18.11.2024
Pour comprendre ce qui nous attend avec la Chine, faut-il relire l’histoire de la guerre froide ou remonter beaucoup plus loin dans le passé ?
Presse
10 mai 2020
Jean-Vincent Brisset : La première apparition du terme de Guerre Froide est attribuée à Georges Orwell, l’auteur incontournable de « 1984 ». C’est assez significatif, dans l’histoire d’un écrivain qui, parti d’une grande proximité avec le communisme aurait évolué au point de se faire accuser (faussement semble-t-il) d’avoir livré des listes de « crypto communistes ».
En 1945, la seconde guerre mondiale se termine en laissant en Europe un vaincu exsangue et deux vainqueurs. Un bloc occidental, totalement dominé par les Etats-Unis, et une Union Soviétique qui a payé un terrible prix humain et matériel. Entre ces deux blocs, les différences idéologiques sont énormes. Selon la vision occidentale, le premier veut reconstruire, au plus vite, une prospérité matérielle. Le second, dictatorial, chercherait à imposer une idéologie.
Il n’y a pas de « dépouilles de l’ennemi » qui pourraient constituer un butin. Les Etats Unis font accepter leur « Plan Marshall » pour s’imposer encore davantage. Dans le même temps, l’URSS grignote, pays après pays, l’Europe de l’Est et en fait un glacis de vassaux. En peu de temps se constituent deux blocs politico militaires. A l’OTAN de l’Occident répond le Pacte de Varsovie. Le premier se présente comme purement défensif. Le second est présenté comme une alliance dont le seul but est d’envahir l’Europe de l’Ouest et d’y imposer le régime « communiste » de Moscou.
Cette présentation est certes binaire, mais, dans les faits, les partis communistes inféodés à Moscou sont autorisés -et très actifs- dans les pays occidentaux. Ce sont aussi les envoyés de l’URSS qui soutiennent partout dans le monde, politiquement et matériellement, tous les mouvements -y compris armés- anti occidentaux.
La confrontation Chine-Etats-Unis (ou plus largement Chine Occident) est infiniment plus complexe. Tout d’abord, elle ne se construit pas sur une rupture après une alliance d’intérêts (l’aide des USA à la Chine contre les Japonais lors de la seconde guerre mondiale est réelle, mais reste anecdotique). Les trajectoires sont très séparées et, jusque dans les années 80, les pays européens n’étaient pas concernés. Ce n’est qu’après les événements de la place TianAnmen, hyper médiatisés en Occident et souvent au détriment des réalités factuelles, que l’Empire du Milieu apparaît comme un adversaire aux yeux de certains. Cette adversité se cantonne longtemps à des aspects économiques. La Chine, devenue l’usine du monde, est accusée de tricher et de fausser les pratiques concurrentielles. Les considérations sur les droits de l’homme, souvent brandies chez les « intellectuels » occidentaux, restent en Occident et ne sont pas vraiment évoquées lors des rencontres entre dirigeants qui préfèrent (parce que c’est ce que demandent leurs électeurs) se faire filmer en train de signer de gros contrats.
Barthélémy Courmont : L’histoire ne se répète pas nécessairement, elle n’est pas non plus pour autant revancharde. Elle s’écrit à l’encre de ceux qui la font. Ainsi, la bipolarité s’est maintenue pendant plus de quarante ans parce que ceux qui en furent les acteurs, les Etats-Unis et l’URSS, en furent aussi les bénéficiaires (du moins dans sa première partie pour Moscou) et imposèrent cet ordre mondial. Ils en acceptèrent aussi les caractéristiques, que l’on retrouve dans la célèbre formule de Raymond Aron, « paix impossible, guerre improbable ». La compétition entre la Chine et l’Occident – et plus précisément les Etats-Unis – ne saurait être comparée à la Guerre froide. D’abord parce qu’au moins un des deux compétiteurs, la Chine, refuse avec force ce paradigme qui ne lui convient pas. Ensuite parce qu’il n’y a pas de logique de blocs, élément essentiel à cette bipolarité. Si la Chine progresse en direction des sociétés en développement, elle ne dispose pas d’alliés ou de satellites, comme Moscou en son temps. Et les Etats-Unis ne peuvent plus être comparés à ce qu’ils furent au lendemain de la Seconde guerre mondiale, quand de nombreux alliés se ralliaient à eux. Au contraire, l’Occident se fissure et si l’alliance atlantique reste une réalité militaire avec l’OTAN, la communauté de valeurs transatlantique a vécu. Enfin, la mondialisation que proposaient Moscou et Washington n’était pas la même, et d’une certaine manière ils appartenaient à deux mondes distincts, et séparés hermétiquement. Aujourd’hui, Chine et Etats-Unis sont complémentaires, dépendants même. C’est une bataille de leadership, d’influence, mais à l’intérieur du même système-monde. On le constate par l’habitude qu’à prise Pékin a occuper toute place laissée vacante par les Etats-Unis, notamment dans les organisations internationales. C’est très éloigné de ce que faisaient Moscou et Washington pendant la Guerre froide. Ce n’est donc pas une Guerre froide 2.0 à laquelle nous assistons, mais à une compétition d’un nouveau type, qui se caractérise tant par une grande agressivité que par une extension à de multiples domaines (stratégique, économique, culturel…), mais qui ne se traduit pas par une conflictualité directe ou indirecte (ce qui caractérisait la Guerre froide). C’est donc une « guerre pacifique », dans laquelle l’image et l’influence pèsent infiniment plus lourd que le volume des forces armées (autre grande caractéristique de la Guerre froide, avec ses comparatifs des forces armées, du nombre d’ogives nucléaires, etc), mais pas une nouvelle Guerre froide.
