ANALYSES

Une aide humanitaire à géopolitique variable : les enjeux d’accès dans les zones non contrôlées par l’État

Tribune
20 juillet 2020
 


Malgré tout l’arsenal juridico-institutionnel international existant, l’actualité continue de nous montrer que l’accès à l’aide humanitaire reste un combat permanent, surtout dans les territoires à gouvernance rebelle qui se sont émancipés de leur État de tutelle. Dans le doute, mieux vaut se dépêcher de fuir du bon côté, le droit à la vie restant encore trop souvent à géopolitique variable.

Ce qui vient de se passer à la frontière turco-syrienne le 11 juillet dernier, en est une parfaite illustration. À 9 000 kilomètres de là, à New York, le maintien des deux uniques points d’entrée autorisant le passage de convois humanitaires en zone rebelle syrienne a été âprement discuté il y a quelques jours, par les 15 membres permanents et non permanents du Conseil de sécurité des Nations unies. D’un côté la Russie et la Chine, dotées d’un droit de veto, poussant à la fermeture et au transit obligatoire de l’aide par Damas dans le souci affiché de ne pas court-circuiter le régime en place ; de l’autre, les 13 autres membres actuels[1], poussant pragmatiquement au maintien des deux points d’entrée pour assurer un approvisionnement humanitaire direct de la Turquie aux zones rebelles syriennes. Par calcul diplomatique et cynisme du calendrier de négociation, les points d’entrée de Bab Al-Hawa, à proximité d’Idlib, et de Bab Al-Salamah, à proximité d’Alep, sont fermés quelques heures, le samedi 11 juillet, sous le prétexte fallacieux que l’autorisation administrative de passage pour l’aide humanitaire est arrivée à terme pendant les discussions… Cette autorisation avait été mise en place en 2014 par la résolution 2165, et la date d’expiration du dernier renouvellement correspondait au 10 juillet. Ce pied de nez administratif au droit à la vie de plusieurs millions de personnes, déplacées et hôtes, dans les territoires rebelles syriens, montre une énième fois l’obsolescence du système de fonctionnement du Conseil de sécurité, dont l’élargissement ne restera que de façade tant que le système de veto, vieux de 75 ans, ne sera pas abrogé. Un seul point d’entrée est finalement rouvert, le poste de Bab Al-Hawa, dernier bastion autorisé pour canaliser l’aide humanitaire onusienne dans les zones rebelles syriennes. Comment absorbera-t-il plus de 1 500 camions onusiens par mois, en plus des véhicules des ONG et des autres usagers privés ? L’histoire ne le dit pas, mais en l’espace de six mois, le nombre de points d‘entrée transfrontaliers autorisant l’acheminement de l’aide humanitaire en Syrie a été divisé par quatre, passant de quatre à deux en janvier 2020, puis de deux à un le 11 juillet dernier, au mépris des besoins humanitaires du Nord-Ouest syrien.

À bien des égards, cette situation rappelle le cas angolais, quand à la fin des années 1990, le régime de Luanda avait poussé les Nations unies à ne pas intervenir dans les zones contrôlées par l’UNITA, afin de ne pas compromettre la continuation de leurs activités en zone gouvernementale. Mais au-delà du cas d’école, cette manipulation de l’aide à des fins stratégiques interroge. Dans les pays qui sont coupés en deux par une guerre civile, avec d’un côté une gouvernance d’État et de l’autre une gouvernance rebelle, comment garantir l’accès à l’aide humanitaire pour tous, quel que soit le côté de la ligne de front ? Peut-on encore postuler une souveraineté nationale, là où en pratique, l’État n’exerce plus aucune autorité ? Et quid de l’indépendance et de la souplesse opérationnelles des acteurs de l’aide, si le détail des points d’accès transfrontaliers autorisant le passage de convois humanitaires doit être prédéfini dans une résolution figée du Conseil de sécurité, uniquement quand l’État n’est plus maître des lieux ? Un biais rebelle est bien existant dans la diplomatie internationale actuelle, et dans cette culture du consensus au plus haut niveau politique, les victoires et avancées rebelles n’ont pas bonne presse. Les dispositifs de sortie de crise sont surtout des solutions négociées qui privilégient les accords de partage de pouvoir entre d’anciens ennemis. Ce signe évident de partialité dans l’approche internationale de gestion des conflits internes n’est quasiment jamais remis en cause, même si les quelques partisans de la non-intervention argumentent que cette culture du compromis est peu compatible avec une construction de paix pérenne, parce qu’elle empêche certains mécanismes endogènes de se réaliser.

