12.11.2024
Une préoccupante dégradation de la relation franco-turque
Tribune
3 septembre 2020
Les relations entre la France et la Turquie traversent, une nouvelle fois, une phase délicate. Si les crises, par le passé innombrables, ont toujours été suivies d’embellies, il est néanmoins loisible de constater, au fil des années, que l’accumulation des différends induit une dégradation tendancielle, dont la crise actuelle témoigne amplement. L’on peut craindre, dans ce contexte, qu’un ressort ait été cassé dans la relation entre Paris et Ankara qu’il sera long et difficile de réparer.
Une instrumentalisation historique
Une des difficultés récurrentes a longtemps été, dans les deux pays, l’instrumentalisation de la relation pour des raisons de politique intérieure. En France, des présidents de la République successifs ont largement usé de cette dimension. Celui qui l’a fait avec le plus de constance, de cynisme et d’acharnement fut Nicolas Sarkozy qui, tout à sa stratégie d’assèchement, à son profit, d’une partie de l’électorat du Front national et de la droite radicale, n’hésita pas à endosser les thèmes hostiles à la Turquie se situant sur le terrain des « valeurs » identitaires et islamophobes. En Turquie, le président Erdoğan use et abuse de la rhétorique nationaliste pour présenter les pays occidentaux, dont la France n’est pas des moindres, comme cherchant à imposer leur volonté, poursuivant, selon lui, leur vieux rêve de mise en coupe et d’asservissement du pays.
Cette dimension a été aiguisée par la question du génocide arménien. Le Parlement français a voté en 2001 une loi déclarative reconnaissant le génocide. Quelques années plus tard, des tentatives parlementaires de pénalisation à l’encontre de celles et ceux qui auraient dénié la qualification de génocide aux massacres de masse de 1915 ont été retoquées à deux reprises, en 2012 puis en 2017, par le Conseil constitutionnel. Ces initiatives politiques ont cabré les autorités turques et certainement marqué le début de la lente, mais irrépressible, dégradation de la relation bilatérale.
Au cours des dernières années, la question de la candidature turque à l’Union européenne (UE) a, bien évidemment, constitué la toile de fond des mises en cause et récriminations réciproques. Les déclarations de dirigeants français de premier plan ont, en effet, entretenu et aiguisé un climat de suspicion. Ainsi, lorsque Valéry Giscard d’Estaing, tout à ses travaux de président de la Convention sur l’avenir de l’Europe, expliqua que « La Turquie est un pays proche de l’Europe, un pays important, qui a une véritable élite, mais ce n’est pas un pays européen », et précisa, en évoquant l’hypothétique adhésion de la Turquie à l’Union, « Je donne mon opinion : c’est la fin de l’Union européenne »[1], les réactions furent nombreuses et passionnelles. Quelques années plus tard, Nicolas Sarkozy n’eut de cesse, à l’unisson de la chancelière Merkel, de prôner un partenariat privilégié en lieu et place d’une adhésion pleine et entière de la Turquie à l’Union européenne, allant jusqu’à dédaigneusement déclarer, lors d’une émission télévisée, « si la Turquie était européenne, cela se saurait ». On peut aussi s’interroger sur l’opportunité de l’analyse émise par Emmanuel Macron lors de son discours prononcé lors de la traditionnelle conférence des ambassadeurs, le 27 août 2018, qualifiant la politique du président turc de « projet panislamique régulièrement présenté comme antieuropéen ». Affirmation qui questionne d’autant plus qu’elle est formulée à un moment où la France prétend être en mesure de jouer un nouveau rôle décisif sur les scènes européenne et internationale. La volonté énoncée du président français de refonder les modalités de la construction de l’UE aurait alors dû constituer une fenêtre d’opportunité se déclinant aussi dans la relation à la Turquie. Néanmoins, les velléités du président Macron en ce domaine ont, il est vrai, vite marqué leurs limites.
Ces quelques rappels succincts indiquent assez bien la multiplication des sujets de controverses. Ces derniers restaient pourtant circonscrits à des déclarations qui, aussi désagréables fussent-elles, demeuraient rhétoriques, en dépit de quelques déconvenues économiques pour des entreprises françaises mises à l’écart d’appels d’offres turcs.
Une escalade contre-productive
Comme souvent dans ce type de situation de tensions persistantes, des divergences qui auraient habituellement pu trouver des solutions de compromis se sont multipliées ces derniers mois de manière peu contrôlée par les exécutifs français et turcs. Cette escalade exprime les rancœurs et les méfiances réciproques mais s’avère contre-productive, car rien en réalité ne la justifie véritablement. Les récriminations, petites phrases sibyllines et mots inutilement blessants enveniment la situation en exacerbant les différences de perception et d’analyse.
Sur le fond, la liste est désormais longue des sujets qui fâchent, et l’on peut constater qu’ils concernent de plus en plus fréquemment des dossiers d’ordre géopolitique : question kurde en Syrie, Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), Libye, Méditerranée orientale, la liste s’allonge et renvoie, en outre, à des mécaniques de partenariats concurrents et rivaux. Dans chaque cas, l’opposition frontale et la surenchère semblent désormais prévaloir sur la recherche de voies de compromis diplomatiques et politiques. Ainsi, parmi beaucoup d’autres exemples, Emmanuel Macron jugeait, en novembre 2019, dans un long entretien à The Economist, l’OTAN en état de « mort cérébral », parce que n’ayant pas su réagir à l’opération militaire turque déclenchée en octobre contre des positions kurdes des groupes armés du Parti de l’union démocratique (PYD) dans le Nord de la Syrie. « Fais d’abord examiner ta propre mort cérébrale », lui rétorquait Recep Tayyip Erdoğan quelque temps plus tard.
