20.11.2024
Iran : une situation de crise inédite
Interview
15 janvier 2020
L’Iran, au centre des tensions sur la question du nucléaire, fait désormais face à de nouveaux points de crise avec la mort de Qassem Soleimani et la destruction accidentelle du Boeing 737. Quels impacts ces différents évènements ont-ils dans le pays ? Le point de vue de Thierry Coville, chercheur à l’IRIS.
La responsabilité de l’Iran dans la destruction accidentelle du Boeing 737 a ravivé les vagues de contestations populaires. Quel impact cet incident a-t-il eu dans le pays ? Peut-il influencer les élections législatives à venir ?
Les manifestations ont une dimension différente de celles de novembre 2019. Elles ont commencé au sein des universités Amir Kabir et de Téhéran, et donnent l’impression que cette fois c’est la classe moyenne urbaine qui est sortie dans la rue, alors qu’elle ne s’était pas mobilisée durant les troubles de l’année dernière. Ces manifestations sont celles de la colère : des dizaines d’Iraniens, y compris des étudiants, ont été tués par erreur dans cet avion de ligne et pendant trois jours les autorités ont menti sur les causes de l’accident. L’agence officielle IRNA (Agence de presse de la République islamique), quant à elle, a même avoué avoir menti pendant ce laps de temps.
Tout ceci a exacerbé la colère des classes moyennes urbaines et des étudiants et les anciens antagonismes sont ressortis. Il existe un vieux contentieux entre les étudiants et les Pasdarans et puisque selon la constitution iranienne ceux-ci ne rendent de comptes qu’au Guide, les étudiants s’en sont pris à lui et ont demandé sa démission. Les autorités essaient de répondre à cette colère notamment par des arrestations.
Il va être difficile désormais pour les modérés, incarnés par Rohani et une partie du parlement, de rétablir la confiance en faisant toute la lumière sur cette affaire tant le degré de méfiance de la population vis-à-vis des autorités est élevé. L’ensemble du système est aujourd’hui critiqué au point où Faezeh Rafsanjani, la fille d’un ancien président de la République, a demandé à Khamenei de prendre des mesures radicales pour réformer le système politique.
L’enjeu des prochaines élections législatives et la faible participation pressentie sont des enjeux bien secondaires par rapport à ce qui est en train de se dérouler. En novembre 2019, les classes populaires s’étaient mobilisées, suivies par les classes moyennes urbaines aujourd’hui ; ce qui inquiète désormais les autorités est l’éventuelle convergence entre les deux groupes, qui amènerait la crise à un autre niveau.
L’Iran fait face à une situation de crise comme elle n’en a jamais connu.
La mort de Soleimani aura-t-elle un impact sur la politique extérieure de l’Iran ?
Les troubles internes que connaît l’Iran actuellement n’auront sans doute pas un grand impact sur sa politique extérieure. Le pays conserve toujours ses alliés dans la région, qui regardent avec une certaine inquiétude ce qui s’y passe, et à court terme sa politique régionale ne devrait pas être modifiée.
Ce sont toujours les durs qui dirigent cette politique et ils vont considérer que ce n’est pas le moment pour l’Iran de baisser la garde. Les liens avec le Hezbollah au Liban, les Houthis au Yémen et les milices chiites en Irak et en Syrie seront conservés dans la mesure où les durs considèrent ces liens comme étant vitaux pour résister aux éventuelles agressions américaines.
Il faut attendre pour voir si la situation politique en interne va évoluer en Iran et si cela aura un impact sur sa politique régionale. D’un côté, le système politique iranien traverse une crise de confiance en interne. De l’autre, on voit mal les dirigeants iraniens changer à 180 degrés leurs positions sur le dossier du nucléaire, leurs ambitions régionales, surtout si les États-Unis maintiennent leur politique de pression maximale.
Les pays européens ont rappelé à l’Iran de tenir ses obligations sur le nucléaire. La crise avec les États-Unis a-t-elle poussé le pays à aller plus loin dans son programme nucléaire ? Dans ce cadre, quel avenir pour l’accord ?
Avant l’accident du Boeing, on aurait sans doute dû faire face à un Iran beaucoup plus agressif, notamment sur la question du nucléaire. L’accident du Boeing ne remet pas forcément tout cela en cause. Il est toujours difficile de prévoir comment l’Iran va traiter avec les États-Unis ; peut-être que le pays attendra les prochaines élections présidentielles américaines pour voir comment se positionner. Mais, alors que le pays subit toujours de lourdes sanctions économiques, on ne voit pas pourquoi Téhéran changerait de stratégie, d’autant que les États-Unis ont évoqué de potentielles nouvelles sanctions. Or une des raisons du mécontentement en Iran est due à la lassitude de la situation économique et à ces sanctions. Dans ces conditions, on voit mal comment l’Iran peut changer sa stratégie de sortie graduelle de l’accord si les États-Unis ne modifient pas leur politique.
Les positions européennes sont contradictoires : ils exigent de nombreuses choses à un Iran en crise, alors que la situation économique et sociale du pays est catastrophique. Et on en revient toujours aux mêmes problématiques : pourquoi les Européens sont-ils si passifs alors que l’économie iranienne s’effondre (l’économie iranienne a connu une récession de -9,5 % en 2019 d’après le FMI) ? Pourquoi ne pas essayer de mettre en place le plus rapidement possible le mécanisme de troc Instex (Instrument in Support of Trade Exchanges) ? L’Europe est absente de cette crise et manque d’une approche constructive vis-à-vis de l’Iran. L’enjeu principal est pourtant bien le maintien du pays dans l’accord sur le nucléaire, ce qui permettrait de calmer les tensions. Or celui-ci ne peut se faire sans que l’Iran tire des bénéfices économiques de l’accord.