20.11.2024
5G : solution ou distorsion agricole?
Presse
26 mars 2020
Ruptures et enjeux stratégiques
La technologie s’est toujours transformée au fil du temps. Mais les innovations sont rapides et moins coûteuses depuis le début du Millénaire. La digitalisation de nos vies et de nos économies aura été un grand chamboulement. Nous n’avons jamais produit autant d’informations. C’est la grande accélération, provoquant des reconfigurations techniques arrivant parfois plus vite que la capacité des sociétés humaines à les intégrer. L’emballement est tel qu’il réduit les intervalles entre chaque révolution annoncée. La puissance des données concurrence tout.
Avec un débit optimisé lui permettant d’être cent fois plus rapide que l’actuelle 4G, la solution 5G ouvre la voie à de nouveaux changements structurels. Elle va permettre d’optimiser les échanges de données afin de communiquer davantage et d’intensifier les flux, entre plus de personnes mais surtout entre objets connectés. Ces derniers étaient au nombre de 7 milliards environ sur la planète en 2018, mais un triplement est attendu d’ici 2025. Pour le dire autrement, la 5G propose de vivre avec un digital instantané au sein d’écosystèmes numériques inédits. Elle motive aussi des jeux d’intérêt et de pouvoir.
D’un côté, nous verrons des batailles entre États ou géants technologiques. Difficile de parler de la 5G sans évoquer les tensions que suscite l’actuelle compétitivité de l’entreprise Huawei vis-à-vis de ses concurrents mondiaux. Ce conglomérat chinois, dont le budget de R&D s’élève à 15 milliards de dollar, possède une véritable longueur d’avance. Son offre est techniquement supérieure et économiquement inférieure. La conquête de la 5G a toujours été l’un des objectifs de cette entreprise dont la vision semble se confondre avec celle de Pékin. La Chine ne cache pas son ambition d’être leader en matière technologique, au grand dam de son voisin japonais. Dans sa conduite politique, c’est même un axe clef désormais. Résultat, dans les mises aux enchères des fréquences 5G, dans chaque pays, se pose aujourd’hui la question des avantages et des risques avec Huawei. Les États-Unis s’avèrent particulièrement inquiets à ce sujet, car leur domination mondiale sur le plan numérique est sérieusement menacée par la puissance chinoise. Depuis mai 2019, l’Administration Trump a interdit aux entreprises américaines de commercer avec Huawei. Celle-ci met en outre en lumière la désunion européenne. Si l’Italie, l’Espagne ou la Pologne lui ouvrent leurs réseaux, d’autres États, à commencer par l’Allemagne, débattent des conséquences sécuritaires potentielles. Pour sa part, la France devrait autoriser les opérateurs télécoms nationaux à utiliser une partie des équipements fabriqués par Huawei pour les parties non sensibles du réseau. Au Royaume-Uni, l’entreprise chinoise avait déjà construit 80% des réseaux 4G…Dans ce canevas décousu, il est légitime de se demander où est l’Union européenne, surtout si elle prétend (re)-développer des champions industriels de l’innovation.
« Alors que nous pensons à tort aux satellites, ce sont les câbles de communication intercontinentaux, par lesquels 90% de nos données transitent déjà sous les océans, qui seront la clef technologique du succès de la 5G. »
D’un autre côté, la 5G exige une infrastructure lourde, dont les besoins exigent des moyens économiques et des installations considérables. La 5G n’est donc pas pour demain pour tout le monde. En fonction de la date de son débarquement, elle générera des distorsions conséquentes entre les pays. En outre, soulignons le rôle indispensable des câbles de communication sous-marins qui s’étirent sur des milliers de kilomètres. D’ores et déjà, à travers ces liaisons intercontinentales méconnues, 90% de nos données transitent sous les océans. Alors que nous pensons à tort aux satellites, ce sont ces câbles qui garantissent la circulation des informations et seront la clef technologique du succès de la 5G. De plus en plus, ils sont financés et posés par des sociétés privées, à l’instar des GAFAM américains ou de Huawei pour ne pas la citer. L’hyper-sensibilité stratégique de ces câbles expliquent aussi pourquoi dans le monde se développent les marines de guerre et s’accroît le nombre de sous-marins.