Ce qui est clair, c’est la totale mécompréhension qui désormais s’instaure entre la France et la Turquie, et surtout, plus grave, le refus de tenter de saisir la logique de l’interlocuteur. Des visions idéologiques antinomiques semblent désormais prévaloir et aboutissent à une situation de blocage.
Sur la question kurde, Paris considère que le PYD fait partie des « combattants de la liberté » et, par ce fait, est l’allié de la France, parce qu’ayant affronté Daech au sol avec efficacité. Or, pour les dirigeants d’Ankara, ainsi que pour une large partie de l’opinion publique turque, le PYD est avant tout la projection syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), qualifié en l’occurrence de terroriste, ainsi qu’à Paris au demeurant. Cette analyse aboutit donc au refus absolu que le PYD puisse constituer un territoire autonome le long de la frontière turco-syrienne. Incompatibilité radicale des points de vue donc, amplifiée par la situation du chaos syrien au sein duquel la Turquie a réussi à se replacer dans le jeu politique en participant au groupe d’Astana, alors que la France est désormais un observateur sans guère de moyens pour peser en quoi que ce soit sur le règlement du conflit.
La situation est encore plus problématique sur la Libye, puisque la confrontation maritime a failli dégénérer entre navires français et turcs au mois de juin 2020. La succession d’erreurs commises par la France dans le traitement du dossier libyen explique probablement en retour l’agressivité du président Macron, et l’accusation d’expansionnisme formulée à l’encontre de la Turquie constitue alors un moyen facile de tenter de se dédouaner. Mais ce qui en l’occurrence pose question, c’est qu’un Etat, membre du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU), ne soutienne pas le gouvernement de Fayez Al-Sarraj, pourtant reconnu et soutenu par l’ONU, et marque a contrario sa complaisance à l’égard d’un chef rebelle, le maréchal Haftar. Si la Turquie conçoit probablement des arrière-pensées dans ses décisions, il n’en demeure pas moins que son intervention militaire a contribué à sauver le gouvernement théoriquement considéré comme légitime par ladite communauté internationale.
Ces tensions sont, de plus, aggravées par les systèmes de partenariat de chacun des protagonistes, qui renvoient aux enjeux d’influence géopolitique régionale. Ainsi, sans pouvoir prétendre ici à l’exhaustivité, ce dossier libyen ramène ainsi aux enjeux de la découverte et de l’exploitation des ressources en hydrocarbures en Méditerranée orientale. Le litige est ancien mais connaît des rebondissements récents inquiétants. Echaudé par le retournement des rapports de forces sur le théâtre libyen, Emmanuel Macron a décidé de montrer la force militaire française pour soutenir la Grèce et les Chypriotes grecs. Pour autant, il n’a pas réussi à mobiliser l’UE sur ses positions, puisque l’Allemagne, notamment, se refuse à la surenchère et privilégie les tentatives de médiation politique.
Une urgente réévaluation
Autant la rhétorique nationaliste et guerrière de Recep Tayyip Erdoğan est déplacée, autant il est inutile et dangereux de raisonner de façon binaire à son encontre. On ne peut, tout d’abord, faire comme si la question chypriote était réglée puisqu’elle ne l’est malheureusement toujours pas. Il nous faut admettre que si l’entrée de Chypre au sein de l’UE en 2004 possède une réalité juridique cela ne signifie pas qu’elle en ait une politiquement, puisque l’île est toujours de facto divisée en deux parties. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’UE, à la fois juge et partie, est impuissante à participer positivement au règlement de ce dossier, qui n’en finit plus de s’éterniser. Quant à la délimitation du plateau continental, des eaux territoriales ou de la zone économique exclusive (ZEE), il suffit d’examiner une carte de la région pour comprendre que le droit maritime international nécessiterait des aménagements particuliers pour que la mer Egée et la région maritime méridionale de la Turquie ne deviennent purement et simplement pas un lac grec. C’est en ce sens que ni la surenchère ni la diplomatie de la canonnière ne sont efficientes, et que seules de véritables négociations sont susceptibles de procéder à un règlement de ces contentieux sensibles qui perdurent depuis des décennies.
Le torchon brûle donc entre la France et la Turquie. C’est d’autant plus regrettable que la France, nation politique, est probablement la mieux placée pour pouvoir relancer sur d’autres bases la relation de l’UE avec Ankara, sans faux fuyants et sans fausses promesses. C’est pourquoi les jugements biaisés et gesticulatoires fréquemment formulés à son encontre, ne permettent non seulement pas de comprendre la Turquie, mais s’avèrent aussi contre-productifs parce qu’ils risquent de nous priver des possibilités de conforter notre relation avec un partenaire qui s’affirme comme incontournable. Il serait alors judicieux de cesser de propager une vision par trop dépréciative de ce pays pour, enfin, le considérer à son juste niveau. Pour ce faire, il faut le courage politique de la clarté, et savoir combiner exigence du respect des principes et des règles de fonctionnement qui doivent être ceux d’un Etat de droit et multiplication des initiatives, pour parvenir à mieux créer et renforcer les coopérations plurielles dont nous restons persuadés qu’elles peuvent être fécondes.
Il serait vain de nier les divergences entre la France et la Turquie sur de nombreux dossiers, mais il serait erroné d’en tirer prétexte pour laisser leur relation se détériorer encore plus. Une urgente réévaluation s’impose dans la perception de la Turquie. La capacité des dirigeants actuels à y parvenir permettra de distinguer les responsables politiques de ceux qui peuvent se targuer de la qualité d’homme d’Etat.
[1] Le Monde, 9 novembre 2002.
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Cet article est publié en partenariat avec Orient XXI qui en propose une version courte sur son site internet sous le titre “Le torchon brûle entre la France et la Turquie”.