25.11.2024
Influence régionale, bras de fer avec Moscou : que cherche la Turquie en Libye ?
Presse
8 juin 2020
Il ne s’agit pas d’un déploiement de combattants à terre mais plutôt de militaires qui ont des compétences techniques, notamment en ce qui concerne la maitrise des drones et du contrôle de l’espace aérien. J’insiste sur les drones car les opérations menées ont, semble-t-il, été décisives d’un point de vue strictement militaire. Le maréchal Khalifa Haftar a connu plusieurs défaites successives, il a été obligé de reculer, il a perdu des points d’appuis et l’on sait désormais que c’est notamment grâce aux drones turcs. Les capacités d’observation satellitaires que maitrisent les techniciens militaires turcs sont importantes dans le cadre d’une guerre moderne, de même que le renseignement. Les services de renseignement turcs sont connus pour leur efficacité, pour le meilleur comme pour le pire. Ils sont certes sur un terrain qu’ils connaissent moins bien que celui de la Syrie mais ils ont visiblement été assez efficaces, main dans la main avec le gouvernement d’union nationale. Le dernier élément, c’est l’encadrement de certaines troupes combattantes libyennes qui en avaient besoin notamment en matière logistique et, semble-t-il, des officiers turcs ont eu un rôle en ce sens. Enfin, alors qu’au début on comptait seulement 200 militaires turcs environ, je pense que ce chiffre a au moins doublé. C’est un ordre de grandeur qu’il faut prendre avec précaution, mais cela signifie toujours qu’il ne s’agit pas d’une présence massive.
Que savez-vous de l’agent des services de renseignement turc (MİT) récemment tué sur le territoire libyen ?
Comme de nombreux autres États, dont la France, les Turcs ont des agents de renseignements sur place. Il s’agirait en réalité de trois agents du MİT tués. Ils ont été rapatriés et enterrés en Turquie et cela s’est fait de façon très discrète, ce qui révèle que la Turquie n’est pas très à l’aise sur cet aspect de son engagement.
Et qu’en est-il des mercenaires également présents sur place ?
D.B. Il s’agit de combattants syriens qui marchent en coopération avec l’armée turque, mais leur présence ne relève pas d’une décision parlementaire. Ils sont clairement beaucoup plus nombreux que les soldats turcs, on parle de plus ou moins 1500 personnes. À la différence des soldats turcs, ces mercenaires sont présents au sol et d’après les vidéos que j’ai pu visionner, ce sont des combattants fanatiques, il y a des scènes d’horreur…
Ce n’est pas la première fois que cela se produit mais on a l’impression que le recours à des armées privées se développe de plus en plus, c’est très préoccupant pour l’avenir des zones de conflit. Le recours à ces milices privées pose beaucoup de questions et du point de vue des relations internationales, le fait que l’État turc, doté d’une Constitution et qui se présente comme un État de droit, se permette d’envoyer des mercenaires travaillant pour son compte sur place, est quelque chose de très grave.
Quelles sont les motivations de cette intervention de l’armée turque en Libye ?
Tout d’abord, il y a des enjeux économiques et d’influence régionale. De nouveaux rapports de force et partenariats sont en train de se cristalliser en Méditerranée orientale autour de la question des hydrocarbures et de leur exploitation. Cela suscite des tensions puisque la question de Chypre n’est toujours pas résolue et ne le sera probablement pas avant longtemps. Une sorte de partenariat visant à exploiter les ressources offshore en hydrocarbures s’est donc instauré entre les Chypriotes grecs, les Grecs, les Égyptiens et les Israéliens. Voyant cela, les Turcs, pour des raisons économiques et stratégiques, ont vivement réagi et le 27 novembre 2019, ils ont signé un accord avec la Libye pour délimiter les frontières maritimes entre leurs deux pays et les zones économiques exclusives. Du point de vue du droit maritime international, cet accord bilatéral n’a pas de valeur et l’UE l’a dénoncé.
