13.12.2024
Le Sommet du G5 Sahel à Pau : un sommet anachronique
Interview
9 janvier 2020
La mort des treize soldats français et le sommet du G5 Sahel, le 13 janvier à Pau, réinterrogent le rôle de la France dans le Sahel, tandis que s’exprime, parmi les populations locales, un désir de voir Barkhane disparaître du théâtre des opérations. Entretien avec le Général Bruno Clément-Bollée, ancien directeur de la coopération de sécurité et de défense au ministère des Affaires étrangères par Caroline Roussy, chercheuse à l’IRIS.
Où en est la situation au Sahel ?
Depuis la publication de ma tribune dans Le Monde, le 4 novembre dernier[1], j’estime que Barkhane est toujours dans l’impasse et la France encore à la recherche d’une stratégie pour le Sahel. Les quelques opérations de communication récentes sur des bilans d’opérations et de djihadistes neutralisés masquent mal la réalité, Barkhane n’a pas l’initiative sur le terrain, elle est progressivement perçue comme une force d’occupation. Je pense même que la situation n’a fait qu’empirer depuis le 4 novembre, le bilan, notamment, s’est alourdi avec de nouvelles attaques et des massacres de militaires dans leurs garnisons et en opérations. Par ailleurs, la perte des treize militaires français début décembre nous a rappelé que les missions de guerre sont toujours difficiles et dangereuses. Il ne s’agit évidemment pas de remettre en cause le travail de Barkhane, il tient de l’exploit quotidien tant au plan logistique que tactique. Mais le problème majeur de la force française réside surtout dans la perception qu’en ont les populations locales.
Que voient ces populations locales ? Les événements tragiques s’enchaînent, la situation ne s’améliore pas et même empire, et les forces tant locales qu’internationales semblent incapables de la maîtriser. Aujourd’hui, ce sont les djihadistes qui décident quand, où et comment ils frapperont. Cela signifie très clairement que les forces extérieures présentes sur le territoire et les forces locales ont perdu l’initiative sur le terrain. Pour une force militaire, ce n’est pas bon du tout car en perdant l’initiative, on devient à la merci des événements, condamnés au mieux à réagir, et le doute commence à s’installer dans les esprits.
De plus, les autorités locales, jugées incompétentes et corrompues, ont perdu tout crédit auprès des populations. Ces dernières, ne se sentant plus protégées, organisent leur propre sécurité en créant ici ou là des milices d’autodéfense, souvent sur des critères ethniques. Ces forces autonomes, armées et livrées à elles-mêmes, ne font que surajouter du désordre et de l’insécurité, et présente le risque de provoquer des affrontements à caractère ethnique que personne ne saura maîtriser. Cette impuissance des États à contrôler la situation se retrouve dans tous les événements dramatiques qui ont ponctué l’année qui vient de s’écouler, Ogossagou, Indelimane…
Par ailleurs, la déstabilisation semble s’étendre sur le terrain avec la menace terroriste qui progresse vers le sud. Nous-mêmes en faisons le constat comme le montre la nouvelle carte de situation de la Côte d’Ivoire établie par le Quai d’Orsay qui classe désormais en zone rouge une grande partie du nord-est du pays. Ainsi, nous admettons que les pays côtiers limitrophes des pays sahéliens sont désormais concrètement menacés. Même si on s’y attendait, ce n’est pas une bonne nouvelle.
Comment comprenez-vous ce ressentiment anti-français après six années de présence de Barkhane ?
Chaque fois qu’un événement dramatique se produit, les populations constatent que les forces internationales et les forces locales ont été dans l’incapacité de le prévenir et de le régler, elles sont donc perçues comme inutiles, et, puisque la situation empire, autant qu’elles partent, elles ne servent à rien. Pire, elles sont parfois même taxées de complicité avec les djihadistes, parce qu’ici ou là des contacts, explicables au plan tactique, ont pu être pris avec certains groupes qu’une partie de la population pense être djihadistes. Or, c’est Barkhane qui, par son image, symbolise le plus cette présence internationale, donc, qu’elle soit présente ou pas lors d’un événement dramatique, elle s’attire de toutes façons les foudres des populations. C’est la raison pour laquelle j’ai écrit [dans la tribune parue dans Le Monde] qu’au train où vont les choses, si la situation ne s’améliore pas de façon notable aux yeux des populations, c’est la pression populaire qui pourrait sommer les troupes françaises de partir, tout simplement parce que l’idée même de la présence de Barkhane au Sahel serait jugée insupportable.
