18.11.2024
La stratégie navale du Japon
Tribune
19 mai 2020
Les menaces pesant sur l’archipel, identifiées depuis de nombreuses années par les différents livres blancs de la défense, dont celui de 2019, ne cessent de croître. Les forces navales et aériennes des pays voisins étendent leurs zones opérationnelles, à l’image de la Russie dans les territoires du Nord – nom donné par les Japonais aux îles Kouriles –, et bien entendu de la Chine, singulièrement autour des îles Senkaku qu’elle revendique et appelle Diaoyu. « Les navires gouvernementaux chinois violent continuellement les eaux territoriales japonaises » pointe le Livre blanc 2019 japonais qui souligne que Pékin n’écarte pas l’utilisation de la force, envisagée dans le dernier Livre blanc 2019 chinois à propos de Taïwan, où il est rappelé que « la Chine doit être et sera réunifiée ». On n’aurait garde d’oublier des tensions croissantes avec la Corée du Sud – en raison de contentieux historiques non résolus et du différend territorial autour des îles Dokdo/Takeshima – comme avec la Corée du Nord dont « les avancées militaires telles que le développement d’armes nucléaires et de missiles balistiques constituent une menace sans précédent, sérieuse et imminente ». Est pointée enfin une tendance à l’augmentation et à la prolongation des situations dites de « zone grise », zones qui ne sont ni un pur temps de paix ni un temps de guerre.
Pour faire face à cet environnement de plus en plus menaçant, mais aussi dans le but de s’affirmer sur la scène régionale et internationale, la stratégie navale japonaise est en cours d’adaptation et vise un renforcement des capacités des forces d’autodéfense, une orientation – toutes proportions gardées – plus offensive de la marine ou des moyens antinavires, et enfin une coopération plus étendue avec l’allié américain et ses partenaires stratégiques.
Développement et renforcement des capacités
Selon le dernier Programme de défense à moyen terme (PDMT), qui couvre la période 2019-2023, publié le 18 décembre 2018, la force maritime d’autodéfense japonaise (JMSDF) recevra dans ce laps de temps un total de 23 navires jaugeant 66 000 tonnes. On y trouvera notamment dix destroyers et cinq sous-marins auxquels s’ajouteront douze avions de patrouille P1, treize hélicoptères de patrouille améliorés de type SH-60K/K, trois drones embarqués et douze hélicoptères MCH-101 dragueurs de mines.
Pour la seule année budgétaire 2019, il est prévu de construire deux destroyers FFM de nouvelle génération – les troisième et quatrième – déplaçant 3 900 tonnes, équipés de coques compactes et dotés d’une capacité multi-rôles améliorée – comme des contre-mesures anti-mines qui étaient classiquement assurées par les navires dragueurs de mines –, ce qui portera le nombre total de destroyers à 54.
L’objectif est de pouvoir compter sur quatre groupes navals, soit un destroyer porte-hélicoptères et deux destroyers équipés du système anti-missiles Aegis, auxquels s’ajouteront deux groupes dotés de destroyers de nouveau type (FFM) aux capacités multi-missions et de dragueurs de mines. La JMSDF continuera en parallèle d’augmenter le nombre de ses sous-marins – avec un objectif de 22 unités – afin de pouvoir mener efficacement les missions d’intelligence, surveillance et reconnaissance (ISR), de patrouille et de défense autour du Japon. C’est dans ce cadre que le 6 novembre 2019, le JS Toryu, douzième et dernier sous-marin de classe Soryu, a été lancé par le constructeur Kawasaki Heavy Industries au chantier naval de Kobé. Considéré comme l’un des sous-marins à propulsion conventionnelle les plus imposants au monde avec 84 mètres de longueur pour un déplacement de 2 950 tonnes, le JS Toryu est, après le JS Oryu lancé en octobre 2018, le second bâtiment de sa classe équipé de batteries au lithium-ion, bien plus efficaces que les batteries conventionnelles.
Le renforcement de la posture ISR est clairement une priorité : à l’augmentation du nombre de sous-marins s’ajoute en effet une volonté d’augmenter le nombre de jours opérationnels, en introduisant des rotations plus optimales des équipages tandis que la JMSDF sera dotée d’avions d’alerte aérienne avancée (E-2D), de drones sous-marins, sans oublier des drones de longue endurance (HALE) de type Global Hawk qui permettront d’étendre les capacités de surveillance, y compris sur la côte Pacifique.
Une autre priorité est la lutte contre les missiles balistiques qui passe par l’amélioration des capacités existantes sur les systèmes Aegis et l’acquisition de missiles pour la défense anti-missiles – SM-3 Block IB et SM-3 Block IIA –, co-développés avec les États-Unis, ainsi que des missiles mer-air à longue portée SM-6.
