ANALYSES

“C’est la première fois que nous mettons la sécurité humaine en priorité”

Presse
21 avril 2020
Avant le Covid-19, quels étaient les risques les plus importants étudiés par l’Iris ? 

Les pandémies en faisaient partie, entre autres choses. Tout ce qui était lié aux interdépendances et à la multiplication des échanges était intégré. Il est vrai que cette crise constitue malgré tout une rupture. La façon dont est prise en charge cette pandémie, de la prendre vraiment au sérieux, d’arrêter le travail et de confiner autant de personnes… C’est quelque chose qui n’avait pas du tout été anticipé.

Je vois beaucoup de choses négatives et pessimistes mais il faut aussi se rendre compte que c’est la première fois dans notre histoire que nous mettons la sécurité humaine et la sécurité sanitaire en priorité des priorités. Il y a encore 80 ans, on n’hésitait pas à déclarer la guerre, y compris pour des conflits énormes, et on envoyait des milliers de gens, voire des centaines de milliers de gens se faire tuer sur un champ de bataille. Dès 1994, le Programme des Nations unies pour le développement (le PNUD), en introduction de l’un de ses rapports, constatait que les préoccupations sécuritaires (que ce soit la sécurité alimentaire ou sanitaire des individus) commençaient à monter en puissance et à devenir de véritables priorités de la décision politique.

Il y a donc, selon-vous, une culture de la sécurité qui nous a préparés à cette crise ?

Pas vraiment. Justement, même si nous connaissions la menace des pandémies, je pense que nous avons surestimé le progrès humain et notre capacité à réagir. Quand on enseigne le développement économique aux étudiants, on explique que la révolution industrielle, c’est aussi la capacité de l’homme à dompter la nature et à construire un modèle qui est moins dépendant de l’aléa naturel.

Rappelez-vous les crises de l’Ancien régime et la France quelques décennies avant la Révolution de 1789, avant la révolution industrielle. C’étaient des crises alimentaires et des crises agricoles essentiellement liées à un aléa climatique. L’une de ces dernières crises, juste avant la Révolution française, dans les années 1740, c’est 10 % de la population qui disparaît mort de faim. Ce sont des choses que nous n’avons plus vécues dans nos pays développés depuis des décennies, voire des siècles. Il y a donc cette impression que nous saurons toujours nous adapter. C’est la même réponse souvent donnée au changement climatique : “Nous trouverons les solutions techniques et technologiques.” Nous nous apercevons que ce n’est pas vrai et que l’être humain se met en danger par son progrès technique et par l’accroissement des interdépendances liées à la mondialisation. Donc nous connaissions le risque, beaucoup avaient averti dessus, mais nous le minimisions comme nous le minimisons dans le changement climatique.

Qu’entendez-vous par les risques liés aux interdépendances ?

Avant cette pandémie, nous étions dans une logique d’interdépendance : “Nous sommes dépendants de la Chine pour nos médicaments mais eux sont dépendants de nous pour leurs débouchés. Il y a un jeu gagnant-gagnant et ils nous approvisionneront toujours en médicaments parce qu’ils ont intérêt à préserver leur marché”. Dans les crises, une interdépendance peut devenir une dépendance et donc une vulnérabilité.

Je pense qu’après la crise, nous n’allons pas réduire les interdépendances parce qu’elles constituent aussi une forme de richesse et de pacification des relations internationales. Nous ne pourrons pas tout relocaliser sur le territoire national. Penser que nous allons devenir totalement autonomes et indépendants sur l’alimentation, sur les médicaments, sur l’industrie… C’est un leurre. D’abord parce que cela coûterait très cher mais aussi parce que nous n’avons pas la main d’oeuvre qualifiée et parce que nous serons de toute façon dépendants des matières premières. Les interdépendances vont continuer à perdurer parce que nous n’avons pas d’alternative et parce que, dans le fond, ce n’est pas un mauvais choix.

Par contre, nous allons peut-être devenir plus réalistes vis-à-vis de ces interdépendances et nous allons les traiter de manière plus éveillée, moins naïve. En identifiant des doubles sources ou en en mettant en place des stratégies qui permettraient rapidement, dans le cas d’une crise, de reconvertir une usine pour produire des masques ou des produits alimentaires.

En quoi la pandémie va-t-elle nous obliger à revoir nos analyses de risque et nos scénarios de crise ?

Il y a deux niveaux d’évolution possible : celui de l’individu et le niveau politique. Je serais incapable de vous dire comment va réagir l’individu à cette pandémie, à ce confinement et à la crise économique qui va s’en suivre. Va-t-on aller vers un monde plus solidaire ou plus égoïste ? Vers un monde plus populiste ou au contraire un monde plus réaliste ? Pour l’instant, nous voyons tout et son contraire : depuis le PDG d’Accor qui renonce à 25 % de son salaire à celui qui se fait verser un bonus alors que son entreprise se porte plutôt mal. Le pire et le meilleur peuvent émerger de cette crise de la part d’individualités.