Que peut-on attendre du sommet de Pau, organisé le 13 janvier ?
Ce sommet — que d’aucuns ont appelé la convocation de Pau — est ressenti au plan diplomatique comme teinté d’arrogance et de maladresse. Nous pleurons à juste titre nos treize militaires français morts en opération, mais il ne faut pas oublier que localement, les populations sahéliennes pleurent des centaines de morts civiles et militaires. Aussi, il est assez maladroit d’aller rappeler aux Sahéliens en convoquant leurs chefs d’État que nous perdons des soldats pour eux. Si c’est le message à faire passer, cela aurait pu être fait de façon moins ostentatoire. Ensuite, l’invitation et l’agenda du sommet tel que présentés aux États, en décembre, montraient le peu de cas que nos autorités faisaient de leurs homologues africains. En convoquant ainsi les chefs d’État et en les sommant de s’expliquer, c’est l’image d’une France arrogante qui a été projetée au Sahel et plus largement sur le continent africain.
Il faut quand même rappeler qu’à l’origine le G5 Sahel est une initiative africaine. Par son comportement, la France donne le sentiment de se l’approprier. C’est d’autant plus étonnant que nos acteurs politiques clament sans cesse le bien-fondé des initiatives africaines. On n’imagine pas comme est mal ressenti en Afrique le fait d’organiser régulièrement à Paris les réunions des chefs d’état-major des pays du G5 Sahel. Tout cela tient de ce que j’appelle l’arrogance inconsciente, car en plus nous croyons bien faire. Plus récemment, la communication organisée autour de la fin du franc CFA tient du même registre. Est-ce à nous de faire des déclarations décisionnelles sur ce sujet qui concerne d’abord les Africains ? Qu’on le veuille ou non, cela alimente le sentiment de malaise autour de la perception de notre image aujourd’hui en Afrique.
Pour autant, je comprends ce qui a pu animer ceux qui sont à l’origine de cette convocation, notamment en termes de message vis-à-vis de notre opinion publique, mais la manière est maladroite. Il y a, par ailleurs, trois événements majeurs actuellement qui risquent de limiter la portée de ce sommet. Le premier, c’est le risque de guerre au Moyen-Orient, avec en plus des rumeurs de départ des États-Unis de la région ouest-africaine, qui seraient liés à une réorientation de leur stratégie pour contrer Russie et Chine. Le deuxième événement, c’est la déstabilisation sociale en France qui perdure avec une grève record dont personne ne voit le bout. Enfin, le troisième événement est de nature écologique avec un continent-pays en flamme, l’Australie. Pour moi, ces trois événements dominent désormais l’actualité alors que l’emprise émotionnelle sur l’opinion publique de la perte de nos treize soldats est passée. Ce sommet ne vient donc pas en France au meilleur moment. En revanche, en Afrique, on ne laissera pas passer l’affaire, l’événement sera scruté, commenté, déformé et il est probable que cela ne fasse qu’augmenter l’exaspération locale. Nous allons donner de l’écho à ce qui aurait dû rester discret, c’est notre image qui une fois encore risque d’en payer le prix.
Que conviendrait-il de faire pour sortir de cette ornière ?
Il faut rendre la gestion du Sahel aux Sahéliens, cette affaire est leur affaire. Il ne faut pas douter de l’existence de volontés et de compétences en mesure de prendre les commandes dans cette zone. La classe politique en place masque le tableau car c’est elle qui est aux affaires et qu’elle est jugée corrompue et incapable. Mais pour moi, seuls les Sahéliens seront en mesure de régler un jour cette situation. Si on admet ce postulat, quatre exigences s’imposent à nous : i) faire confiance en acceptant les solutions africaines, ii) donner les moyens en mettant nos partenaires à notre niveau sécuritaire et selon nos standards iii) accompagner leur solution et non pas imposer les nôtres concoctées depuis New York, Bruxelles ou Paris, iv) nous armer de patience car il faudra au mieux de quinze à vingt ans pour voir la situation s’améliorer de façon notable.
Je constate d’ailleurs que des pistes d’action concrète nous sont données sur le terrain par les Africains eux-mêmes dans les secteurs politiques, sécuritaires et économiques, il faudrait les distinguer.
