18.11.2024
L’impact du coronavirus en Inde : une « tragédie » socio-économique sur fond d’enjeux politiques et géopolitiques
Interview
29 mai 2020
Après avoir décrété un confinement général le 25 mars afin d’endiguer la pandémie de Covid-19, le Premier ministre Narendra Modi a décidé de le proroger jusqu’au 31 mai, prolongeant d’autant la crise sociale des Indiens qui vivent à 90 % de l’économie informelle. Alors que le monde doit faire face à une crise économique sans précédent, l’épidémie a précipité le retournement économique déjà visible depuis près de deux ans en Inde. Conscient qu’il joue sa crédibilité, le Premier ministre Narendra Modi, qui venait juste d’être réélu en juin 2019, a annoncé un vaste plan de stimulation économique largement critiqué. Entretien avec Jean-Joseph Boillot, chercheur associé à l’IRIS.
Qu’en est-il de la situation humanitaire et sociale en Inde face à la pandémie de Covid-19 ?
Contre toutes attentes, et notamment de ceux qui prévoyaient un « désastre sanitaire », l’Inde est l’un des pays les moins touchés du monde, du moins en termes de cas et de morts recensés – 4 540 décès à ce jour, soit 3 morts par million d’habitants, contre 440 en France. Certes, il peut y avoir, et il y a un décalage entre les comptes officiels et la réalité, mais il n’est pas de nature à remettre en cause le constat. Il n’y a pas eu de désastre sanitaire en Inde, et il faudra là aussi se poser la question de la pertinence d’une stratégie de confinement intégral. En revanche, le vrai désastre est la façon dont le confinement a été décrété par le Premier ministre Modi, de la même façon qu’il avait d’ailleurs décrété par surprise, en novembre 2016, la démonétisation de 80 % de la masse monétaire en circulation. Cela s’était traduit par une désorganisation économique totale du pays pendant trois mois et le déclenchement du retournement du cycle conjoncturel, au point de parler de récession avant même l’épidémie de Covid-19 malgré un taux de croissance encore positif en dessous de 3 à 4 % de croissance, le revenu réel des Indiens diminue en effet pour des raisons démographiques et de transformation structurelle du mode de vie. Avec l’épidémie, on table désormais sur une chute du PIB de 3 à 6 % selon les experts. C’est dire l’ampleur du choc.
Avec le confinement surprise et intégral, l’Inde a connu ce que le grand industriel indien, Azim Premji, a appelé une « tragédie » du fait d’une désorganisation complète du marché du travail et de l’organisation productive du pays, tragédie concentrée sur les « invisibles » de l’économie indienne que sont les migrants internes, et plus largement l’ensemble du secteur non organisé, c’est-à-dire l’économie informelle, qui représente plus de 90 % de la force de travail en Inde. La moitié sont des urbains et l’autre moitié sont des migrants ruraux. Du jour au lendemain, les salaires n’ont pas été versés, les usines ou les ateliers ont fermé, les journaliers dans les champs n’ont pas pu s’y rendre. Il y a certes eu un effort pour nourrir la population, mais nettement insuffisant, car reposant essentiellement sur le caritatif tandis que le secteur public faisait preuve, comme à son habitude, de déficience administrative totale. Les chiffres résultants d’études sur le terrain montrent que la disponibilité alimentaire a été réduite de 70 % pour l’ensemble de ces populations. C’est donc la tragédie d’un confinement en quelque sorte « sauvage » qui a empêché l’organisation normale du confinement et ces images dramatiques de centaines de milliers d’Indiens retournant à pied dans leurs villages. Le choc social est considérable. On estime que le taux de pauvreté absolu, fixé par les Nations unies à l’équivalent de 1,90 dollar par jour en parité de pouvoir d’achat, serait remonté aux alentours de 50 % de la population, contre environ 30 % avant le Covid-19.
Pas de tragédie sanitaire pour l’instant donc : l’Inde n’a d’ailleurs jamais manqué de masques ni de tests, grâce à une industrie textile réactive et à une puissante industrie pharmaceutique (classée au deuxième rang mondial). Mais une véritable tragédie socio-économique dont on ne sait pas très bien comment elle va s’en sortir, d’autant que le contexte politique est toujours aussi inquiétant, notamment pour les musulmans qui font partie des plus pauvres en Inde, et des progressistes réduit de plus en plus au silence.
