20.11.2024
La stratégie européenne en intelligence artificielle : un acte manqué ?
Tribune
19 février 2020
Ce mercredi 19 février 2020, Thierry Breton, au nom de la Commission européenne, dévoile son Livre blanc sur l’intelligence artificielle, point d’orgue d’une longue série de documents censés cadrer l’approche européenne en IA.
Trois axes se détachent assez nettement de ce texte : 1) la volonté de « préserver » le leadership technologique de l’Union européenne ; 2) fondé sur les « valeurs communes » de l’Europe ; 3) suivant « une approche en termes de régulation et d’investissement ».
Très vite, sa lecture soulève de nombreuses questions, moins d’ailleurs par son contenu que par ses carences. D’abord, le document admet à mots couverts que le cadre européen en matière d’IA peine à se structurer ; la faute à la fragmentation de l’Europe sur ce sujet : les États membres jouent une partition solitaire, chacun déployant de son côté des plans de développement de l’IA selon ses propres normes et son agenda…
C’est prendre le problème à l’envers : ces divisions autour de l’IA sont avant tout le symptôme d’une incapacité à « faire Europe », c’est-à-dire à identifier des intérêts communs. En faisant prévaloir la « défense des valeurs européennes » (« liberté », « dignité humaine », « protection de la vie privée », etc.), la Commission semble occulter la dimension agonistique des relations interétatiques, y compris intra-européennes : la priorité des États est moins la défense des valeurs communes que la lutte pour la puissance.
À ce stade de notre histoire commune, les Européens demeurent moins des partenaires que des adversaires ou, à tout le moins, des concurrents. C’est là que réside tout le problème : comment réussir à identifier des points de convergence, des intérêts communs, en termes de puissance ?
Une stratégie d’investissement ou de dilapidation de l’argent public ?
Le Livre blanc se structure selon deux axes : accroître les investissements en faveur du développement de l’IA et compléter l’architectonique réglementaire.
L’importance accordée aux financements se comprend aisément : les dépenses de la Chine dans le domaine de l’IA sont estimées à 70 milliards de dollars ; celles des États-Unis entre quatre et cinq milliards de dollars ; pendant que l’UE, elle, n’a déboursé que 1,5 milliards d’euros ces deux dernières années.
Toutefois, la multiplication des investissements n’a pas aucun sens s’ils ne sont pas adossés à des objectifs clairs, des missions précises dont les résultats sont susceptibles d’être finement évalués. Les méthodes doivent être revues : les pesanteurs bureaucratiques bruxelloises doivent être surmontées et l’on doit cesser de financer des projets dans le simple but de satisfaire toutes les parties (États, entreprises, universités, etc.) dans chaque pays.
Par ailleurs, la Commission manque de clarté quand elle déclare que 20 milliards d’euros par an seront investis dans le secteur de l’IA au cours de la prochaine décennie. Aucun détail n’est donné quant à la provenance de tels financements. Ils pourraient donc tout à fait être extra-européens, ce qui impliquerait de renforcer la dépendance technologique de l’Europe vis-à-vis des principales puissances, notamment en facilitant le transfert de propriété intellectuelle des technologies développées en Europe, et en plaçant les entreprises et les centres de recherche européens ainsi financés dans le giron du droit américain ou chinois — par des contrats ad hoc ou simplement par le recours à leurs devises qui constituent, notamment dans le cas des États-Unis, un vecteur d’extraterritorialité de leur droit national.
Les investissements publics que la Commission appelle de ses vœux posent aussi question, notamment parce qu’à aucun moment la nécessité de contrôler ces investissements n’est rappelée. D’abord, il n’est pas précisé quels secteurs bénéficieraient de ces financements, ce qui révèle le manque de convergence autour d’intérêts et d’objectifs communs aux États membres. Ensuite, rien n’est dit de la nationalité des entreprises concernées par ces investissements : aidera-t-on tout autant les entreprises européennes et étrangères ? Les entreprises européennes seront-elles privilégiées par rapport aux entreprises à participation étrangère ? Enfin, aucun mécanisme de contrôle n’est prévu pour maintenir ces investissements en Europe.
En théorie, rien n’empêcherait un groupe étranger de faire main basse sur une entreprise européenne financée sur fonds publics, ce qui est régulièrement le cas des startups de haute-technologie. Par ailleurs, rien n’est prévu pour retenir les chercheurs et les ingénieurs en Europe ; or l’on sait que les niveaux de rémunération et les conditions de travail offerts aux États-Unis, mais aussi en Chine, sont le principal facteur du brain drain depuis des décennies.
La régulation au nom des « valeurs européennes » : utopie d’une puissance déchue ?
Le second axe de ce Livre blanc concerne la régulation. La Commission entend ériger ses principes éthiques en standards normatifs pour la conception des technologies d’intelligence artificielle vouées à être utilisées sur le territoire européen.
Plus encore, la Commission ambitionne d’imposer ses normes et ses valeurs dans la conception des systèmes d’IA à tous les acteurs internationaux. Par là même, l’UE se comporte comme si elle était une puissance. Voire, vanitas vanitatum, qu’elle serait en mesure par la raison d’influer sur le comportement des acteurs du monde entier en exhibant sa supériorité éthique.
Cette stratégie est vaine : elle s’illusionne ou feint de croire que la morale aurait sa place dans les affaires internationales. Le système international est un espace éminemment conflictuel. C’est une arène dont les gladiateurs sont les États, les firmes transnationales et les entrepreneurs de violence (terroristes, pirates informatiques, mafias, etc.). Tous les coups sont permis, les principes éthiques n’étant là que pour rendre cette lutte plus acceptable.
Un coup d’épée dans l’eau
L’impression qui ressort à la lecture de ce Livre blanc est celle d’un immense gâchis. Les faibles réponses juridiques apportées à un tel enjeu contournent le cœur du problème. La véritable question est celle de la maîtrise de la chaîne de valeur des technologies d’IA. Dans un contexte de guerre économique où la frontière entre l’allié et l’adversaire tend à s’estomper, il est nécessaire de contrôler l’approvisionnement en matières premières (notamment les métaux rares, essentiels dans la production des technologies émergentes), la conception des algorithmes, la collecte et le stockage des données, la production des instruments de calcul, et ainsi de suite. Le risque est de rendre les technologies européennes et leur utilisation dépendantes de systèmes juridiques étrangers, et même de voir ces technologies utilisées contre les intérêts européens.
C’est la souveraineté technologique de l’Europe qui est en jeu. Or, bien qu’elle soit affichée comme une priorité par les pouvoirs publics, le document n’apporte aucune solution claire pour la garantir. L’Europe n’aura pas voix au chapitre technologique tant qu’elle ne maîtrisera pas totalement ses chaînes d’approvisionnement, ses technologies, et tant qu’elle ne sera pas en capacité de mettre en œuvre des mesures de rétorsion contre les États et les entreprises qui contreviennent à ses intérêts.
Encore faut-il que les États membres se reconnaissent des intérêts communs. Or, les pressions américaine (OTAN), chinoise (Nouvelles routes de la soie) et russe ont l’effet d’un écartèlement stratégique qui dissout la cohérence géopolitique du continent.
Mais, au-delà, la défiance des populations à l’égard de leurs représentants, les tentations insurrectionnelles et l’essor des mouvements autoritaires sont d’une gravité suffisamment manifeste pour briser les conservatismes. Faire le choix du statu quo reviendrait à condamner l’Europe au rôle de spectateur immobile de son pillage technologique et de son propre délitement. Le salut de l’Europe ne trouvera sa voix qu’en garantissant la souveraineté de cet espace politique. Cela commence par la technologie.