Notons enfin une évolution d’ampleur avec le premier exercice conjoint mené en mer de Chine méridionale le 26 juin 2019 par la JMSDF et les garde-côtes, généralement chargés de patrouiller les eaux territoriales du Japon. Cette force paramilitaire puissante se verra renforcée, notamment pour lui permettre d’assurer la protection des îles éloignées comme les Senkaku.
Développement de capacités de projection
Projection aérienne
Afin d’améliorer les capacités et la flexibilité des opérations, et du fait du nombre réduit de bases aériennes terrestres, la JMSDF adapte les destroyers porte-hélicoptères de la classe Izumo – des navires de 248 mètres de long – aux avions furtifs américains F-35B à décollage vertical. Selon Tokyo, « ces destroyers continueront à assurer des missions variées comme la défense du Japon et la réponse aux catastrophes naturelles. Il n’y aura pas de changement dans la position du gouvernement concernant du matériel qui ne peut être possédé selon la Constitution »[1].
Les modifications de l’Izumo et de son sister-ship, le Kaga, n’étant, de ce point de vue, pas inconstitutionnelles, le budget prévoit pour l’année fiscale 2019 70 millions de yens (près de 600 000 euros) pour la conduite d’études nécessaires à l’adaptation des destroyers porte-hélicoptères aux avions à décollage vertical. Et pour l’année fiscale 2020, 3,1 milliards de yens (26 millions d’euros) ont été demandés le 30 août 2019[2] par le ministère de la Défense afin de commencer les travaux de modernisation du pont de l’Izumo.
Certes, il peut sembler que cette évolution était en germe dès l’origine. Le Monde rappelle ainsi que « lors du lancement de l’Izumo en 2015, le gouvernement excluait d’en faire un porte-avions et préfère aujourd’hui parler d’un bâtiment “à usages multiples”, utilisé occasionnellement comme porte-avions » tandis que [l’ancien] ministre de la défense, Takeshi Iwaya, déclarait : « nous pensons y affecter des avions de combat, uniquement lorsque cela est nécessaire », soulignant sa vocation « défensive ».
En réalité, il y a une évolution sensible de la politique de défense, ne serait-ce que symboliquement : les navires de la classe Izumo seront, avec leurs F-35B, les tout premiers porte-avions japonais depuis la Seconde Guerre mondiale. Déplaçant 19 500 tonnes – le Charles de Gaulle en déplace 42 500 –, l’Izumo pourra en outre accueillir les appareils de transport à rotor pivotant V-22 Osprey ainsi que des troupes de débarquement.
Cette évolution doit permettre de mieux couvrir les Senkaku7 même si ces porte-avions seront plus petits que les navires d’assaut amphibies américains ou les porte-avions britanniques de classe Queen Elizabeth et qu’ils ne pourront emporter qu’une douzaine d’appareils contre 23 et 24 pour les bâtiments précédemment évoqués. Aussi, face à une éventuelle offensive chinoise contre les Senkaku appuyée par des escadrons d’avions J-11 et J-10, voire de chasseurs furtifs J-20, Tokyo a décidé en 2018 d’acquérir neuf avions d’alerte aérienne avancée afin de mieux contrôler les appareils basés à terre comme sur les porte-avions, ainsi que quatre ravitailleurs en vol KC-46A pour étendre le rayon d’action de ses chasseurs. Cette évolution signifie clairement une amélioration de la posture défensive et offensive nippone dans l’environnement de l’archipel.
Projection et renforcement pour les îles lointaines
Force amphibie
Cette capacité de projection vers les îles lointaines s’illustre aussi par la mise en place d’une force amphibie à travers l’arrivée de navires de soutien logistique (logistic support vessels) et de navires de débarquement (landing craft utilities). En plus des divisions et brigades de déploiement rapide, une brigade amphibie de déploiement rapide a été créée le 7 avril 2018. Forte de 2 100 hommes – à terme 3 000 –, elle est chargée de défendre les îles Senkaku, situées à quelques centaines de kilomètres au sud-ouest d’Okinawa, ou de les reprendre si besoin.
Se constituent donc des moyens amphibies conséquents, d’autant qu’ils s’ajoutent à l’acquisition ces dernières années de deux destroyers porte-hélicoptères de la classe Izumo, de trois navires d’assaut de la classe Ozumi sans compter l’achat de tilto-rotors M22 Osprey et de véhicules blindés lourds amphibies AAV-7A1 pouvant emporter 21 hommes.
Notons enfin que le 2 septembre 2019, la télévision publique NHK a annoncé qu’allait être mise en place une unité de police forte de 159 hommes, équipée de mitraillettes et d’hélicoptères, afin d’empêcher le débarquement d’individus sur les Senkaku, à l’exemple de nationalistes chinois en 2012. Il s’agit ainsi de pouvoir intervenir en-dessous du seuil où les forces armées japonaises agissent et d’offrir ainsi plus de flexibilité aux autorités nippones.