Un plan de relance économique massif de 20 000 milliards de roupies (245 milliards d’euros) a été annoncé par Narendra Modi. Comment cette annonce a-t-elle été accueillie et répond-elle aux besoins ? Plus globalement comment est jugée la gouvernance Modi pour faire face à la crise sanitaire ?
L’annonce de ce plan est typique du mode de gouvernance de Narendra Modi ainsi que de son équipe, dont le ministre de l’Intérieur, Amit Shah, est la figure la plus connue. Beaucoup de bruit, d’effets d’annonce, amplifiés par des médias de plus en plus aux ordres ou muselés. Derrière ces milliers de milliards, il y a en réalité extrêmement peu de mesures concrètes et peu d’argent nouveau pour répondre aux urgences économiques, sanitaires et sociales. L’essentiel de la centaine de mesures contenues dans vingt-trois chapitres sectoriels, est en réalité une sorte de retour au programme économique de type libéral-populiste de 2014, qui n’avait pas pu être mis en place durant le premier quinquennat de Narendra Modi du fait d’un certain nombre d’oppositions, en particulier sur le droit du travail, y compris dans les propres rangs nationalistes hindous comme son aile syndicale. Profitant du fait que l’Inde soit confinée et dans l’urgence économique, Narendra Modi ressort l’essentiel des mesures qu’il souhaitait mettre en place dès 2014, dont deux sont véritablement importantes : le démantèlement du droit du travail, et la libéralisation économique au profit des communautés d’affaires, qu’il s’agisse des grands conglomérats ou des castes de banias pour les PME. Dans les deux cas, c’est aussi un coup dur pour l’environnement.
Il souhaite ainsi démanteler la législation du travail, héritée du compromis Nerhu-Gandhi de 1948, le Factory Act, qui protégeait les salariés dans la tradition sociale-démocrate européenne, mais aussi le petit secteur rural et informel. Il a joué notamment sur le lancement d’un ballon d’essai par son ami, le Yogi Adityanath, Chief ministre de l’Uttar Pradesh, le plus grand État de l’Inde (200 millions d’habitants). Le 6 mai dernier, il avait suspendu la totalité de la législation du travail, en revenant notamment sur sa durée légale de huit heures, portée à un maximum possible de douze heures. Le deuxième domaine concernait la suspension de l’essentiel de la législation sur la protection des travailleurs et notamment en ce qui concerne la santé et l’environnement. Deux autres États pro-BJP avaient aussitôt emboîté le pas et les mesures annoncées sur un plan fédéral par Narendra Modi les ont pour l’essentiel validé.
Un autre angle d’attaque est le thème de la relocalisation, du made in India avec un discours assez chauviniste en faveur du développement d’une industrie nationale. Ce n’est pas totalement nouveau, car Narendra Modi avait déjà beaucoup joué avec la corde nationaliste autour du slogan Make In India introduit dans la campagne électorale de 2014. Il visait également à attirer les investisseurs globaux en jouant sur les réticences croissantes à trop s’exposer en Chine et en leur promettant tout à la fois un marché gigantesque et des conditions très favorables. Cette fois la protection annoncée est renforcée et on progresse dans ce qu’on peut appeler en d’autres termes la « préférence nationale ».
Du côté des réactions des milieux économiques, les analystes financiers ont été plutôt rassurés par l’annonce d’un plan finalement mesuré en termes de relance et les indices boursiers sont restés à leur niveau en baisse d’environ 30 % par rapport à l’avant-crise. Avec un niveau d’engagements réels guère supérieurs à 1 % du PIB, le déficit budgétaire qui est déjà de l’ordre de 5 à 6 % pour le gouvernement central ne devrait ainsi augmenter que très légèrement. Le problème de l’Inde est que le pays n’a pas, de toute façon, de capacité d’emprunt domestique suffisant pour financer une relance de grande ampleur comme la Chine a pu le faire dans le passé. Au total, il n’y a pas donc pas de plan de relance massif en Inde, mais un véritable programme économique de nature libérale-populiste et la fenêtre de la crise de Covid-19 en a été le prétexte.
