ANALYSES

Togo : l’impossible alternance politique ?

Interview
21 février 2020
Entretien avec Gilles Yabi, président du think tank WATHI, par Caroline Roussy, chercheuse à l’IRIS.


Ce 22 février se tiendra l’élection présidentielle au Togo où semble se profiler une réélection de Faure Gnassingbé à sa propre succession après 15 ans de pouvoir. Dans le contexte togolais, quel est l’enjeu de ce processus électoral ? Entretien avec Gilles Yabi, président du think tank WATHI, think tank citoyen ouest-africain basé à Dakar, par Caroline Roussy, chercheuse à l’IRIS.
Cet entretien s’inscrit dans le cadre de l’Observatoire des processus électoraux 2020 en Afrique de l’Ouest que l’IRIS et WATHI sont en train de mettre en place.

Après avoir pris la succession de son père Eyadema Gnassingbé, en 2005, l’opposition au président candidat Gnassingbé se présente en ordre dispersé au risque de créer les conditions de sa réélection, pour un 4e mandat, dès le premier tour. Comment expliquer cette absence de cohésion de l’opposition autour d’une personnalité unique alors qu’en de nombreuses occurrences Faure Gnassingbé a été confronté à des manifestations, soulignant un désir d’alternance, qui furent réprimées dans le sang comme en 2015 ?

La difficulté à constituer un front uni de l’opposition à partir de plusieurs acteurs et partis politiques face à un pouvoir bien installé et de désigner un candidat unique lors d’une élection présidentielle n’est pas une spécificité togolaise. Il est compréhensible qu’il soit difficile pour des hommes politiques de s’entendre entre eux pour se ranger derrière une seule candidature, dans la mesure où ils ont des idéologies et des parcours différents et souvent des antagonismes personnels. Même s’ils souhaitent tous a priori l’alternance, ils ne le souhaitent peut-être pas tous suffisamment pour renoncer à la fois à leur propre candidature et à une occasion rare de se positionner comme figure politique majeure au niveau national. L’actualité politique africaine le montre encore trop souvent : l’engagement politique reste marqué par une forte personnalisation et cela est vrai aussi bien pour les acteurs des pouvoirs en place que pour ceux de l’opposition.

Jusqu’à la dernière révision constitutionnelle en 2019, l’élection présidentielle se jouait au Togo à un seul tour, et dans ces conditions, il suffisait d’être en première position pour gagner, ce qui renforçait la position déjà très avantageuse d’un président sortant. Depuis les changements constitutionnels, un deuxième tour est prévu si un candidat n’obtient pas la majorité absolue des suffrages exprimés dès le premier tour.

En réalité, le pouvoir en place depuis 15 ans se situe dans la continuité d’un régime qui domine le Togo depuis 1967[1], même s’il y a eu bien sûr des évolutions significatives dans les pratiques entre le régime du père, Eyadema Gnassingbé, et celui du fils, Faure Gnassingbé. Aujourd’hui, même avec le principe d’une élection à deux tours, le président sortant a énormément d’avantages sur ses concurrents. Le fait que les candidats de l’opposition n’aient pas pu désigner un candidat unique pourrait faciliter la réélection dès le premier tour du président Faure Gnassingbé. D’autres facteurs, comme le déséquilibre dans les moyens financiers entre les candidats et le rôle joué par une administration territoriale et des forces de sécurité très liées au pouvoir actuel et donc au candidat-président, sont au moins aussi importants.

Y a-t-il un enjeu dans cette élection ? Si oui quel est-il ?

Les élections doivent être l’occasion d’un débat public sur l’état d’un pays. Même dans les situations où le pouvoir est en place depuis très longtemps et où les conditions des élections ne semblent pas équitables, il est important de respecter la possibilité offerte aux citoyens de s’exprimer par le vote. Beaucoup de ressources, de temps et d’énergie sont investis dans les processus électoraux. La meilleure manière de démotiver les électeurs togolais serait de proclamer que cette élection n’a aucun enjeu.

Pour beaucoup, y compris les candidats, le seul enjeu est l’alternance politique. Le Togo a une histoire politique particulière. Faure Gnassingbé est arrivé au pouvoir en 2005 dans des conditions chaotiques et dans un climat de violences très graves. Il n’y a aucun doute sur la difficulté de l’alternance politique au Togo.

