18.12.2024
Le Liban peut-il encore se sortir de la crise ?
Interview
22 juillet 2020
La situation économique et sociale libanaise est alarmante. Les contestations populaires ne faiblissent pas, mais elles font face à une répression de plus en plus importante. L’hyperinflation à laquelle le pays fait face se conjugue à la corruption, mais aussi aux tensions géopolitiques régionales. Entretien avec Karim Émile Bitar, chercheur associé à l’IRIS.
En proie à une crise socio-économique sans précédent, le Liban connaît une contestation populaire inédite. Or de plus en plus de voix s’élèvent pour dénoncer un climat d’intimidation et de répression. Qu’en est-il ? La situation sécuritaire est-elle en train de largement se dégrader ?
À ce jour, la situation sécuritaire reste globalement sous contrôle, même si on aperçoit de nombreux nuages à l’horizon. La période qui s’ouvre et qui nous sépare des prochaines élections américaines, est une période qui s’annonce particulièrement dangereuse. Au niveau local, le climat d’intimidation est bien réel. Incapables de résoudre les problèmes économiques et sociaux colossaux, les autorités s’efforcent de faire taire les nombreuses voix qui protestent contre les conditions de vie. Depuis près de deux ans, les libertés publiques se sont réduites comme peau de chagrin. Une dizaine d’ONG ont fait front commun cette semaine pour protester contre les atteintes aux libertés.
Le Liban est un pays qui, historiquement, se distinguait des autres pays de la région par de larges marges de liberté laissées aux citoyens, aux activistes, aux artistes et aux journalistes. Or, aujourd’hui, il suffit d’ironiser quelque peu sur les réseaux sociaux, d’exprimer des critiques un peu vives à l’encontre d’un dirigeant, pour se faire convoquer par un supposé bureau de répression de la cybercriminalité – dont la définition du « cyber-crime » est particulièrement cocasse et étendue. Un certain nombre de journalistes et de militants ont ainsi été convoqués et parfois même violentés. On assiste à un climat de répression, cependant sans commune mesure avec celle extrêmement brutale à laquelle on assiste dans un pays comme l’Égypte, qui compte près de 60 000 prisonniers politiques. Le Liban demeure un pays où l’on peut s’exprimer assez librement. Mais, s’installe l’impression que les autorités souhaitent envoyer un signal à la population pour éviter des débordements, en réprimant quelques blogueurs, journalistes ou des personnes qui se seraient un peu trop lâchées sur les réseaux sociaux, et ainsi se protéger d’un effet boule de neige, en évitant que beaucoup d’autres ne laissent libre cours à leur grande colère.
Avec une dette de plus de 170 % de son PIB et une inflation record, le Liban fait face à une situation économique qualifiée de « hors de contrôle » par Michelle Bachelet. Les solutions pour sortir de cette crise peuvent-elles être trouvées en interne, ou la situation économique du Liban devra-t-elle nécessairement être mise sous tutelle du Fonds monétaire international (FMI) ?
Le grand paradoxe est que dans la plupart des pays du monde, l’arrivée du FMI est perçue très négativement. Cela signifie une mise sous tutelle, accompagnée de politiques d’austérité impliquant que la population devra se serrer la ceinture pendant de nombreuses années.
Or, le Liban – comme souvent – fait exception. Sa population n’est pas aussi hostile qu’ailleurs à l’arrivée du FMI. Le pays a atteint un tel degré de corruption et d’incompétence des équipes au pouvoir que le FMI apparaît, paradoxalement, comme beaucoup plus progressiste que la plupart des forces politiques présentes sur l’échiquier libanais, et cela est souligné même par les partis les plus radicaux.
La situation est inédite, car c’est le FMI et les organismes internationaux qui proposent aujourd’hui des mesures de justice sociale un tant soit peu protectrices des Libanais les plus vulnérables face à la crise sociale et économique. A contrario, ceux qui s’efforcent de maintenir le statu quo sont ceux qui ont le plus profité ces vingt dernières années, notamment l’oligarchie politico-financière.