La guerre froide s’est achevée par la défaite du communisme soviétique au profit de la victoire du modèle capitaliste américain. Quelle sera l’issue du choc de civilisations qui oppose Chine et les Etats Unis ? Est-ce qu’on peut s’attendre à une conclusion similaire à celle de la guerre froide ?
Jean-Vincent Brisset : La guerre froide s’achève bien davantage sur l’effondrement d’un système, miné de l’intérieur autant que de l’extérieur, que par une « victoire » de l’un sur l’autre. Cette fois non plus, il n’y pas eu de « butin » récupéré par le « vainqueur ». Si le communisme soviétique a disparu, beaucoup de son héritage demeure, ou est regretté, comme par exemple le système de protection sociale.
On aurait pu parler de « choc des civilisations » entre la Chine et les Etats Unis à la grande époque du maoïsme. Cette image s’est largement effritée. Dans la Chine d’aujourd’hui, on constate la coexistence de deux modèles. Celui d’un pays gouverné par un Empereur autoritaire et parfois tyrannique, mais capable de montrer que les privations de liberté permettent de mieux gérer (quand le pouvoir a réussi à réunir toutes les cartes dans sa main) une crise comme celle du Covid19. Il peut aussi unir sa population derrière une vision nationaliste. L’autre modèle est celui d’une société qui après avoir réussi à sortir l’immense majorité de ses citoyens de la misère découvre qu’un certain confort matériel conduit à exiger plus de libertés. Y compris celle d’acheter des téléphones Apple et d’aller faire du tourisme en Occident.
Au contraire aussi de ce qui s’est passé au temps de la guerre froide, il existe aux Etats-Unis de profondes divergences entre ceux qui veulent « fabriquer un ennemi » comme ils l’ont fait avec l’URSS et ceux qui sont partisans d’une conflictualité minimale. Pour ces derniers, le confort de leurs affaires, et accessoirement celui de leurs citoyens, passe par une entente tacite avec l’usine du monde. On le voit en ce moment, l’Occident est tributaire de la Chine pour de nombreux biens de consommation, y compris essentiels. C’est aussi le cas pour les finances des états dont la Chine a acheté la dette. Ce n’était absolument pas le cas à l’époque de l’URSS. Si on peut imaginer un coup d’éponge sur les dettes, l’Occident ne sera pas capable de relocaliser avant longtemps ses productions industrielles. De plus, un tel mouvement entraînerait de fortes baisses, tant du pouvoir d’achat des citoyens que des profits des entreprises.
On parle même parfois de conflits armés entre la Chine et les Etats-Unis. Cette option militaire avait été fortement agitée par l’administration Obama, qui avait annoncé (on en était cependant resté au discours) un « pivot » militaire en direction de la Chine au détriment des forces en Europe. Le Président actuel, a largement été, tout comme Bloomberg ou Bill Gates, dans un discours de compétition/coopération économique. Il revient, dans un contexte où se mêlent pandémie et perspectives électorales, à un affichage plus martial.
Barthélémy Courmont : On parle aujourd’hui plus de transition de puissance pour décrire une période qui se caractérise par le déclin relatif mais réel des Etats-Unis et dans le même temps la montée en puissance de la Chine. Certains exhument même le piège de Thucydide, qui suppose une conflictualité inévitable, comme le politologue américain Graham Allison. Cependant, partir du principe que le rapport de force actuelle débouchera nécessairement sur un conflit semble très exagéré, et d’ailleurs de telles prédictions ne datent pas d’hier côté américain, ce qui au passage traduit une étonnante et inquiétante incapacité à renouveler la pensée stratégique. C’est une lecture qui peut sembler assez dépassée, et binaire.