Impacts et défis pour l’agriculture
Très connectés, les agriculteurs des pays développés regardent avec attention l’arrivée de la 5G. Elle pourrait précipiter la transition vers des systèmes plus performants, contribuant ainsi au renforcement de pratiques agricoles durables. Le sur-mesure dans les exploitations, l’analyse d’informations en temps réel, l’automatisation de machines agricoles ou de la traite des vaches, l’irrigation de précision à distance, des serres s’adaptant aux conditions climatiques, l’identification rapide et le traitement approprié des maladies végétales et animales…autant de dynamiques attendues grâce au déploiement de la 5G, et qui sont actuellement expérimentées dans de nombreux projets. Avec elle, il convient aussi de comprendre que les échanges d’information continus entre l’agriculteur, ses objets connectés et son environnement extérieur ne subiront plus des temps de latence. L’instantanéité de la connexion pourrait réduire les marges d’erreur technique, réagir avec efficience aux changements météorologiques et optimiser les systèmes de production afin qu’ils soient davantage prédictifs. In fine, on se dirige vers une hypothèse de meilleure viabilité économique de l’exploitation.
Dans un contexte où les agriculteurs sont appelés à faire plusieurs métiers dans la même journée, eu égard à l’imbrication des enjeux auxquels ils font face, toute solution d’aide à l’entrepreneuriat et à la compétitivité est bienvenue. L’agriculture du futur sera à la fois hyper-intensive en savoirs et pointue en technologie. Le marché de l’agriculture intelligente est vaste et s’épaissit. Non sans raison donc, les appétences de certains acteurs du numérique s’aiguisent pour apporter des solutions technologiques spécifiques aux professionnels du secteur, qui lui-même, gros générateur de données, leur fournit des informations en retour. Au-delà des dimensions de souveraineté que cela peut poser à l’échelle d’une nation, cette dynamique interroge sur la hiérarchisation des données, entre celles à partager et d’autres à protéger, sans oublier leur monétisation au profit des agriculteurs. L’ampleur de ces questions s’épaissit inévitablement avec l’essor de la 5G.
Il ne faut pas oublier les autres maillons de la chaîne alimentaire. Stockage, transport, usine agro-industrielle, distribution ou restauration sont tous concernés par l’explosion de l’économie numérique. Le développement de nouvelles solutions conférées par les réseaux 5G les impactera donc également. Là encore, cela peut s’avérer bénéfique si les outils sont bien calibrés et si les ressources humaines se les approprient correctement et sont donc formées. De même, la valeur ajoutée sera réelle si la 5G et ces données ultra-connectées servent à améliorer non seulement les résultats de l’entreprise mais plus largement le fonctionnement d’une filière ou même la sécurité alimentaire globale d’un espace de vie. Il est probable que la traçabilité des produits, déjà mieux assurée aujourd’hui grâce à la technologie, soit amplifiée avec les nouvelles générations de solutions numériques. La 5G offre donc un horizon propice en faveur de la transparence de la chaîne alimentaire et de la rassurance pour le consommateur.
Problématiques cartographiques
Produire plus, mieux et avec moins de ressources, favoriser l’agriculture de précision, garantir la sûreté sanitaire des aliments… Ces objectifs légitimes n’ont malheureusement pas les mêmes traductions selon les régions du monde. Face à l’équation agricole et aux défis de la sécurité alimentaire, tous les pays ne sont pas logés à la même enseigne. Dans ce faisceau très large d’inégalités, l’empreinte de la digitalisation de l’agriculture connait elle-même d’immenses disparités. La 5G, pour toutes les raisons décrites précédemment à propos de son coût et de l’architecture numérique qu’elle impose, risque d’accentuer ces écarts entre les pays. Mais aussi entre les agriculteurs et les territoires d’un même pays.
