Entrée dans l’inconnu stratégique : qui a le plus à perdre de Téhéran ou de Washington ?
La frappe américaine contre Ghassem Soleimani autorisée par Donald Trump sort totalement du cadre diplomatique habituel et créé ainsi une réalité stratégique différente. Depuis, les menaces en provenance de Washington se multiplient. Dans la nuit du mardi 7 au mercredi 8 janvier, deux bases abritant des soldats américains en Irak ont été visées par des missiles. La réponse démesurée de Donald Trump sortant du cadre diplomatique habituelle n’est-elle pas déstabilisatrice pour le gouvernement iranien habitué à un cadre diplomatique peut être plus conventionnel ?
Je ne formulerai pas les choses telle quelles. Je pense qu’en effet les iraniens ont été choqués par la frappe américaine contre Ghassem Soleimani, ça a été pour eux un vrai choc. Il ne faut pas oublier qu’en Iran il y a deux camps : le premier mené, par Hassan Rohani, qui a joué le rôle de la diplomatie internationale ces dernières années, a imposé et négocié l’accord sur le nucléaire et le second mené par les conservateur et incarné par la personne du guide suprême, Ali Khamenei. Les modérés avaient gagné, avec la signature de l’accord sur le nucléaire Iranien en juillet 2015, une certaine marge de manœuvre qu’ils ont plus ou moins perdu depuis la décision américaine, prise par Donald Trump, de sortir de l’accord.
L’approche modérée n’a donc plus vraiment la cote en Iran, les durs ont repris les manettes du pouvoir. Or, avec cet « assassinat », Donald Trump, tape en plein dans le mille du coeur de ce qui fait le logiciel de la République Islamique iranienne, c’est-à-dire le culte du martyre et le nationalisme. En effet, alors qu’il y avait jusqu’alors et suite à la répression des mouvements protestataires de novembre dernier de fortes tensions au sein du pouvoir iranien, il y aujourd’hui un resserrement des rangs. Nous n’avions pas vu de telles foules -telle que celle présente lors de l’enterrement de Ghassem Soleimani- depuis l’enterrement de l’ayatollah Khomenei. Il y a donc un sursaut nationaliste en Iran, lequel renforce le régime.
Pour répondre pleinement à votre question, il y a en ce moment même un débat entre les modérés et les conservateurs. Un groupe de 60 modérés a écrit une lettre dans laquelle ils mettent en garde les conservateurs et leur demandent de ne pas tomber dans le piège tendu, selon eux, par Israël et les Etats-Unis et de ne pas se lancer dans une guerre que le pays perdrait. Face à eux, les durs sont partisans de la manière forte et, confrontés à la réaction imprévisible de Donald Tump, ils semblent, au contraire, être dans leur élément. Cependant, il ne faut pas non plus négliger leur côté extrêmement calculateur. Leur objectif n’est pas de provoquer une guerre mais ils sont partagés entre l’obligation de réagir face à la décision extrême de Donald Trump, ne serait-ce que pour conserver leur crédibilité dans la région, et le besoin de faire preuve d’une certaine prudence. A l’heure actuelle, les dirigeants politiques iraniens se réunissent continuellement et sont en train de réfléchir à la réaction adéquate : ils ne vont pas se précipiter, mais ils répondront certainement de la manière qu’ils estiment être la plus adaptée à la décision américaine. C’est-à-dire faire mal aux Etats-Unis, en retour, mais sans pour autant déclencher une guerre.
Si, ni les américains ni les iraniens n’ont intérêts à ce que la situations dégénère, alors que Donald Trump multiplie les menaces, comment la situation peut-elle évoluer Aujourd’hui, lequel des deux état à le plus à perdre ?