S’agit-il d’un choc de civilisations? Pas nécessairement. La notion de grand écart me semble ici plus pertinente. Écarts culturels évidemment, mais aussi dans la gestion des dossiers, le regard porté sur le monde et la relation qui se met en place avec les sociétés en développement. Désolé lors, la conclusion s’écrira d’elle même, sans être déterminée. Plusieurs scénarios sont possibles, en plus d’un conflit qui reste possible, même si assez peu probable. Un nouvel équilibre, qualifié de grand bargain, ou grand marchandage, est évoqué dans certains cercles stratégiques américains, comme un moyen de conserver un niveau de puissance tout en acceptant l’ascension chinoise. On peut aussi imaginer une répartition des rôles, selon les capacités. C’est l’option que semble privilégier Pékin, qui cherche une multipolaire dans laquelle elle serait reconnue et acceptée. Mais le scénario de la fin de la Guerre froide, avec une URSS aux abois, paraît très peu probable dans le contexte actuel, d’autant que notre tropisme occidental nous pousserait à voir dans Pekin une nouvelle Moscou, ce qui est très anachronique.
La République populaire de Chine accélère son programme spatial et ambitionne de lancer une grande station spatiale sur le même modèle que l’ISS. Cette conquête est-elle le signe que l’espace sera à nouveau le lieu de confrontation des puissances ?
Jean-Vincent Brisset : La concurrence entre les Etats-Unis et l’URSS sur le spatial a été féroce. Moscou avait ouvert le bal avec un premier satellite, le 4 octobre 1957. Les USA avaient répliqué 120 jours plus tard. Le Président Kennedy lance, en mai 1961, un énorme effort national pour repasser en tête. Dans les années qui suivent, les écarts sur les grandes premières (vol d’un être humain, sortie dans l’espace, robot sur la Lune) restent relativement réduits. Mais jamais l’URSS n’enverra un humain poser le pied sur la Lune.
La Chine démarre beaucoup plus tard. Le premier satellite a été très vite lancé, en 1970, mais cet « exploit » est resté isolé. Depuis, les premières « grandes premières » chinoises ont eu lieu en moyenne 40 ans après l’originale, américaine ou soviétique. A la notable exception des débuts du système de géopositionnement Beidou (23 ans après le GPS), qui a bénéficié d’une aide technique européenne.
On ne peut pas vraiment dire que la Chine « accélère » son programme spatial. Ce qui est plus certain, c’est qu’elle avance, assez vite, sur des pistes déjà largement défrichées par d’autres. La première station spatiale soviétique date quand même de 1971, 45 ans avant son homologue chinoise. Il est même étonnant de ne pas constater de rattrapage réel, alors que les deux leaders ont arrêté de faire la course en tête. De plus, certaines technologies qui étaient quasiment inaccessibles dans les années 70 et 80 sont devenues banales.
Pour Pékin l’espace demeure une opportunité de rayonnement géopolitique plus qu’un outil au service du développement national. Les deux nations précurseurs, tout comme l’Europe, ont peu ou prou abandonné cette vision, au profit d’une approche beaucoup plus « rentable ». Le fait d’être talonnée par des pays beaucoup plus discrets, mais ayant aussi montré de réelles capacités (Inde et Japon) pousse aussi à réaliser des missions ayant l’affichage pour but presque unique, comme le déploiement d’un robot sur la face cachée de la Lune. La volonté de disposer d’une station du même type que l’ISS relève largement de cette démarche. Elle permettrait à la Chine de se repositionner, comme elle l’a souvent fait depuis les années 50 dans d’autres domaines, comme le leader d’un monde refusant l’unipolarité. A condition de trouver des clients pour « monter » dans sa station.
Barthélémy Courmont : C’est surtout une question de prestige à laquelle les grandes puissances, Guerre froide ou pas, semblent succomber. Mais il y a aussi des enjeux technologiques à la clef, et la Chine pousse de plus en plus pour devenir une superpuissance technologique. C’est un terrain sur lequel elle n’était pas attendue aussi vite, l’arrogance des puissances occidentales ayant forcé le trait sur les attributs de la puissance chinoise, trop longtemps assimilée à l’usine du monde. Même il y a encore quelques années, le grand sinologue américain David Shambaugh voyait dans la Chine une puissance partielle, pour indiquer que Pékin ne peut rivaliser avec la puissance globale américaine. Les équilibres changent très vite, et les certitudes d’hier ne sont pas toujours les vérités d’aujourd’hui. Ça vaut pour les Etats-Unis, ça vaut aussi pour la Chine qui ne doit pas s’emballer et éviter de se montrer trop arrogante, au risque de voir ses efforts non récompensés.