Capacités de destruction de cibles à longue portée et moyens d’observation
Complémentaires des moyens navals et s’inscrivant dans une stratégie globale de couverture des îles lointaines, des missiles longue portée sont en cours d’acquisition (JSM, JASSM et LRASM). En parallèle, sur l’exercice budgétaire 2019, 13,9 milliards de yens – soit 115 millions d’euros – sont consacrés à des recherches sur les missiles hypersoniques et les missiles antinavires. Notons par ailleurs que 4,2 milliards de yens – 34 millions d’euros – sont budgétés afin de trouver une technologie de drone sous-marin applicable à des missions de surveillance maritime et d’observation.
L’horizon de l’océan Indien
Les navires de la JMSDF patrouillent en mer de Chine méridionale depuis quelques années et cette tendance va se renforcer dans les années à venir comme le montrent les exercices récents. Il s’agit d’afficher la volonté de Tokyo de lutter contre l’expansionnisme de la Chine qui fortifie les atolls des îles Paracels et des îles Spratley. Mais la force maritime d’autodéfense japonaise va désormais plus loin et ne s’interdit plus une présence renforcée en océan Indien.
Le Japon s’est toujours intéressé à cette zone et n’a pas hésité à envoyer des navires de guerre pour protéger ses lignes de communication maritimes (SLOC), notamment d’approvisionnement en hydrocarbures qui viennent majoritairement du Moyen-Orient. C’est la raison pour laquelle, dès 2011, Tokyo a ouvert une base militaire à l’étranger – une première depuis 1945 – à Djibouti, afin de lutter contre la piraterie en Afrique de l’Est, deux frégates étant déployées dans la zone depuis 2009. En parallèle, de nombreux projets d’infrastructures ont été réalisés dans les pays bordant l’océan Indien, pays qui pourraient servir d’étape aux navires civils comme militaires.
L’expansion de la marine chinoise, en faisant craindre une vulnérabilité des SLOC japonaises aux attaques de sous-marins de Pékin en cas de crise, a cependant opéré une rupture dans la vision japonaise de la zone : il y a désormais une véritable stratégie[3] qui s’appuie sur le grand acteur qu’est l’Inde. La coopération avec New Dehli s’est en effet beaucoup développée depuis la signature, en octobre 2008, d’une déclaration sur la coopération de sécurité entre les deux pays. En janvier 2019, par exemple, le Japon a envoyé son ministre des Affaires étrangères, Taro Kono, et son chef d’état-major des armées, Katsutoshi Kawano, au Dialogue Raisina, une conférence de haut niveau en Inde consacrée à la géopolitique. Cette coopération s’articule autour d’un volet naval marqué qui se traduit notamment par une participation aux exercices Malabar – qui incluent aussi les États-Unis – mais va bien au-delà. En 2018, le Japon a ainsi participé à des exercices conjoints menés entre ses forces d’autodéfense terrestres, maritimes et aériennes et l’armée, la marine et les forces aériennes indiennes. Et, depuis 2017, les porte-hélicoptères Izumo et Kaga se rendent en Inde et au Sri Lanka chaque année. Cette année est charnière puisque c’était aussi la première fois qu’un groupe naval japonais était déployé en océan Indien.
Capacités anti-sous-marines renforcées
Si le Japon développe des capacités navales nouvelles, il ne sous-estime pas pour autant les capacités traditionnelles et s’attache à étoffer ses capacités anti-sous-marines (ASW), notamment via ses destroyers lance-missiles. Le deuxième bâtiment de la classe Asahi, le JS Shiranui, a été lancé en mars 2019, ce qui permet de pouvoir s’appuyer sur deux navires – mesurant 151 mètres et déplaçant 6 800 tonnes – conçus explicitement pour les missions ASW avec leur sonar de coque, leur antenne remorquée et leur hélicoptère SH-60.
Exemple supplémentaire de cette capacité ASW : l’avion de patrouille maritime Kawasaki P-1. Le Japon, qui en compte déjà quinze, prévoit d’acquérir douze appareils supplémentaires au cours des cinq prochaines années. Ces achats font partie des quelque 243 milliards de dollars que le pays prévoit de consacrer à la défense au cours des cinq prochaines années dans le cadre du MDTP. Autre évolution de la stratégie navale du Japon, le renforcement des liens avec les États-Unis et ses autres alliés.
