ANALYSES

« La crise du covid-19 met en danger le candidat Trump »

Presse
20 mars 2020
Interview de Pascal Boniface - La Tribune
Ce moment si particulier de début de confinement, comment l’éprouvez-vous intimement, comment l’interprétez-vous intellectuellement ?

Pascal Boniface – Bien sûr, c’est une curieuse impression. L’agenda est complètement vide, puisque les rendez-vous, les déplacements, les conférences sont annulés, et que tout simplement l’IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques) est fermé. L’ensemble de l’équipe reste en contact par le télétravail et les échanges téléphoniques, mais bien sûr le rythme n’est pas du tout le même.

En dehors de l’inquiétude pour les risques sanitaires et économiques que courent le pays et la planète entière, cet agenda vide peut toutefois avoir des avantages. On peut prendre plus le temps de réfléchir à long terme. On est moins bousculé. De toute façon, ma philosophie est de se battre pour ce que l’on peut changer et pas pour ce que l’on ne peut pas changer. Or, on ne peut pas changer le confinement tant qu’il est décidé pour des raisons parfaitement justifiées par les autorités de ce pays.

Avant d’entrer dans les détails, quelle lecture géopolitique générale, forcément très synthétique et instable, faites-vous de la pandémie du Covid-19 ?

C’est surtout bien sûr le symbole de la globalisation qui est une formidable contraction du temps et de l’espace. Le Coronavirus s’est répandu en moins de trois mois à l’échelle mondiale. Il est difficile d’évoquer de fermer les frontières lorsque l’entrée ou la sortie de pays est de plus en plus impossible. En même temps, ce moment d’arrêt n’est que provisoire : il faut veiller à prendre des décisions qui n’injurient pas l’avenir.

Lorsque vous auscultez la planète, repérez-vous des régimes – démocratiques, autoritaires (Russie, Inde, Turquie) ou dictatoriaux – que la crise du Covid-19 peut mettre en tension, voire en danger ?

Rappelez-vous que lorsque la Chine a confiné des millions d’habitants chez eux, beaucoup de gens ont dénoncé un système dictatorial qui seul pouvait prendre des mesures de cette ampleur. On a vu par la suite des régimes parfaitement démocratiques recourir aux mêmes méthodes pour des questions sanitaires.

Les Chinois ont fait preuve de plus de transparence qu’en 2003, au moment de la crise du SRAS, mais ils auraient pu se dispenser d’évoquer, par l’un de leurs ministres, une théorie complotiste rendant les États-Unis responsables de l’épidémie.

De son côté, Trump a fait du Trump. Il interdit tous les voyages entre les États-Unis et les pays européens sans consulter ni informer ceux qui sont censés être ses alliés. En Iran, la situation est dramatique du fait de l’absence de transparence du régime et de l’état catastrophique du système de santé lié aux sanctions américaines.

Dans l’Hexagone, cette crise a eu le mérite de mettre en avant la qualité de notre système de santé publique, le professionnalisme, le dévouement de ses personnels et la nécessité de lui donner les moyens de travailler normalement.

En général, un système de santé publique est un bien mondial. Il est illusoire de penser que la fortune protège contre les pandémies.

Entrons dans quelques détails territoriaux. L’épidémie est partie de Chine, et la Chine annonce sa lente résurrection. Au pic de l’inflammation locale, notamment lorsque la colère d’habitants commençait de se manifester, il apparaissait que le pouvoir de Xi Jinping pouvait être fragilisé. Au final, sa gestion ne le consolide-t-elle pas davantage encore dans sa dérive despotique ?

Le pouvoir chinois a vacillé au début de la crise, parce que si le régime est répressif, il existe un espace public pour critiquer les autorités en termes de protection de l’environnement ou de respect des règles sanitaires. La mort du médecin lanceur d’alerte a créé une vive émotion et a mis le pouvoir sous le feu des critiques. S’il se confirme que la Chine sort de la crise et donc devrait reprendre sa marche en avant économique, en effet Xi Jinping sortira renforcé.

Aux États-Unis, la bataille pour la Présidentielle devrait, sauf événement, opposer Joe Biden à Donald Trump. L’électorat de ce dernier est, culturellement et géographiquement, solide et ancré. Suffisamment pour maintenir sa confiance en son candidat s’il se révèle incapable de gérer la crise pandémique, incapable de juguler les dégâts économiques et sociaux, au final si l’image d’infaillibilité et de puissance dans laquelle il a fondé sa popularité est balayée ?

La crise du coronavirus aurait dû doper la candidature de Bernie Sanders, le seul à vouloir réellement un système de santé universelle. Il semble au contraire que Joe Biden ait pris l’ascendant sur lui, peut-être en se réclamant de l’Obama Care, mais certainement pour d’autres raisons, Bernie Sanders étant finalement apparu trop radical et de nombreux groupes de pression s’étant joints à son adversaire pour lui faire barrage. L’ensemble de l’appareil démocrate s’est ligué contre lui. Et Bernie Sanders ne peut plus faire de meetings où il excelle.

