17.12.2024
Argentine. Un 25 mai entre bourse et vie
Tribune
28 mai 2020
La bourse ou la vie ? La bourse et la vie ? Tel est le dilemme posé le 25 mai, jour de fête nationale, aux Argentins par la crise du coronavirus. L’Argentine est un ‘’jouet enragé’’, définition ingénieuse inventée par l’écrivain Roberto Arlt. Ce jouet enragé s’est doté d’un mode d’emploi au fil de la crise, différent de celui de ses voisins proches – brésilien ou chilien – ou plus lointains, comme le Mexique et le Nicaragua.
Le chef de l’État, Alberto Fernandez, élu le 26 octobre 2019, est entré en fonctions le 10 décembre suivant. Le pays était alors en pleine tourmente économique et financière. Alberto Fernandez a dès le premier jour mis par décret le pays en urgence économique. Mais la pause de fin d’année et des vacances australes à peine terminées, le pays était victime d’une autre menace, sanitaire cette fois-ci, la pandémie du Covid-19. Le 7 mars 2020 mourait à Buenos Aires la première victime latino-américaine du coronavirus. Le chef de l’État a alors mis par décret le pays en urgence sanitaire.
Où en est l’Argentine le 25 mai 2020, 210 ans après son premier sursaut patriotique annonciateur de l’indépendance ?
Les chiffres ne chantent pas, mais leurs notes dissonantes piègeraient les meilleurs artistes de l’Odeon, le théâtre Opéra de Buenos Aires. La partition côté économie est on ne peut plus sombre. Mais celle de la santé publique est d’une musicalité bien plus légère.
Le pays est endetté jusqu’au cou à hauteur de 311 milliards de dollars. Cette dette est privée et publique, interne et étrangère, nationale et provinciale. Elle a été contractée par le prédécesseur d’Alberto Fernandez, Mauricio Macri, auprès du Fonds monétaire international (FMI), du Club de Paris, de Banques et de consortiums privés internationaux. Le 22 mai 2020, le gouvernement argentin n’a pas remboursé la somme de 503 millions de dollars attendus par les créanciers. Elle s’est donc trouvée en défaut de paiement. L’inflation oscille entre 45 et 50 %. La monnaie décroche de jour en jour sur une gamme de 15 taux de change, selon que l’on se réfère au taux officiel standard, aux taux tout aussi officiels différenciés appliqués aux produits agricoles exportés, ou au dollar parallèle, dit “blue”. Soja, céréales, viande, fruits, qui plus est, se vendent mal. Tout comme le pétrole, le gaz et les minéraux. La crise économique mondiale affecte la demande. Le tourisme, autre secteur essentiel, s’est effondré. Les conséquences sociales de ce contexte sont redoutables. La pauvreté pourrait en fin d’année progresser, passant de 35 % à 45 % de la population. La précarité infantile, elle aussi, augmenterait sensiblement de 52 % à 58 %. Le budget de l’État est en déséquilibre abyssal. Les dépenses en avril se sont accrues de plus de 98 %. Alors que les entrées n’ont augmenté que de 14 %. 70 % du budget est affecté à la fabrication de papier monnaie.
L’autre face du peso est beaucoup plus souriante. L’Argentine a été peu touchée par la pandémie. 456 personnes en sont mortes, et 12 076 avaient été contaminées le 25 mai 2020. Ce même jour, le nombre de victimes dépassait les 20 000 au Brésil, 7 000 au Mexique, 3 000 en Équateur et au Pérou, et 700 au Chili. Les autorités, dès le 20 mars, alors que seules quatre personnes étaient décédées, ont cadenassé la maladie – quarantaine, confinement, fermeture des frontières et des aéroports, des écoles, ainsi que de commerces non essentiels, suspension du droit de réunion, de manifestation, des activités sportives et culturelles. Les conséquences sociales de ces mesures ont été assumées. Le gouvernement a abondé le système social, les pensions, retraites dotations universelles par enfant (AUH), créé un revenu familial d’urgence (IFE), et pour les entreprises et leurs salariés, un programme d’assistance au travail et à la production (ATF). Les prix des denrées de première nécessité ont été gelés. La priorité a déclaré à plusieurs reprises le président Fernandez, “est de préserver avant tout la vie des Argentins”.
Compte tenu de l’héritage économique et social calamiteux légué par son prédécesseur, du choix solidaire malgré tout privilégié pour affronter le coronavirus, le président et son gouvernement ont bénéficié d’une bienveillance inattendue. Les Argentins soutiennent la démarche. L’opposition se tait, à l’exception de quelques dizaines d’admirateurs de Bolsonaro et de Trump qui ont, le 25, manifesté au nom des libertés. Le Pape argentin, Francisco, a envoyé un message d’encouragement discret, exprimé sur un mode plus explicite par le cardinal primat Marcio Poli au cours d’un Te Deum patriotique à huis clos, le 25 mai. L’opinion internationale éclairée a envoyé elle aussi des messages solidaires, comme 138 économistes, dont les prix Nobel Joseph Stiglitz et Edmund Phelps, mais aussi Jeffrey Sachs et Thomas Piketty, la ministre espagnole de l’Économie. Plus étonnant, la directrice générale du FMI, Kristalina Georgieva, a publiquement signalé que la situation financière de l’Argentine était “insoutenable”. Elle a appelé les créanciers privés internationaux à la raison, leur demandant un geste, une réduction “notoire” de leurs exigences. Le gouvernement argentin leur a fait une proposition et s’engage à rembourser. À la différence du président Nestor Kirchner en 2003. Mais avec une décote importante, de l’ordre de 60 %, assortie d’un moratoire de trois ans. De façon surprenante les trois groupes de créditeurs internationaux privés n’ont pas claqué la porte. La négociation suivait son cours le 25 mai.
Tout est donc possible. Même si les jeux sont loin d’être faits. Avec le froid, la maladie progresse dans les quartiers populaires de la capitale. Tout comme, faute de travail, en dépit des aides, une lente dégradation du quotidien alimentaire. Le budget fonctionne avec la planche à billets. Le gouvernement ne souhaite pas déconfiner, considérant que le risque sanitaire est encore trop élevé. Le pays, pourtant, ne peut vivre indéfiniment à crédit et sans reprise des activités. Le résultat des négociations avec les créditeurs privés internationaux pourrait apporter un bol d’air, des marges, permettant de relancer l’économie. Dans l’attente, le président a suspendu la participation de l’Argentine aux négociations de libre-échange ouvertes par le Mercosur avec le Canada, la Corée et l’Inde.