Le fait que des candidats importants sur la scène politique depuis des années se présentent signifie qu’ils pensent pouvoir gagner ou en tout cas créer les conditions d’une alternance. Parmi les candidats de l’opposition, Jean-Pierre Fabre qui a incarné l’opposition au régime depuis deux décennies et Agbéyomé Kodjo — ancien Premier ministre sous Eyadema Gnassingbé, qui se présente pour la deuxième fois à une présidentielle. Agbéyomé Kodjo semble, cette fois, mieux préparé et a le soutien d’un certain nombre de personnalités politiques et de la société civile, y compris l’archevêque émérite de Lomé. Tout cela donne le sentiment qu’il ne faut pas présumer du déroulement et de l’épilogue de cette élection.

Il est important que ce rendez-vous électoral soit l’occasion de parler de l’état du pays, de son économie, de l’emploi, de l’éducation, de la santé, de la sécurité… La question du changement politique n’est pas la seule qui vaille, il faut aussi s’interroger sur le bilan, sur le projet proposé par Faure Gnassingbé et sur les programmes proposés par tous les candidats, même ceux qui sont les moins connus. Construire la démocratie, c’est aussi créer les conditions d’un débat public ouvert à tous les citoyens et forcer les acteurs politiques à proposer des solutions aux problèmes concrets auxquels font face les populations.

La désillusion de la population togolaise est souvent due à la nature du régime, largement assis sur le contrôle de l’armée et de forces de l’ordre qui ont souvent montré leur propension à violenter les civils. Dans certains quartiers de Lomé réputés opposés au régime, le souvenir de bastonnades de jeunes manifestants ou présumés manifestants par des hommes en tenue reste vivace. Pendant les évènements de 2017, des abus ont aussi été commis dans plusieurs localités du Nord.

Mais la désillusion des populations est aussi liée à la perception d’une opposition qui ne réussit pas à incarner, pour beaucoup, une alternative rassurante et crédible. Même si les pouvoirs qui restent en place pendant des décennies travaillent toujours à rendre peu crédibles les alternatives politiques, il faut aussi reconnaître que la stratégie politique des acteurs togolais a souvent été difficile à comprendre. Par exemple, pour les jeunes Togolais qui n’ont pas vraiment connu le régime de près de quatre décennies d’Eyadéma Gnassingbé, un discours focalisé sur le seul impératif d’alternance n’est peut-être pas suffisant.

Au-delà des enjeux politiques, y a-t-il eu des progrès au Togo dans les domaines économiques, sanitaires, éducatifs, etc. ?  

Au cours des dernières années, les indicateurs économiques et sociaux témoignent d’un certain nombre d’avancées. La croissance économique est plutôt élevée depuis plusieurs années – autour de 5 % selon la Banque africaine de développement qui signale aussi que la crise politique de 2017-2018, marquée par les manifestations massives, a affecté négativement l’activité économique. Le climat des affaires s’est amélioré. Les entrepreneurs togolais reconnaissent qu’il est beaucoup plus facile de créer des entreprises aujourd’hui, ce que confirme le classement Doing Business 2020[2], que ne manquent pas de citer les partisans du pouvoir. Il y a donc des progrès, mais il faut les examiner en ayant aussi en tête le potentiel du pays.

Le Togo a une superficie et une population plutôt petites, en comparaison avec d’autres pays de la région. Il devrait donc être plus facile de produire des résultats économiques et sociaux satisfaisants que dans des pays beaucoup plus vastes et plus peuplés. Le fait que le niveau de pauvreté reste aussi élevé (55,1 % en 2015, mais 68,7 % dans le milieu rural contre 37,9 % en milieu urbain) est l’illustration de plusieurs décennies d’immobilisme et d’incapacité à libérer le potentiel économique du pays, du Nord au Sud. Le Togo a également des conditions très favorables pour l’agriculture, l’agro-industrie, le tourisme, avec des réserves en eau en abondance et une diversité d’écosystèmes.

Il me semble important de ne pas occulter les progrès dans certains domaines tout en rappelant l’ampleur des insatisfactions et des possibilités de faire mieux. La corruption est par exemple toujours perçue comme un fléau majeur, comme le montrent les dernières enquêtes de l’institut Afrobaromètre. Tous ces sujets devraient faire l’objet de véritables débats publics en particulier pendant cette période électorale. Il est regrettable notamment que personne n’ait poussé à l’organisation de débats télévisés entre les candidats pour confronter les programmes.

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[1] À la faveur d’un coup d’État, Gnassingbé Eyadéma renverse, le 13 janvier 1967, Nicolas Grunitzky, président en exercice de la République du Togo et s’empare du pouvoir. Le 15 avril de la même année, il devient officiellement président de la République, un mandat qu’il exercera jusqu’à son décès en 2005.

[2] https://www.banquemondiale.org/fr/news/feature/2019/10/24/doing-business-2020-sustaining-the-pace-of-reforms
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