12.11.2024
Russie-Turquie. Alliance impossible, rupture improbable
Presse
10 mars 2020
Alimentées par des échanges économiques mutuellement bénéfiques, les relations entre la Turquie et la Russie peuvent donner l’illusion d’un rapprochement inéluctable, d’autant que les deux États semblent avoir un profil similaire (tendance autoritaire et personnalisée du pouvoir, volonté d’affirmation sur la scène internationale…) et que Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdoğan surjouent régulièrement leur proximité dans le cadre de leurs rapports contrariés avec les États-Unis et l’Union européenne.
L’importance du dossier syrien
Dans le domaine de la politique extérieure turque, le fait le plus marquant des dernières années réside dans ses difficultés d’appréhension de la crise syrienne. En témoigne la révision radicale de l’approche d’Ankara qui passe de l’exigence, jusqu’en juillet 2016, du départ de Bachar Al-Assad comme préalable à toute négociation, à une posture d’acceptation du principe de ces dernières. Seule restriction : la présence des nationalistes kurdes du Parti de l’union démocratique (PYD) à la table des négociations, considéré par Ankara comme la franchise syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).
Dans un contexte de relatif isolement, il s’agissait pour la Turquie de se replacer au centre du jeu politico-militaire régional. Cet objectif nécessitait une réconciliation avec la Russie. Elle est scellée le 9 août 2016, lorsqu’Erdoğan se rend à Saint-Pétersbourg pour rencontrer Poutine. Le rapprochement est favorisé par la vigoureuse condamnation par le président russe de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 en Turquie, alors que les réactions de la plupart des dirigeants occidentaux sont plus tardives et ambiguës.
La réconciliation avec la Russie permet à la Turquie d’intervenir militairement en Syrie (opérations « Bouclier de l’Euphrate » dès août 2016, « Rameau d’olivier » en janvier 2018, « Source de paix » en octobre 2019) pour juguler les avancées du PYD dans le nord de la Syrie. La Russie laisse faire la Turquie, car celle-ci entretient des liens avec divers groupes d’insurgés (Armée syrienne libre, groupes sunnites radicaux, voire djihadistes, groupes turkmènes) qui sont autant de linéaments de réseaux indispensables à la mise en œuvre d’une solution politique négociée nécessaire à la réalisation des objectifs russes.
Pour autant, sur la question kurde, il y a plus de divergences que de convergences entre la Russie et la Turquie. Les Russes, et avant eux les Soviétiques, utilisent la « carte kurde » pour la défense et le déploiement de leurs intérêts dans la région et n’ont donc aucune hostilité particulière à l’égard du PYD, voire du PKK. Ainsi, l’ouverture d’un bureau de représentation du PYD à Moscou en février 2016 ou encore les escarmouches entre Russes et Turcs concernant l’invitation du même PYD à la conférence de Sotchi en novembre 2017 indiquent assez bien les désaccords sur ce dossier central pour Ankara.
Si les autorités russes ont compris qu’elles ne pouvaient pas régler le conflit sans un certain degré de coopération de la Turquie, elles demeurent en position de force vis-à-vis d’Ankara et ne comptent pas faire de concessions significatives, notamment sur l’avenir du régime syrien.
Comme souvent, les victoires militaires turques sont avant tout politiques. Elles contribuent à affaiblir les forces liées au PKK et confortent la Turquie dans la répartition des rôles avec la Russie et l’Iran pour résoudre la crise syrienne. En ce sens, le choix opéré l’été 2016 s’avère tactiquement payant pour Erdoğan. Néanmoins, en dépit de la bonne entente affichée avec Poutine et Hassan Rohani dans le cadre du groupe d’Astana1, chacun comprend que ni les objectifs ni les agendas des trois protagonistes ne sont véritablement convergents sur l’issue de la crise syrienne. Mais, pour les autorités turques, la capacité de juguler et de réduire les forces liées au PKK semble primordiale.
