17.12.2024
#BlackLivesMatter : « Trump réactive la guerre culturelle »
Presse
3 juin 2020
L’envoi, par le Président, de l’armée américaine (qui n’est pas la garde nationale, mobilisée aujourd’hui dans certains États) sur le territoire des États-Unis est constitutionnellement possible. L’Insurrection Act de 1807 lui en donne le droit. Le Président peut en effet, de manière exceptionnelle, mobiliser l’armée de métier pour rétablir l’ordre à l’intérieur des frontières du pays, et uniquement sur demande des États fédérés. Le précédent le plus récent est celui des émeutes à Los Angeles en 1992 suite à l’acquittement des policiers qui avaient battu Rodney King.
Plusieurs gouverneurs des États concernés par des émeutes ces derniers jours ont dit qu’ils ne feraient pas cette demande. Or, il existe une exception à cette règle : si les autorités locales refusent d’appliquer la loi fédérale sur les droits civiques et que ce refus conduit à un désordre. En 1957, le Président Eisenhower a utilisé cette possibilité pour permettre à neuf enfants noirs de Little Rock, dans l’Arkansas, d’accéder à une école jusqu’ici réservée aux Blancs. Aujourd’hui, Trump invoque le respect des droits civiques mais pour les populations « menacées » par les émeutes…
La menace de l’appel à l’armée participe de la stratégie rhétorique du Président qui celle de la dureté, de la force, de l’intransigeance.
« Le président n’est pas un consolateur en chef », dit l’un de ses anciens conseillers. Il refuse d’utiliser le registre de l’empathie et de l’écoute des manifestants, la souffrance de la communauté noire victime de racisme et de discriminations, et il fait l’amalgame avec les émeutiers. Ceux-ci seraient selon lui guidés par l’extrême gauche antifasciste (qu’il qualifie de « terroriste »), laquelle menacerait les fondements de l’Amérique. Il réactive une nouvelle fois la guerre culturelle (« ils veulent vous détruire, détruire l’Amérique », dit-il régulièrement en meeting à propos de ses adversaires).
Cette posture viriliste nourrit le récit de sa présidence, et même son propre récit individuel : autoritaire, refusant la critique, et non dénuée de relents néofascistes.
Cette stratégie peut-elle être payante en vue de l’élection présidentielle du 3 novembre prochain ?
La réponse est oui, elle peut l’être. Le 1er juin, Trump a fait disperser la foule pacifiste qui manifestait près de la Maison blanche pour se dégager un passage, entouré de conseillers et gardes du corps (tous blancs) vers l’église Saint John, dite « Église des Présidents », où il a brandi une Bible devant les photographes. Ce geste est destiné à donner un signe à la fois aux évangéliques, qui ont voté pour lui à 81 % en 2016, et plus précisément à leurs composantes les plus conservatrices et blanches. C’est aussi une démonstration de force (il aurait, dit la presse américaine, été très vexé de devoir se réfugier dans le bunker de la Maison blanche la veille, ce qui sonne comme un « repli », un recul face aux faiseurs de troubles), comme l’est son utilisation de la formule « Law and Order », en référence à la campagne de Nixon de 1968.
Trump fait appel à des représentations collectives d’une partie de la population qui craint les violences de la rue mais aussi le multiculturalisme et qui ne croit pas au racisme systémique de la société américaine. Cette population qui, selon l’expression de la politiste Arlie Russel Hochschild, estime avoir été « doublée dans la file » par les minorités depuis les années 1970, et qui n’accepte pas de devenir démographiquement minoritaire d’ici 25 ans.
Les républicains, et l’équipe de Trump en premier, vont sans doute exploiter au maximum les images des émeutes jusqu’au dernier moment de la campagne pour galvaniser la base électorale et toutes celles et tous ceux qui, dans l’électorat du parti républicain, sont sensibles au spectre d’un désordre causé par les Noirs et la gauche, à la rhétorique identitaire et sécuritaire.
Trump, qui a tweeté ces derniers jours « Je suis en tête dans les sondages » mais aussi « 3 novembre 2020 », appelle au vote et voit les événements actuels uniquement par le prisme de sa stratégie de réélection. Depuis 2016, il n’a fait qu’entretenir les clivages de toutes sortes et souffler sur les braises des divisions du pays, tout en accusant ses adversaires d’être responsables du chaos (c’est un classique chez Trump de retourner contre autrui les critiques dont il fait l’objet). Il n’y a aucune raison qu’il ne continue pas. Mais rien n’est acquis pour le 3 novembre. L’issue est très incertaine à ce stade. Et il le sait.
Quelle tournure prend le duel entre Donald Trump et Joe Biden dans le contexte actuel ?
Biden a fait plusieurs déclarations et eu des gestes qui vont dans le sens de l’apaisement : prière silencieuse dans une église noire, entretien avec des leaders de la communauté africaine-américaine, visite sur l’un des lieux de manifestations, etc. Il a dénoncé la violence mais dit comprendre la colère des manifestants pacifiques et parlé du « péché originel » de l’esclavage, une formule de Barack Obama. Très populaire chez les Africains-Américains, Biden doit cependant encore séduire les jeunes générations progressistes qui, d’une part, penchaient plutôt pour Bernie Sanders pendant les primaires démocrates et qui, d’autre part, exercent peu leur droit de vote malgré leur engagement politique fort. Pour gagner du terrain auprès de celles et ceux qui manifestent aujourd’hui, il va devoir proposer un programme audacieux, plus à gauche sur certains sujets que ce qu’il a prévu, comme le combat contre les discriminations « raciales » et sociales (mais aussi de genre) – qui du reste se croisent –, la lutte contre le libre port d’armes, la protection du climat, la fin de la dette étudiante, etc. « Ne pas être Trump ne suffira pas », lui ont dit des leaders communautaires noirs.
Barack Obama, qui lui a, mi-avril, apporté explicitement et publiquement son soutien, s’est exprimé le 1er juin dans une tribune sur Medium pour inciter les jeunes à aller voter le 3 novembre, non seulement pour la présidentielle mais aussi pour les élections locales (car c’est au niveau local qu’est gérée la police, par exemple). Ce n’est pas la première fois que l’ancien Président encourage les jeunes générations à se rendre dans les bureaux de vote.
Néanmoins, Biden apparaît aujourd’hui comme peu visible et peu dynamique comparativement à Trump, qui ne cesse de l’attaquer sur les réseaux sociaux en l’associant à l’extrême gauche et à la violence, en l’accusant de n’avoir rien fait pour les Noirs (contrairement à lui), et en le qualifiant de « faible ». Du reste, Trump ne peut pas se permettre de s’aliéner complètement l’électorat noir car l’élection va être serrée dans certains États (décisifs). Mais une formule occasionnelle comme sa déclaration récente « J’aime les Noirs » semble bien anecdotique de la part d’un Président qui disait, en 2016, que Black Lives Matter constituait une « menace » et que les sportifs noirs qui s’agenouillent pendant l’hymne américain sont des « fils de pute ».