Pour Donald Trump, il peut exister un double danger : celui d’avoir initialement nié toute contamination du Coronavirus, celui surtout de l’impact de la crise sur l’économie américaine – spectre qui pourrait lui être fatale. Son principal argument de campagne est fondé sur un bilan économique exceptionnel, dont il n’est d’ailleurs pas réellement responsable. Si la situation économique se dégrade, si le taux d’emploi vient à décroître, si du fait des failles du système de santé américain la pandémie se répand, il pourrait en payer un prix électoral lourd.

L’effondrement de l’économie mondiale est déjà une réalité, mais il n’est rien comparé au bilan final. Quels sont, aux plans géopolitique et géostratégique, les marqueurs les plus saillants, les points de vulnérabilité les plus sensibles, rapportés à cet écroulement tentaculaire et qui marquent d’ores et déjà votre attention ?

Cette crise montre l’importance du multilatéralisme dans un monde globalisé. Aucun pays ne peut résoudre à lui seul une telle crise ni s’en protéger sans la coopération avec les autres. L’isolationnisme ou l’unilatéralisme ne sont pas de mise. On critique souvent le système onusien et les institutions multilatérales. Réalisons tout de même que l’action de l’Organisation mondiale de la santé a été déterminante en termes d’analyse et d’action pour limiter autant que faire se peut la pandémie.

Pour l’heure, l’attention est braquée sur l’Europe et les États-Unis. Pas un mot ou presque sur l’Amérique latine, l’Asie du Sud-est, et encore moins l’Afrique. Lorsque le Covid-19 se propagera dans cette partie du monde, quels séismes géopolitiques faut-il redouter ?

En Amérique latine, en Asie du Sud-Est et en Afrique, la crise pourrait être terrible, dans des pays où les systèmes de santé ne sont pas solides. Ebola avait fait 12 500 morts au niveau mondial. Le Coronavirus pourrait faire plus de victimes, mais on est fort heureusement encore loin des bilans catastrophiques des grandes pandémies des siècles antérieurs.

L’un de vos domaines de spécialités est le football en particulier, le sport en général. Cette industrie, tout comme plus globalement celle du spectacle, n’échappe bien sûr pas à la déflagration. Elle est aussi une échappatoire dont les passionnés, plus que jamais en besoin de divertissement, sont privés. Ce facteur, faudra-t-il en tenir compte au moment de décider du maintien ou de l’annulation des JO de Tokyo ? A propos de cette échéance, jusqu’à quel point faudra-t-il « raisonnablement » intégrer l’injonction économique, financière et médiatique ?

L’annulation de l’ensemble des compétitions sportives constitue bien sûr un choc, parce que cela ne survient qu’en temps de guerre. Que de telles dispositions soient prises à l’échelle mondiale est encore plus saisissant. Les instances sportives ont été suffisamment sages pour prendre les précautions nécessaires et ne pas tenter de compromettre un bénéfice immédiat. Il faut saluer leur sens des responsabilités, parce que les décisions d’annulation de match et donc de retransmission télévisée très rentable ont été décrétées par les instances sportives avant que les pouvoirs publics n’imposent des mesures de confinement.

Les JO pourront-ils se tenir ? il est encore trop tôt pour le dire. De même que malgré le décalage de l’Euro de football à 2021, il n’est pas certain que les compétitions nationales et européennes de football puissent se conclure.

Vous êtes un exégète de Léo Ferré et de son œuvre. Une chanson, des paroles en particulier pourraient-elles illustrer ce « moment de notre histoire » ?

Les plus pessimistes pourront dire « Il n’y a plus rien ! ». Pour ma part, j’ai toujours trouvé que ce texte annonciateur du rap était mobilisateur et en rien pessimiste. Je ne voudrais citer ni « Ne chantez pas la mort », dont les paroles sont de Caussimon, ni les deux textes de Léo Ferré « La mort » et « A mon enterrement ». Alors peut-être « Avec le temps », parce qu’avec le temps cette crise s’en ira. Peut-être aussi « Richard » car cette ode est un hommage à la véritable amitié dont nous avons besoin plus que jamais. Ou « Nous deux » qui célèbre la force de l’amour malgré le risque de destruction universelle. Et aussi, tout simplement, « La mémoire et la mer », parce qu’elle est indépassable et on ne peut que le voir en toute circonstance. Et bien sûr « Ni Dieu ni maître », car c’est de chacun de nous individuellement et collectivement que doit venir la solution.

Le chef de l’Etat l’a affirmé lors de son allocution du 16 mars annonçant le confinement. « Lorsque nous serons sortis vainqueurs [de la guerre contre le coronavirus], le jour d’après ce ne sera pas un retour aux jours d’avant » (…). « Cette période nous aura beaucoup appris. Beaucoup de certitudes, de convictions sont balayées (…), et je saurai aussi avec vous en tirer toutes les conséquences (…). Hissons-nous individuellement et collectivement à la hauteur du moment ». En résumé, comment imaginez-vous et comment espérez-vous que prenne forme ce « jour d’après » ?

Le Président de la République a eu des mots forts. Il faudra en mesurer plus tard les effets, lorsque nous serons sortis de la crise. Il faudrait éviter que par soulagement nous n’en tirions aucune conclusion. Cette crise témoigne de l’importance des services publics qu’il faut absolument préserver. Peut-être que cette fragilité peut nous amener à avoir une réflexion à la fois personnelle et collective sur la vie en société, sur ce qui est fondamental et sur ce qui est accessoire.
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