Sur le plan de l’appréciation de la gestion de la pandémie de coronavirus par l’équipe Modi, il n’y a pas eu de déplacement significatif des rapports de force politique. La crise n’a pas été l’occasion pour Narendra Modi de faire preuve d’une capacité extraordinaire de gestion de crise. Un peu comme pour la démonétisation d’ailleurs, les groupes politiques derrière le Hindutva, le programme nationaliste pro-hindou, soutiennent comme un seul homme leur leader charismatique. Mais en raison de la catastrophe sociale et économique, cet enthousiasme ne sort pas du noyau dur des soutiens habituels que N. Modi n’a jamais réussi à élargir, notamment aux dernières élections de 2019, où il a été réélu avec un peu plus du tiers de l’électorat indien.
Les deux autres tiers sont composés de deux sous-groupes.
Le premier est constitué par de ce qu’on peut appeler des « résistants » comme l’État du Kerala, à majorité communiste, jugé comme une des régions du monde dans laquelle on a le mieux géré la crise du Covid-19, notamment dans le contexte d’un pays en développement. La moitié des États indiens est dirigée par des opposants à N. Modi aujourd’hui, et ils ont plutôt maintenu leur opposition au Premier ministre qui n’a pas fait grand-chose pour les associer étroitement à la gestion de l’épidémie au point qu’il a créé un fonds spécial Covid-19 qu’il gère seul à New Delhi. Au niveau régional, l’Inde est en élection permanente et les États préparent déjà leurs prochaines élections, sans compter dans quatre ans les prochaines élections générales où chacun prépare la relève de Narendra Modi. Dans le groupe des « résistants », il y a aussi une grande partie du monde intellectuel et des étudiants, qui, depuis l’arrivée de N. Modi, sont extrêmement inquiets de la montée du national-populisme, qu’ils n’hésitent pas à caractériser de montée du fascisme hindutva. Ils se sont beaucoup mobilisés contre les mesures antimusulmanes, perçues comme l’antichambre de la chasse aux sorcières contre tout opposant. Ces derniers sont déjà pourchassés pour un oui ou pour un non, privés de médias et même arrêtés régulièrement au nom par exemple de la loi anti-sédition. Enfin, certains grands patrons n’ont pas hésité à exprimer de vives critiques, tant sur la gestion de l’épidémie que sur le grand programme qui vient d’être annoncé. C’est le cas de Rajiv Bajaj, directeur général de Bajaj Auto, les fameux deux et trois roues qui transportent plus de la moitié des Indiens, ou d’Azim Premji, patron du premier groupe de technologie de l’information, Wipro, qui ont eu tous les deux des mots très durs sur le démantèlement de la législation du travail et l’absence de programme d’urgence pour les sinistrés.
Un dernier tiers peut être considéré comme flottant : il n’a pas voté pour Narendra Modi, même s’il est impressionné par le personnage, mais il est inquiet de la montée du national-populisme. Et il est loin d’avoir été convaincu de la gestion de la crise par le gouvernement fédéral selon tous les sondages. Simplement, il n’arrive pas à trouver dans l’opposition des leaders capables d’exprimer une véritable alternative, notamment en la personne de Rahul Gandhi, leader du parti du Congrès, qui n’a pas vraiment brillé non plus lors de l’épidémie.
Alors que près de la moitié des États fédérés ont décidé de suspendre une grande partie du droit du travail pour attirer les investissements, quel impact de la pandémie sur l’économie et sur l’emploi peut-on prévoir ?
L’économie indienne, qui était déjà sur une phase de retournement depuis maintenant environ deux ans (2018-2019), a vu s’accentuer la récession dans à peu près tous les secteurs, sauf celui de la pharmacie et celui des technologies de l’information, un des secteurs qui sort gagnant de la crise en raison d’une très forte demande mondiale. Des secteurs traditionnels comme le textile ou la bijouterie, fortement exportateurs sont inversement en chute libre. Quant à l’industrie automobile et celle des deux roues, un des secteurs porteurs de l’économie indienne, elle était déjà très touchée par les mesures de démonétisation, et elle est désormais sinistrée avec des fermetures d’usines annoncées.