Thierry Coville : L’Iran en terme de rapport de force militaire ne fait pas le poids face aux Etats-Unis. Mais, ce qui m’étonne réellement dans l’attitude actuelle de Donald Trump c’est qu’il sort totalement de sa stratégie habituelle vis à vis de l’Iran. On en vient même à se demander s’il a réellement réfléchi aux conséquences de sa décision. En effet, après avoir décidé de la frappe contre Soleimani, il a tweeté « les iraniens ont toujours gagné lorsque l’on fait des négociations ».Or, en tweetant ceci le Président américain paraît totalement ignorer la gravité de son geste : après la frappe la américaine, la possibilité que les iraniens acceptent de revenir à la table des négociations -sur l’accord nucléaire notamment- semble plus que mince. Donald Trump ne peut pas à la fois donner l’ordre de tuer Soleimani dans ces conditions, avec l’émotion que la mort du général dégage en Iran, et attendre en même temps de Khamenei qu’il accepte de reprendre les discussions. Avec Téhéran il faut toujours se tenir sur ses gardes, mais je pense même que si Donald Trump venait à être ré-élu en 2020, les iraniens ne discuteraient plus en aucun cas avec Washington.
J’ai donc l’impression que Donald Trump sort du cadre qu’il avait lui-même fixé. Il n’a cessé de répéter qu’il voulait de nouvelles négociations mais on voit mal comment, dans cette nouvelle réalité stratégique, un tel scénario est envisageable. Il faut donc que d’autres Etats -comme l’Union Européenne- interviennent tels qu’ils avaient promis de le faire, sans succès, lors de la sortie des Etats-Unis de l’accord sur le nucléaire. Il faut que les européens remplissent leurs obligations et soient crédibles, il faut agir aux côtés de la Russie et de la Chine pour conserver les retombées économiques prévues dans le cadre de l’accord sinon, les iraniens sortiront tout simplement de l’accord de manière drastique et reprendront pleinement leur programme nucléaire militaire.
Les Etats-Unis se montrent ici sous un bien mauvais jour. Chacun des deux pays a beaucoup à perdre d’un conflit ouvert éventuel, mais ce que l’on retient surtout ici c’est surtout le manque de respect que Donald Trump a pour le droit international notamment lorsqu’il menace de frapper 52 sites culturels iraniens et les mensonges répétés ces derniers jours afin d’expliquer la mort de Soleimani. Il y a un gros problème de crédibilité : les américains dans leur narratif n’arrêtent pas de répéter que Soleimani était un terroriste et entendait, avant sa mort, s’en prendre au intérêts américains or ils ne parviennent pas à fournir quelconques preuves de ces accusations. Ils entrent dans une diabolisation extrême de l’Iran, en accusant Soleimani d’avoir joué un rôle dans les attentats du 11 septembre- ce qui est totalement faux- ils se ridiculisent presque. C’est presque l’Irak bis repetita !
Il n’y a pas de gagnant possible dans ce conflit, l’Iran a beaucoup à perdre (sa situation économique est catastrophique) mais les Etats-Unis également, d’autant plus qu’ils entraînent un grand nombre de pays dans cet engrenage.
Alors que l’on est face à une réalité stratégique différente, lequel des deux Etats peut tirer son épingle du jeux ?
Si la question de la répression de novembre reste posée, c’est incroyable à quel point l’atmosphère a changé en quelques jours : le régime iranien est solidifié, en Irak les chiites sont beaucoup plus soudés et le pays ne parle plus d’expulser l’Iran, tous les alliés de l’Iran s’unissent autour de la République Islamique et promettent également des réactions… On a l’impression que tous les alliées régionaux de l’Iran réagissent sous l’émotion, renforçant ainsi l’influence iranienne dans la région.
Bien entendu, l’Iran ne fait pas le poids face aux Etats-Unis militairement parlant mais penser que la décision américaine aller permettre de réduire l’influence iranienne dans la région est une grossière erreur. La logique iranienne est de dire : si vous nous attaquez nous mettrons le feux partout. Donc, l’assassinat de Soleimani les renforce encore davantage dans cette logique. D’un côté l’Iran se prépare donc à une guerre asymétrique, et les Etats-Unis bien que militairement supérieure, souffriraient tout autant d’un éventuel conflit.