Au plan politique, la lutte contre la corruption au Mali — notamment par le mouvement créé autour de Clément Dembelé — ou le mouvement des Transformateurs au Tchad de Succès Masra, sont des initiatives spectaculaires et étonnantes. Des mouvements comme cela mériteraient un véritable soutien de la part de la communauté internationale.
Sur le plan sécuritaire, il ne faut pas douter de la capacité des militaires sahéliens à mourir les armes à la main, ils le démontrent hélas tous les jours. Il faut cependant aider les armées locales à se remettre à niveau. Les techniques de la guerre dans le désert doivent être privilégiées, combinant le renseignement, la mobilité et la puissance. C’est la guerre des rezzous qu’il faut redécouvrir, celle que pratiquent les djihadistes mais aussi les armées du Tchad et de Mauritanie, qui s’en sortent au passage un peu mieux que les trois autres pays du G5. Plutôt que d’appliquer des schémas sortis de nos écoles de guerre, il conviendrait d’appliquer des schémas locaux qui correspondent mieux aux réalités sur le terrain.
Il faut aussi aider à l’équipement des troupes : la situation des armées du G5 Sahel est catastrophique, leurs chefs sont obligés de mendier pour obtenir déjà les promesses de dons. Comment voulez-vous que l’on puisse après cela leur demander d’aller se battre dignement ? Il faut les aider à rebâtir un outil de sécurité crédible. Il faut aussi pousser à établir une nouvelle stratégie de reconquête progressive, zone par zone dans chaque pays. Il faut commencer d’abord par les zones urbaines, reprendre l’initiative et le contrôle des affaires et progressivement réinstaller l’administration, région par région, reconquête après reconquête.
Sur le plan économique, des initiatives locales très intéressantes émergent avec par exemple les corridors de développement économique au Mali qui, partant de Bamako, proposent de relier les capitales africaines. Poussés par le patronat malien, tous les acteurs de l’État doivent se mobiliser pour mettre en œuvre concrètement cette idée. Par ailleurs, l’exemple de la société sénégalaise Transvie qui propose des couvertures sociales pour les petits métiers dans la zone ouest-africaine est le type d’initiative qu’il faut promouvoir. Le procédé fonctionne très bien au Sénégal, démarre en Côte d’Ivoire et au Togo et est à l’étude en Guinée-Bissau et Guinée-Conakry. Cela fonctionne car c’est une idée africaine, développée en Afrique pour les Africains. Elle est parfaitement adaptée aux réalités locales.
Quel est le cadre d’opérationnalisation pertinent : G5 Sahel ? CEDEAO ? Qui est légitime pour mener les différentes réformes et opérations ?
Cela se passe à mon sens par plusieurs niveaux, mais une fois de plus ce n’est pas le rôle de la France de décider quel doit être le cadre d’opérationnalisation pertinent. Sur le plan national, chacune de ces réformes devrait dépendre du pays en question tandis que la connexion interafricaine doit se faire dans des cadres politiques déjà existants, comme le G5 Sahel ou la CEDEAO (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest). Mais il n’y a pas que ces organisations qui sont concernées : le Tchad est dans la CEEAC (Communauté économique des États de l’Afrique centrale), la Mauritanie est dans l’Union du Maghreb arabe (UMA)… Laissons fonctionner ces cadres de concertations interafricaines, ils sauront, sans aucun doute, trouver la solution adaptée à leurs besoins. L’agenda français devrait lui s’orienter sur deux points : aider les Sahéliens à mettre au point la nouvelle stratégie et convaincre notre opinion publique et nos partenaires, notamment européens, de cette priorité d’action.
Sur le plan européen, il faut faire extrêmement attention au paysage politique international : une redistribution des cartes semble en cours, les équilibres stratégiques sont en train de se modifier et il ne s’agirait pas de rester isolé. On sait bien hélas que les sensibilités sur le sujet sont très diverses à Bruxelles, comme le montrent les premières déclarations sur l’idée de la création des Forces Spéciales européennes au Sahel.
Pour résumer, je dirais que la situation au Sahel est très fragile et notre positionnement à la merci du moindre événement sécuritaire. Dans ce cadre exigeant, une nouvelle stratégie s’impose urgemment.
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[1] « Au sujet du Sahel, la France a de quoi s’inquiéter : l’opération “Barkhane” semble dans l’impasse » in https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/11/04/pour-sortir-du-bourbier-au-sahel-il-est-urgent-de-repenser-notre-strategie_6017912_3232.html