Coopérations étendues avec les États-Unis et ses alliés
Comme le soulignait Céline Pajon en 2013, la JMSDF « a atteint au fil des ans et des entraînements communs un bon degré d’interopérabilité avec l’US Navy ». Cette coopération est amenée à se renforcer comme le soulignent les Directives pour la coopération entre le Japon et les États-Unis en matière de défense publiées en avril 2015. Les domaines spatial et cybernétique, de défense globale contre les menaces aériennes et les missiles, de l’entraînement et des exercices en commun ainsi que les activités conjointes ISR sont particulièrement ciblés.
S’y ajoute une dimension nouvelle depuis que le Japon, en 2014, a réinterprété l’article 9 de la Constitution. L’archipel estime désormais avoir le droit à l’autodéfense collective et non plus seulement individuelle, ce qui lui permettrait, par exemple, de soutenir son allié américain si un de ses navires était attaqué.
Mais cette coopération ne se limite pas à Washington et se développe aussi avec d’autres pays. Conformément à la vision d’une région « Indo-Pacifique libre et ouverte », le Japon s’attache en effet à promouvoir la coopération et les échanges bilatéraux et multilatéraux dans le domaine de la sécurité maritime. Tokyo soutient ainsi les initiatives concernant les entraînements et les exercices communs, la coopération technique ou l’aide aux capacités maritimes. Ce dernier aspect est mis en œuvre depuis de nombreuses années notamment avec les pays d’Asie du Sud-Est. En 2012, Tokyo a ainsi transféré dix patrouilleurs qu’il n’utilisait plus aux garde-côtes philippins et, en 2014, six patrouilleurs au Vietnam. La coopération bilatérale s’est depuis étendue à d’autres pays comme l’Indonésie.
Les exemples de coopération multilatérale, dans le cadre d’exercices navals communs, sont tout aussi nombreux. Ainsi, en mai 2019[4], un exercice conjoint conduit par l’Izumo a réuni, en mer de Chine méridionale, les forces navales japonaise, philippine, indienne et américaine. Le même mois, le Japon a participé aux premiers exercices navals dans le Pacifique Ouest avec des navires de guerre américain, australien et sud-coréen[5]. Dans le golfe du Bengale enfin, la force maritime d’autodéfense japonaise a été partie prenante des exercices conduits par des navires français, américains et australiens.
Ces différents exemples montrent que la coopération navale prend de l’ampleur, répondant à la stratégie navale de Tokyo qui vise à s’assurer un maximum de soutiens face à la Chine et à développer en même temps ses capacités d’agir de concert avec plusieurs pays, au premier rang desquels les États-Unis.
Conclusion
Alors que le Premier ministre japonais Shinzo Abe a été conforté par les élections sénatoriales de juillet 2019 qui lui accordent une majorité confortable au Parlement (la Diète), la marine évolue rapidement vers des capacités de plus en plus conséquentes.
L’article 9 de la Constitution, qui interdit toutes armes offensives, sera-t-il révisé avant la fin de son mandat comme le souhaite Shinzo Abe ? Il ne dispose pas de la majorité des deux tiers pour ce faire mais, malgré ce frein, les mesures prises pour renforcer la capacité de défense des îles éloignées modifient progressivement le caractère de ses forces navales. Dans les années à venir, le Japon pourrait chercher à créer une flotte dotée d’un plus grand spectre de capacités défensives et offensives. À ce stade, il est difficile de dire si la position du pays sur le recours à la force changera également, mais ce qui semble certain c’est que si la Chine maintient sa pression maritime dans la mer de Chine orientale et poursuit le développement rapide de son armée, les Izumo et Kaga ne seront probablement pas les derniers porte-avions construits par le Japon, ce d’autant plus que la Corée du Sud a annoncé en juillet 2019 qu’elle avait décidé d’acquérir, elle aussi, un porte-aéronefs capable d’emporter des F35-B.
Il est probable que la stratégie navale japonaise affirmera de plus en plus l’importance de maintenir une supériorité navale face à ses adversaires afin de garantir l’intégrité du territoire et la sécurité de ses voies de communication maritimes.
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[1] Medium Term Defense Program (FY 2019 – FY 2023) December 18, 2018, pages 10/11
[2] « Japan seeks record ¥5.32 trillion defense budget with new focus on space and cyberspace », Japan Times, 30 août 2019
[3] Laurent Lagneau, « Contre la menace chinoise, le Japon se dote d’une « brigade de déploiement rapide », 8 avril 2018, Zone militaire. Opex 360.com.
[4] Céline Pajon, « La stratégie maritime du Japon à l’épreuve de l’expansion chinoise », p. 52, Etudes marines, Marine d’ailleurs, n°10, juin 2016, CESM.
[5] “U.S., Japan, South Korea, Australia hold first naval drills in Western Pacific”, Reuters, 23/05/2019.
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Article publié en partenariat avec le Centre d’études stratégiques de la Marine (CESM). Poursuivre la lecture avec Études Marines.