Le cas d’Idlib est différent, car le paramètre kurde n’interfère pas directement. La province d’Idlib fait partie des zones dites « de désescalade » pour laquelle la Turquie s’est faite forte, lors de l’Accord de Sotchi contracté avec Moscou le 17 septembre 2018, de parvenir à y mettre en œuvre un cessez-le-feu et le désarmement des milices djihadistes. Considérant que depuis 2015, à chacune de leurs défaites en Syrie, les forces djihadistes étaient dirigées vers Idlib, cette ville est devenue au fil des ans une véritable nasse pour ces dernières. C’est pourquoi les autorités turques se sont montrées fort imprudentes et ont présumé de leurs capacités en acceptant la mission que leur a assignée Vladimir Poutine à Sotchi, ce dernier fournissant a contrario une nouvelle preuve de ses qualités de joueur d’échecs. La situation des dernières semaines indique assez clairement que la Turquie s’est fait piéger.
Poutine occupe le devant de la scène
Moscou et Ankara partagent la vision d’un monde multipolaire dans lequel leur pays respectif occuperait une place prépondérante, à l’aune d’une relativisation de la puissance des États occidentaux, perçus comme hostiles et en déclin. Force est néanmoins de constater que malgré des postures parfois convergentes, les ambitions des deux pays, mondiales pour l’un et régionales pour l’autre, entrent en réalité en concurrence, notamment sur le dossier syrien.
Depuis l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir en 2000, la Russie n’a en effet eu de cesse que de tenter de reconquérir la place qu’occupait l’URSS à l’avant-scène du système international. Une conjonction de facteurs et de crises fait que, depuis le milieu des années 2010, il est possible d’affirmer qu’elle y a réussi, dans le sens où le Kremlin est parvenu à se poser en acteur incontournable sur les principaux dossiers internationaux du moment.
La Russie a ainsi su utiliser depuis 2015 sa capacité à dialoguer avec tous les acteurs au Proche-Orient. Profitant de l’espace supplémentaire offert par les flottements à la tête des États-Unis, elle a finalement damé le pion à Recep Tayyip Erdoğan, et concurrencé avec succès la ligne politique incarnée un long moment par Ahmet Davutoğlu, théoricien de la politique étrangère turque, qui voyait précisément la Turquie jouer ce rôle central dans la région.
Désormais, mais ce n’est probablement que conjoncturel, Ankara mène une politique de réaction aux évènements. L’incapacité d’Erdoğan à se placer en perspective et l’impulsivité qui le caractérise sont des marques de faiblesse préoccupantes et indiquent les limites d’un pays qui possède pourtant de nombreux atouts à faire valoir. Si le conflit syrien ne peut certes pas se régler sans sa coopération, les contours de cette dernière seront l’objet de tractations dans lesquelles la Turquie ne se présente pas en position de force.
Des rapports contrariés avec l’Occident
Le dossier des missiles S-400 russes destinés à la Turquie, dont la livraison a commencé en juillet 2019, illustre très concrètement ce rapport contrarié d’Ankara avec l’Occident et a fait couler beaucoup d’encre. Incompatible avec les normes OTAN, le déploiement de ces missiles interroge sur la réalité de l’engagement turc au sein de l’Alliance atlantique. Pour autant, la Turquie ne s’inscrit pas dans une logique de rupture, et les garanties de sécurité fournies pas son appartenance à l’OTAN restent déterminantes. Ankara a conscience qu’aucun pays ou groupe de pays n’est à même de lui fournir l’équivalent2.
Malgré les frictions entre la Turquie et ses partenaires occidentaux, ces initiatives ne constituent pas pour autant un renversement d’alliances et nous continuons à considérer que la relation de la Turquie avec les puissances occidentales reste structurante. La Turquie cherche, depuis longtemps déjà, à réaménager sa relation avec ses alliés traditionnels sans pour autant prôner la rupture. Sa politique extérieure ne constitue pas un jeu à somme nulle. Ce n’est pas parce qu’elle se fixe l’objectif de se déployer désormais à 360 degrés qu’elle cessera de maintenir des liens étroits avec les puissances occidentales, en dépit des turbulences actuelles.
