique tout entier. Le Liban a besoin d’une nouvelle classe politique et de nouvelles institutions.

Cela dit, le soutien international a en effet ses limites. Il y a les secours d’urgence et l’aide internationale qui doit passer par le FMI, mais il ne faudrait pas que le Liban devienne à nouveau une scène ouverte aux ingérences étrangères.

La visite du président français Emmanuel Macron a permis de remobiliser les bailleurs de fonds internationaux, mais ce qui est à craindre, c’est que la situation au pays ne soit instrumentalisée par des puissances régionales qui ont d’autres objectifs que la stabilité du pays, la justice sociale et la création d’un nouveau système politique libanais. Nous sommes au cœur d’un bras de fer américano-iranien et au cœur d’une guerre froide irano-saoudienne.

Le rôle que pourraient jouer éventuellement les amis du Liban à l’international, c’est plutôt d’insulariser ce pays pour lui permettre de retrouver une certaine stabilité. Il faut qu’il puisse repenser son système en lui permettant de se désengager de la guerre des axes, de reconstruire une économie fondée sur des bases plus saines et briser ce cercle vicieux qui dure depuis plus de 20 ans.
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