Il y a ensuite l’aspect politique, voire idéologique, de cette intervention. Ainsi, le gouvernement Al Sarraj officiellement reconnu en Libye par les Nations Unies s’inscrit dans la mouvance des frères musulmans et Erdoğan, s’il n’est pas lui-même un frère musulman, a des intérêts communs avec eux. Et puis Erdoğan, qui ne cesse de dénoncer le fait que le monde ne peut être dirigé seulement par les cinq membres du Conseil de sécurité, profite de cette intervention pour régler ses comptes avec l’ONU. Il souligne ainsi un paradoxe onusien : l’organisation soutient théoriquement, officiellement, le gouvernement Al Sarraj alors qu’en réalité, plusieurs membres du Conseil de sécurité ont ou avaient de fortes empathies à l’égard du camp du maréchal Haftar. Enfin, la dernière raison relève de la géopolitique. Dans toute la région, des recompositions géopolitiques sont à l’oeuvre et la Turquie, même si elle ne mène pas, selon moi, de politique néo-ottomane, a une volonté d’affirmation régionale. Des jeux d’alliances sont ainsi en train de se mettre en place. Actuellement, le grand partenariat de la Turquie est avec le Qatar, contre l’Arabie Saoudite, l’Égypte et les Émirats Arabes Unis qui, jusqu’à récemment, étaient très impliqués auprès de Khalifa Haftar.
Et qu’en est-il des relations entre la Russie et la Turquie sur ce terrain ?
La Russie et la Turquie sont proches sur un certain nombre de dossiers, mais soutiennent en Libye des camps adverses. Erdoğan et Poutine, qui ne veulent pas aller à l’affrontement militaire ou politique, se sont d’ailleurs rencontrés à plusieurs reprises pour tenter de trouver un modus vivendi sur le terrain libyen. Chacun sait jusqu’où aller, où ne pas aller, ils ont un intérêt commun malgré tout : tenir tête aux puissances occidentales. Après, ces derniers jours, j’ai lu que Poutine commençait à prendre quelques distances à l’égard du maréchal Haftar, je pense qu’il a compris qu’il n’avait pas choisi le bon cheval et son soutien commence à se faire plus discret. Il en serait de même du côté égyptien… Au final, en ce début du mois de juin 2020, la Turquie sort plutôt gagnante du bras de fer en cours. Les choix opérés par Ankara, même si on peut les critiquer, s’avèrent plutôt conformes à ses plans, ses objectifs et ses espoirs, même si rien n’est clos et qu’il risque encore d’y avoir des rebondissements.
Avec sa présence en Libye, peut-on dire que la Turquie souhaite étendre sa zone d’influence en Afrique ?
Si je ne crois pas au néo-ottomanisme de la Turquie actuelle, je dirais que oui, il y a une véritable stratégie d’influence de la part de la Turquie en direction du continent africain et plus précisément dans la corne de l’Afrique, au Soudan et en Somalie. Ainsi, Erdoğan s’est rendu à plusieurs reprises en Somalie, où la Turquie a inauguré en 2017 une base militaire. C’est d’ailleurs la seule région du monde où l’on peut trouver une base militaire turque, sans oublier celle qui se trouve au Qatar, bien sûr. En une quinzaine d’années, le nombre d’ambassades turques sur le contient africains a triplé et la première compagnie aérienne sur le continent africain est désormais Turkish Airlines, loin devant Air France. Il y a une agressivité économique, de nombreux accords économiques sont passés et Erdoğan se rend régulièrement sur le continent africain, accompagné de nombreux chefs d’entreprises, d’industriels… Il y a également eu deux sommets économiques turco-africains à Istanbul. Enfin, en termes de soft power, à une époque les écoles dirigées par Fethullah Gülen étaient fortement présentes, maintenant elles ont été fermées et remplacées par des écoles officielles turques. Depuis l’arrivée de l’AKP au pouvoir, il y a une véritable volonté de se déployer sur le continent, économiquement, politiquement et militairement. La Libye fait partie de cet ensemble, cela permettrait à Erdoğan d’avoir une base un peu plus solide en Afrique du Nord.