Alors dans un pays coupé en deux et géopolitiquement stratégique, comment défendre les quatre piliers de l’humanitaire ? Comment respecter le principe de neutralité qui implique que l’aide humanitaire ne doit favoriser aucun camp ? Comment s’assurer du principe d’humanité en proposant des solutions aux souffrances humaines partout où elles se manifestent ? Comment continuer d’observer le principe d’impartialité qui pose que l’aide humanitaire doit être octroyée sans discrimination, sur la seule base des besoins ? Comment enfin maintenir un principe d’indépendance opérationnelle, qui réussit à détacher les objectifs humanitaires des objectifs économiques, militaires et géopolitiques ? En divisant par quatre les points d’entrée de l’aide humanitaire en zone rebelle syrienne, l’exemple que nous avons évoqué plus haut est un camouflet cinglant à chacun de ces principes et plus largement, au droit international humanitaire. Résultat subi de pratiques d’obstruction, on ne peut que regretter que cette diplomatie au chantage soit devenue la norme dans les processus de négociations internationales. Dès lors, comment composer avec de telles règles du jeu ? Doit-on s’accrocher à plaider pour une assistance humanitaire déconnectée des parties au conflit, mais probablement condamnée à une impasse diplomatique ? Ou doit-on commencer à assumer le côté politique des interventions, en utilisant les parties au conflit comme facilitateurs ?

L’humanitaire est tout sauf apolitique, et c’est une erreur de persister à le présenter comme tel. L’aide peut être manipulée par le haut, à des fins stratégiques, géopolitiques, elle peut servir d’alibi à des déplacements forcés de population pour servir les intérêts d’un régime ou, dans le cas évoqué plus haut, être utilisée comme moyen de pression et servir de tampon pour ménager la Russie. Mais l’aide peut aussi être manipulée par le bas, par les populations bénéficiaires elles-mêmes. Le simple fait que les interventions humanitaires s’enchâssent dans un milieu donné, non homogène, composé d’une multiplicité d’acteurs socio-politico-économiques et traversé de conflits d’intérêts, doit inciter à le reconnaître. Alors, comment assumer ce côté politique et le décliner en pratique pour garantir l’accès de l’aide humanitaire aux zones non contrôlées par l’État, indépendamment des enjeux géopolitiques des contextes d’opérations ?

La question de la légitimité territoriale est centrale à la résolution de ce dilemme. Dans nombre de contextes politiquement instables, cette légitimité ne découle pas forcément des institutions existantes mises en place par un processus démocratique ou par un régime autoritaire centralisé. En pratique, la souveraineté locale est souvent conférée « d’en bas », et si un certain ordre social arrive à être assuré sur le territoire par des groupes non gouvernementaux – même rebelles ou miliciens -, c’est en général suffisant pour que ces groupes acquièrent une certaine forme de légitimité territoriale auprès des populations. Finalement, peu importe qui contrôle la zone. Même si cette légitimité reste fragile et dépendante des avancées militaires, par la force des choses et la montée en puissance du politique dans la gestion des affaires courantes, les chefs de guerre se mettent peu à peu à assumer des fonctions d’administrateurs locaux du territoire, et deviennent donc des acteurs incontournables dans les négociations d’accès humanitaire à leurs zones.

Or dès lors qu’il y a une gouvernance politique quelque part – quelle qu’elle soit – l’aval du régime central, contesté politiquement et militairement à l’intérieur de ses frontières, ne devrait pas être un prérequis pour autoriser des opérations humanitaires par des tiers qui ne sont pas parties au conflit. C’est bien là la limite du droit international actuel qui ne s’écrit qu’au niveau des États et qui ne prévoit le cadre d’une intervention extérieure que si l’État central est d’accord, peu importe qu’il soit resté souverain dans la zone prévue d’intervention. En cas de refus, l’intervention est considérée illicite, même si elle est à visée humanitaire. C’est la limite du principe de non-ingérence. C’est l’échec de la mise en œuvre concrète, par la communauté internationale, de la responsabilité de protéger lorsqu’un État manque à son obligation de protection auprès d’une partie de sa population, soit par incapacité structurelle, soit par volonté politique. Les textes le prévoient pourtant. Lorsqu’un État accepte le principe d’un droit d’assistance humanitaire aux populations civiles victimes d’un conflit interne, le sort de ces populations ne relève plus de son domaine réservé. L’accès aux zones rebelles ne devrait donc pas avoir à être négocié. Quel écart avec la pratique… Pendant ce temps, près d’Alep, on mange de l’herbe dans une indifférence quasi générale, et la file de véhicules s’allonge à Bab Al-Hawa.

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[1] Ces 13 membres comprennent trois membres permanents du Conseil de sécurité (la France, le Royaume-Uni et les États-Unis), avec droit de veto, et dix membres non permanents (l’Afrique du Sud, l’Allemagne, la Belgique, l’Estonie, l’Indonésie, le Niger, la République dominicaine, St Vincent et les Grenadines, la Tunisie et le Viet Nam).
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