Pour le niveau politique, nous sommes à la croisée des chemins. Depuis le début des années 2000, le débat existe déjà en économie avec les altermondialistes qui sont des économistes très sérieux et qui identifient les atouts de la mondialisation mais aussi ses risques. Aujourd’hui, nous sommes dans une situation où nous sommes obligés de confiner la moitié de la planète pendant plusieurs semaines. Laisser le monde continuer comme il est après avoir vécu cela et en sachant pertinemment que cela pourrait se reproduire, ce serait de l’irresponsabilité politique absolue. Il faut constater que le monde dans lequel nous vivons produit des effets pervers majeurs qui poussent à se demander s’ils ne sont pas plus importants que les avantages qu’il a pu produire. Si les politiques n’ont pas conscience qu’ils ont un rôle à jouer dans les années qui viennent, en intégrant la lutte contre les inégalités ou contre le changement climatique, nous aurons tout raté. Et nous pouvons penser que d’ici une dizaine d’années, nous revivrons une autre rupture même si ce ne sera pas forcément une pandémie ou une crise financière.

J’aimerais bien qu’un nouvel ordre international se produise à l’issue de cette pandémie et que nous n’attendions pas la prochaine catastrophe pour réagir. “Ordre”, cela veut dire “règle” et donc régulation. Ce serait un retour de l’État. Je crains aussi que ce nouvel ordre soit tellement facile à faire accepter qu’on aille vers un ordre totalitaire. Il y a aujourd’hui une admiration sans bornes pour la Chine qui reste un régime politique autoritaire et qui n’a probablement pas été transparent du tout sur l’épidémie… Je ne crois pas que le monde meilleur soit dans cette direction là.

Comment les entreprises vont-elles être changées par la pandémie de Covid-19 ?

Dans ce type d’événement, ce ne sont pas des ruptures en tant que telles. Ce sont des choses qui ne font qu’amplifier et rendre plus visibles des fractures qui existaient déjà. Dans le transport aérien par exemple : depuis plusieurs mois voire plusieurs années, il y a ce mouvement chez certains jeunes qui ne veulent plus prendre l’avion. Il y avait déjà un tassement du trafic aérien avec des compagnies low cost en faillite. Donc ce n’est pas nouveau mais c’étaient des micro-phénomènes. Est-ce que la pandémie du coronavirus va en faire un phénomène beaucoup plus massif ? C’est une vraie question. Je n’ai pas la réponse aujourd’hui.

Je vois poindre un autre élément depuis plusieurs années, particulièrement en France avec le mouvement des gilets jaunes et encore plus avec cette pandémie. C’est le questionnement des entreprises sur leur responsabilité sociale et environnementale. La loi Pacte demande aux entreprises de réfléchir à leur raison d’être. C’est parti d’abord de catastrophes industrielles, avec par exemple la marée noire au large de Santa Barbara (États-Unis) en 1969. C’était la première médiatisation d’une marée noire. Suite à cela, l’agence américaine de l’environnement a été créée, de la même manière que Greenpeace en 1971. Il y a ce début de prise de conscience des externalités négatives de l’activité des entreprises. Les ONG se sont ensuite professionnalisées dans les années 1990-2000. Aujourd’hui, les entreprises veulent être proactives et s’interroger en amont sur leur responsabilité. C’est une question qu’elles se posent encore plus avec cette pandémie. Parce que c’est une crise sanitaire qui met aussi en péril leur possibilité de produire.

Avant cette crise, des modes de pensée comme le survivalisme apparaissaient comme des phénomènes de niche. Le Covid-19 pourrait-il amener les entreprises à réévaluer la probabilité de scénarios catastrophe ?

C’est fort probable mais est-ce le rôle des entreprises ou des pouvoirs publics ? Les deux vont devoir travailler ensemble autour de plans stratégiques. Les grandes entreprises ont déjà des personnes dédiées qui peuvent réfléchir à ces choses. Il reste toujours les petites entreprises qui représentent le plus grand nombre de sociétés et qui n’ont pas les moyens humains et financiers de penser cela. Le sujet des masques en est une véritable illustration. Le curseur entre ce qui devait être collectif et ce qui pouvait être privé avait élargi de manière probablement trop importante la sphère du privé et de tout ce qui était privatisable. J’ai l’impression aujourd’hui que le curseur va de nouveau se déplacer et accroître la sphère du bien public.
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