Dans ce contexte, les rapports à l’UE constitueront probablement un élément déterminant de la relation russo-turque. Un rapprochement de la Russie avec l’UE s’avérerait probablement bénéfique à la Turquie, puisqu’elle n’opposerait plus deux vecteurs importants de sa diplomatie ; mais il la priverait, a contrario, de certains leviers de négociation vis-à-vis des deux parties. La Russie, pour sa part, aurait davantage à perdre, politiquement et économiquement, d’un réchauffement des liens entre la Turquie et l’UE.
Empêcher les confrontations directes
Les évènements de ces dernières années tendent à démontrer qu’il ne peut y avoir ni alliance stratégique ni rupture complète entre la Russie et la Turquie.
Si leurs trajectoires peuvent se croiser et leurs intérêts se mutualiser, Russie et Turquie ne relèvent fondamentalement pas de la même catégorie d’acteurs. Alors que Moscou retrouve progressivement sa place sur la scène internationale, Ankara continue de la chercher. Cet état de fait induit une asymétrie persistante et une instabilité structurelle due à des sources de tensions récurrentes entre les deux pays, que les intérêts économiques mutuels ne parviennent pas à obérer. Preuve en est que le retour de la Russie au centre du jeu international ces dernières années s’est réalisé aux dépens de la volonté turque de s’affirmer comme leader régional. À travers son action dans la crise syrienne, la Russie entretient désormais des relations avec tous les acteurs régionaux et dispose de facto du rôle que la Turquie s’était assigné il y a quelques années.
Une alliance stratégique entre les deux pays demeure donc très peu probable, au vu des trajectoires, des moyens et des objectifs des politiques étrangères respectives. Plus généralement, le concept même d’alliance ou de partenariat qui supposerait un certain degré de contrainte politique et/ou idéologique ne permet pas de saisir la nature purement fonctionnelle de la relation russo-turque. La nécessité structurelle que les deux acteurs ont de coopérer, d’un point de vue politique et économique, ne doit pas se confondre avec un rapprochement stratégique dans une logique de bloc, ni masquer la constante réévaluation des intérêts respectifs et l’évolution du rapport de force entre les deux pays.
À l’inverse, cette nécessité structurelle de coopérer pour les deux acteurs fait qu’une rupture complète constitue également un scénario improbable. Si des épisodes de confrontation directe restent envisageables, comme l’a démontré la séquence débutée le 24 novembre 2015 ou l’actuelle crise d’Idlib, la Turquie demeure un partenaire indispensable à la réussite des ambitions de Moscou en Syrie, elles-mêmes liées aux ambitions mondiales de Poutine.
Le Kremlin semble en avoir pris acte, en laissant à Ankara une certaine marge de manœuvre vis-à-vis des Kurdes organisés par le PYD dans le nord-est syrien. Pour sa part, Erdoğan voit dans une coopération avec Poutine le seul moyen d’avoir une prise sur la question kurde, dont il estime la portée existentielle pour son régime. A contrario, peu de concessions de Moscou sont à envisager dans le cas d’Idlib puisqu’il s’agit de permettre au régime syrien de reconquérir la totalité de son territoire national. Il s’agit donc, dans ce cas, de contraindre la Turquie à retirer ses soldats sans l’humilier.
À court terme, la relation russo-turque sera déterminée par l’évolution du conflit syrien et des négociations en vue de sa résolution. Elle devra se lire également au prisme des relations respectives avec l’Union européenne et les États-Unis. Pour des raisons économiques comme pour des raisons de statut, les rapports de Moscou et d’Ankara avec leurs partenaires occidentaux resteront probablement prioritaires au regard de leur propre relation bilatérale.