En ce qui concerne le secteur agricole, la moitié de la population indienne, si on raisonne en termes de demande rurale, l’Inde a connu une excellente mousson et de bonnes récoltes, mais elle n’a pas pu les commercialiser en raison du confinement, et des tonnes de produits frais comme les tomates ou les mangues ont dû être jetées. Cela devrait se traduire par une crise de la demande et comme un peu partout expliquer les grandes difficultés à relancer l’offre une fois le confinement passé.
L’Inde ne tombera probablement pas dans une récession majeure. Elle dispose en effet de ressorts internes extrêmement forts, notamment de travail, car il n’y a ni sécurité sociale, ni chômage partiel, et il faut donc s’en sortir coûte que coûte. Mais elle devrait connaître une contraction de son PIB d’au moins 5 à 10 % cette année, une situation totalement inédite depuis son indépendance. La vraie question est : « comment l’économie indienne peut-elle rebondir à la sortie de la pandémie ? ». Alors que le confinement se relâche petit à petit, il n’y a pas d’indicateurs précis sur la disparition ou non du virus. Et comme le système de santé public est totalement sous-dimensionné, la population semble trop inquiète pour reprendre rapidement une vie normale. Elle doit travailler pour survivre, mais les relations économiques ne reprendront pas sur un plan normal avant la fin de l’année. Il est probable qu’au lieu de connaître un rebond en « V », rapide, comme l’a anticipé le FMI dans sa dernière révision pour les années 2020 à 2022, il y ait une sorte de panne de la reprise économique sur de nombreux mois.
Sur le plan politique, les forces nationales-populistes conduites par N. Modi devraient renforcer leur programme idéologique d’une Inde hindoue et pour les hindous. Elles savent qu’elles ont pour l’essentiel perdu la bataille économique et vont tenter de surjouer le politique. On a par exemple beaucoup entendu la rhétorique antimusulmane pendant la crise en accusant notamment un rassemblement religieux à New Delhi d’avoir été le principal responsable de la diffusion du virus dans le pays. On va également continuer de faire la chasse aux opposants en les traitant d’antinationaux sous le moindre prétexte. Il est donc probable que, dans les mois à venir, la confrontation entre d’un côté N. Modi et le Bharatiya Janata Party (BJP) ainsi que les forces fascistes du RSS – l’aile militante du BJP -, et de l’autre côté, la société civile attachée aux valeurs laïques et démocratiques, continue, et de facto, crée un climat incertain, instable, qui jouera en négatif sur le plan économique.
Quelle conséquence cela pourrait-il avoir sur le plan géopolitique ?
Narendra Modi se moque un peu des mauvaises perspectives économiques, car il a une carte maîtresse dans son jeu en ce moment : la diplomatie. Face à la Chine qui sort de la crise plutôt par le haut, l’Inde apparaît de plus en plus comme une carte incontournable du containment des ambitions de Pékin. La crise a ainsi été l’occasion d’un rapprochement substantiel avec les États-Unis de Trump, alors que le président américain avait adopté un ton plutôt dur vis-à-vis de l’Inde sur le plan commercial et des migrations quelques mois avant la crise. Elle est déjà une alliée de poids du Japon et même de la Corée, qui ont beaucoup investi en Inde ces dernières années pour équilibrer leur forte dépendance économique vis-à-vis de la Chine. Mais c’est aussi le cas de l’Europe, et tout particulièrement de la France qui en a fait un allié stratégique pour toute la zone de l’Océan indien, l’Indopacifique dit-on d’ailleurs maintenant, tant à Paris qu’à New Delhi.
La Chine ne s’y est pas trompée en provoquant comme à son habitude des tensions militaires sur les frontières de l’Himalaya ces derniers jours. Une façon de faire comprendre à Delhi qu’elle aurait intérêt à ne pas trop s’aligner sur ses adversaires. Comme à son habitude, Delhi continuera de jouer probablement sur les deux tableaux, la fameuse duplicité de la diplomatie dite de Chanakya. Profiter des investissements des pays occidentaux et de leur neutralité sur les questions intérieures comme sur celle du Cachemire. Ne pas trop se fâcher avec Pékin dont le poids économique en Inde même devient significatif, y compris dans des secteurs de pointe comme la 5G ou l’énergie. L’épidémie n’aura donc probablement pas raison des BRICS comme tant d’experts l’ont annoncé.
Propos recueillis par Agathe Lacour-Veyranne.