« Un quart de la population rurale européenne n’a toujours pas Internet ! »
Venons-en précisément à ces exclusions spatiales. Les réseaux 3G ou 4G ne couvrent déjà pas encore toute la planète et dans tous les États, certaines zones n’en bénéficient pas. La plupart d’entre elles sont rurales, comme souvent moins favorisées que les villes et les milieux urbains en matière de développement infrastructurel. Un quart de la population rurale européenne n’a toujours pas Internet ! Parfois démunies et isolées à cause d’une faible densité humaine, ces zones rurales ne suscitent pas toujours l’intérêt commercial des opérateurs nationaux de télécommunication. C’est aussi pour cette raison que des géants mondiaux du numérique surveilleront aussi de plus en plus attentivement ces créneaux géographiques à prendre. En Chine, un groupe comme Alibaba opère déjà en faveur de l’inclusion et de la digitalisation rurales. Son périmètre d’action dépassera les frontières nationales, pour probablement proposer des services en Asie ou en Afrique. L’irruption de la 5G préfigure donc de nouvelles disparités de connectivité entre les espaces et leurs acteurs. Comment faire en sorte demain que des agriculteurs, des entreprises ou des usines en zones rurales ne soient pas encore plus pénalisés par la fracture numérique ? Sans aller loin sur le planisphère, nous observerons aisément à quel point cette problématique cartographique touchera la France. Peut-on imaginer que les mondes agricoles et agro-industriels travaillent mieux et plus avec les opérateurs nationaux pour que ces derniers n’oublient pas les ruralités et répondent aux demandes spécifiques de ces secteurs et de ces territoires ? Aux États-Unis, le gouvernement fédéral mobilise 9 milliards de dollar actuellement pour équiper les ruralités américaines et notamment celles qui sont les plus productives en agriculture. Quid des pays en voie de développement qui n’ont pas les infrastructures nécessaires et les moyens pour intégrer cette nouvelle technologie 5G ? La léopardisation des territoires agricoles et ruraux africains, asiatiques ou sud-américains pourrait être beaucoup plus violente qu’ailleurs. Quelle seront les conséquences sociopolitiques de ces énièmes inégalités géographiques ?
Inquiétudes et incertitudes
Enfin, dans cette série d’inconnues que pose le déploiement de la 5G, vient celle des inquiétudes sanitaires. L’OMS classe les ondes comme cancérogènes possibles pour l’homme. Si les risques sont encore mal évalués et que les controverses existent à ce sujet, il semble difficile d’écarter les variables liées à la santé dans le spectre large d’enjeux stratégiques autour de la 5G. La prolifération des données et de leurs échanges soulève aussi des questions en matière énergétique et donc environnementale. La technologie 5G a souvent été présentée en précisant qu’elle créera des demandes futures qu’il est impossible de connaître actuellement. L’actualité brûlante mondiale à propos du Covid-19 rebat un certain nombre de cartes à propos de la mondialisation (ou plutôt de la sino-mondialisation), des flux (d’êtres humains ou de marchandises) et des secteurs prioritaires pour la sécurité (individuelle comme collective). Le déploiement de la 5G en sera-t-il impacté ? D’ores et déjà, la crise sanitaire a eu pour conséquence en France de reporter les enchères autour de la 5G. Son utilité sera-t-elle la même ? Comment éviter qu’elle n’engendre encore plus de désordres géopolitiques ? Là encore, le Covid-19 met en émoi les débats publics avec la prolifération de fake news, puisque d’aucuns n’auront pas manqué d’expliquer que la 5G était responsable du déclenchement de l’épidémie en Chine… Théorie conspirationniste, mais qui circule malheureusement dans ce monde contemporain rythmé par le sensationnel. Pendant ce temps, les agriculteurs ont besoin de solutions concrètes pour conduire leurs activités et de prévisibilité pour agir dans la durée. C’est là une réalité universelle.