La situation économique du Liban est dramatique. Le pays fait face à une hyperinflation, les principales banques sont en grande difficulté – voire même pour certaines en situation de faillite non déclarée. La Banque Centrale du Liban a, selon le Financial Times, usé de méthodes comptables très douteuses pour maquiller ses pertes. Le pays a une dette record allant de 85 à près de 100 milliards de dollars. Le FMI a confirmé ces chiffres, avancés dans le cadre du plan de sauvetage économique du gouvernement libanais. Ce plan proposait que les actionnaires des banques, les détenteurs de comptes supérieurs à 10 millions de dollars (environ 900 comptes en banque au Liban disposent de près de 10 millions de dollars), et ceux qui ont beaucoup profité des « ingénieries financières » mises en place pendant ces cinq dernières années, soient raisonnablement mis à contribution pour que les populations les plus vulnérables ne soient pas les plus touchées. Le FMI cautionne cette approche, dite de « bail-in ». Or, ce sont souvent des hommes politiques proches des milieux d’affaires, des banques et de cette oligarchie politico-financière qui s’efforcent de mettre en avant des arguments fallacieux afin de ne pas reconnaître l’ampleur des pertes économiques. Ils la sous-évaluent pour tenter de mettre en échec les négociations avec le FMI, qui patinent aujourd’hui.
Ce sont les plus vulnérables qui en payent le prix, le Liban étant soumis à une hyperinflation et à une pauvreté galopante. La Banque mondiale estime que plus de 50 % de la population libanaise se trouve sous le seuil de pauvreté, et plus de 30 %, va tomber sous le seuil d’extrême pauvreté.
Le pays est par ailleurs dans une région où les tensions géopolitiques sont nombreuses (loi César, conflit syrien, embargo sur l’Iran, etc.). Dans quelle mesure impactent-elles le Liban ? Quid également de l’impact de la crise sanitaire liée au Covid-19 ?
L’ampleur des crises internes au Liban se trouve, comme toujours, accentuée par les crises géopolitiques régionales. Le Covid-19 a considérablement fait ralentir l’économie libanaise de la même manière qu’il a ralenti l’ensemble des économies moyen-orientales et mondiales. Il a également accentué le taux de chômage, déjà très élevé.
Par ailleurs, les politiques de pression maximale, mises en place par Donald Trump contre Téhéran, sont venues accentuer le goulot d’étranglement. Quant à la loi César à l’encontre de la Syrie, elle est venue renforcer un peu plus l’isolement du Liban. Les pays du Golfe, à l’image de l’Arabie saoudite, ne souhaitent plus offrir au pays d’assistance financière, estimant que le Hezbollah joue un rôle trop important dans la vie politique libanaise. De concert avec les États-Unis, ils ont décidé que cette aide ne serait plus possible tant que ce parti jouera un rôle aussi déterminant. Coupé de ses relais traditionnels, le pays se retrouve donc soumis à un blocus qui ne dit pas son nom.
Le Liban doit ainsi traverser cette passe extrêmement difficile sans avoir le moindre allié régional ou international. Certains ont laissé entrevoir une ouverture vers l’Est, c’est-à-dire vers Pékin, en espérant que des investissements chinois permettent au Liban de rééquilibrer son économie. Mais cette promesse semble illusoire. Le Liban a besoin d’une injection massive et immédiate de devises étrangères, de dollars américains. Une ouverture économique sur la Chine pourrait éventuellement permettre de diversifier l’économie libanaise, mais cela ne porterait ses fruits que dans cinq à dix ans. Cela ne résout absolument pas le problème immédiat du manque de devises, produisant cette inflation, accompagnée de la mise sous pression de la livre libanaise, conjuguée à cette explosion de la pauvreté. Cet appauvrissement généralisé risque de conduire à des vagues d’émigration, et le Liban risque de perdre ce qu’il a de plus précieux : ses ressources humaines. C’est ce qu’il y a de plus triste dans la situation actuelle.
Propos recueillis par Agathe Lacour-Veyranne