17.12.2024
Amérique latine : coronavirus en « veines ouvertes »
Interview
24 mars 2020
Après l’Asie en janvier et l’Europe en février, l’Amérique latine subit de plein fouet, en mars, le choc du coronavirus. Le 7 mars, l’Argentine a ouvert, la première, la liste noire des victimes continentales de la pandémie. L’écrivain uruguayen Eduardo Galeano, avait commencé son livre Les veines ouvertes de l’Amérique latine sur un chapitre intitulé « Fièvre de l’or, fièvre de l’argent ». Il aurait eu en 2020 matière à compléter ces fièvres somatiques par celle du COVID-19. Fièvre qui, dès la deuxième semaine de mars, a fait sauter les statistiques prévisionnelles.
621 personnes étaient infectées au Brésil le 17 mars, et 1 128 le 21. Le quotidien espagnol El País, du 23 mars, a publié un dossier annonciateur de mauvaises nouvelles. Compte tenu des données disponibles, le nombre de personnes infectées devrait doubler très rapidement, suivant une courbe, selon les pays, à la française, à l’espagnole ou à l’italienne. Entre 1,3 et 1,5 jours pour l’Équateur et la République dominicaine, entre deux et trois jours pour la plupart des autres pays, de l’Argentine, à l’Uruguay, en passant par le Brésil, le Chili, la Colombie, le Mexique et le Pérou. En chiffres bruts, les bilans les plus élevés étant enregistrés au Brésil, déjà cité, au Chili (537), et en Équateur (367). Une curieuse collision mémorielle renvoie cette pandémie du XXIe siècle à celle du XVIe.
Les conquérants européens avaient provoqué un choc épidémiologique, qui avait décimé les populations locales. La variole à l’époque, comme le coronavirus aujourd’hui, sont venus d’Europe. Ce cheminement viral est d’autant plus étonnant, que le gros des relations économiques et commerciales du continent se fait avec la Chine et les États-Unis. Il est vrai que les liaisons aériennes sont quasi inexistantes avec la Chine, et que les barrières migratoires mises par les États-Unis entravent les échanges humains. Tous ces pays, en revanche, ont des liaisons quotidiennes avec l’Allemagne, l’Espagne, la France, l’Italie, les Pays-Bas et le Royaume-Uni. L’histoire de la colonisation et du peuplement du continent, celle de ses références, donne une explication. C’est d’Italie, terre d’origine d’une bonne moitié des Argentins, et de plusieurs millions de Brésiliens du Sud, que le virus a forcé le plus grand nombre de portes. Buenos Aires et São Paulo, métropoles connectées au réseau de leurs homologues du « vieux continent », ont eu le triste privilège de figurer en tête de la rubrique nécrologique latino-américaine, COVID-19. Les gouvernements, comme du reste leurs homologues européens, avaient communiqué dès janvier sur le drame qui dévastait la Chine et la Corée. Tout était sous contrôle. Mais comme en Europe, le constat est celui d’un sauve-qui-peut désordonné.
Les autorités du Nicaragua ont, contre toute démarche raisonnable, organisé une marche « d’Amour contre le coronavirus ». Collant aux coups de menton viril de Donald Trump, Jair Bolsonaro a nié le risque qualifié de « fantaisie », et joué au « toca manete » avec ses partisans le 15 mars. D’autres, comme Cuba et le Mexique, ont tardé à réagir. La majorité a progressivement répondu à la crise en prenant des décisions plus ou moins contraignantes. La Bolivie et le Salvador, les premiers, ont fermé et verrouillé militairement leurs frontières terrestres les 10 et 12 mars. Décisions appliquées ultérieurement par l’Argentine, le Brésil, la Colombie, l’Équateur, Haïti, le Pérou et l’Uruguay. Les vols en provenance d’Europe ont été suspendus par l’Argentine, la Bolivie, le Brésil, la Colombie, le Pérou, la République dominicaine, l’Uruguay et le Venezuela. Certains ont ajouté des quarantaines ou confinements nationaux, en Argentine, en Bolivie, au Pérou, au Venezuela. D’autres ont également fermé les écoles, comme l’Argentine, la Bolivie, le Chili, le Costa Rica, Haïti, le Mexique, le Paraguay, la République dominicaine, le Salvador, l’Uruguay et le Venezuela. La rentrée a été reportée au Pérou.
Ici ou là, on a essayé de ruser avec le virus. En fermant les commerces, bars et discothèques, totalement ou partiellement, comme au Brésil. Les voyageurs étrangers, européens ou asiatiques, ont continué à être admis sous réserve de quarantaine, au Chili, à Cuba, en Équateur, voire comme au Mexique, soumis à des contrôles aléatoires. Il est vrai que les enjeux économiques et sociaux, déjà difficiles à gérer en Europe, sont quasiment ingérables en Amérique latine. 50 à 70 % des travailleurs survivent dans l’informalité, sans droit au chômage ni protection sociale. Comment imposer une quarantaine à ces populations ? Seul, semble-t-il, le Pérou a reconnu et affronté le problème en accordant 105 dollars par famille de travailleur de rue. Ailleurs, on tourne entre Charybde-coronavirus et Scylla-de l’informalité.
D’autant plus que, tous ces pays primarisés par la Division internationale du travail, orchestrée depuis vingt ans par la Chine, ont vu leurs budgets se réduire à grande vitesse. Les cours du pétrole, du cuivre, du fer ont chuté. Et avec eux les budgets du Brésil, du Chili, de la Colombie, de l’Équateur, du Mexique. Le tourisme, vital pour Cuba, la République dominicaine, le Costa Rica, le Mexique et le Pérou, s’est évaporé. Dans un continent affecté par une criminalité puissante, où des quartiers échappent au contrôle de l’autorité publique, la résultante de cette situation pourrait accélérer ces dérives. Dernière observation ajoutant des incertitudes aux difficultés, plusieurs gouvernements ont saisi cette réalité comme une aubaine politique. Le Brésil a fermé sa frontière terrestre avec le Venezuela, voisin diabolisé par Jair Bolsonaro dès le 18 mars. Décision suivie d’une mauvaise querelle avec la Chine, bête noire de Jair Bolsonaro, qui a maintenu une relation commerciale sous la pression du lobby des agro-exportateurs. L’Ambassadeur chinois au Brésil, Yang Wanming, a vivement contesté le député Eduardo Bolsonaro qui, reprenant le propos de Donald Trump avait publiquement évoqué « le virus chinois ». « Vous êtes un député », a déclaré le diplomate chinois, « une personne sans vision internationale ni sens commun ». Seul élément positif dans ce panorama désolant, le Brésil a rappelé au secours des médecins cubains. Et, La Havane répondant à l’appel au secours des autorités italiennes a dépêché en Lombardie 65 médecins.