21.11.2024
« La crise bolivienne est encore devant nous »
Presse
2 janvier 2020
Quels sont selon vous les éléments qui permettent de parler d’un coup d’Etat ?
Ce qui s’est déroulé en Bolivie n’est pas directement un putsch militaire, mais à partir du moment où ce qui s’est passé, à savoir une rupture de l’ordre constitutionnel, est le résultat d’une intervention de l’armée dans un conflit politique civil, on peut parler d’un coup d’Etat. L’armée s’est ingérée dans une sphère qui ne lui appartient pas. Quand elle « suggère » – c’est l’expression utilisée par le chef d’état-major – la démission d’un président élu et en fonction, on est dans ce qu’on appelle un coup d’Etat. De plus, que pouvait faire Evo Morales lâché par l’armée ? Décliner sa « suggestion » ? Cette invitation à démissionner était un ultimatum qui disait implicitement « si vous restez à la présidence, nous ne vous reconnaîtrons plus ». L’intervention des militaires a facilité la mise en place de nouvelles autorités non élues, à la tête desquelles est installée une présidente de droite autoproclamée. Ce nouveau gouvernement est de surcroît fortement tributaire de l’armée et des forces de police. Il leur donne des pouvoirs de répression disproportionnés, incompatibles avec les standards démocratiques traditionnels.
Evo Morales, paysan, Aymara, syndicaliste… Etait-ce trop pour certains ?
Manifestement oui. Son élection n’a jamais été acceptée par une partie de la population, plutôt blanche, aisée, de la classe moyenne supérieure, bourgeoise. La confrontation couvait depuis longtemps. Pour sa part, Evo Morales qualifie ce coup d’Etat de raciste contre les Indiens. Une des caractéristiques de la période Morales est que sous ses présidences, les élites de l’administration et de l’appareil d’Etat ont été partiellement remplacées. Ainsi, il y a eu, dans les espaces de pouvoir et d’accès aux ressources de l’Etat, la mise en place d’une nouvelle élite issue du mouvement indigène. Les élites traditionnelles, blanches et issues de la période post-coloniale, n’ont pas supporté ces évolutions et l’esprit de revanche est puissant parmi elles. Mais la difficulté pour Evo Morales est que ces dernières années, il a également perdu des soutiens significatifs au sein de ses bases populaires et des nouvelles « classes moyennes » issues de ses politiques économiques et sociales. Ces dernières ont rejoint le mouvement de contestation politique et électoral, critiquant notamment le fait de sa nouvelle candidature en 2019, c’est indéniable. Mais ce mouvement est dans son ensemble politiquement dirigé par son noyau de l’ultra-droite désormais au pouvoir.
Peut-on voir un lien avec le coup d’Etat du Honduras en 2009 qui a renversé Manuel Zelaya, les évictions de Fernando Lugo au Paraguay en 2012 et de Dilma Rousseff au Brésil en 2016 ?
Je serais prudent. Il n’y a pas de modèle type. On voit bien sûr toujours un peu les mêmes acteurs qui se coalisent contre un gouvernement « progressiste ». La droite proche des militaires, le soutien des médias dominants, du secteur privé et, sur le plan géopolitique, de Washington. Mais chaque scénario est différent et répond à des configurations spécifiques.
Quel est le véritable enjeu de ce coup d’Etat ?
Le vrai enjeu est de récupérer l’appareil d’Etat. Le but est de casser le pouvoir mis en place depuis quatorze ans. La présidentielle de 2019 amenait à cinq ans de plus… Derrière, cela signifie : qui accède aux élites, à la mobilité sociale, au contrôle et à la gestion des ressources naturelles du pays, qui décide des alliances stratégiques que le pays va développer au niveau régional : avec le Venezuela, Cuba, les pays de l’Alba, avec les pays de droite, Brésil, Chili, l’opposant Juan Guaido au Venezuela, au niveau international, avec les Etats-Unis, la Chine, la Russie.
Les années Morales ont pourtant été une réussite à bien des égards…
On peut parler des performances de l’économie bolivienne, une des plus importantes en Amérique latine en termes de croissance, 4 % par an, d’équilibre des comptes budgétaires, de maîtrise de l’endettement, etc. A partir de 2006, Evo Morales a commencé à nationaliser ou renforcer l’implication de l’Etat dans des secteurs stratégiques, comme l’extraction des hydrocarbures, les mines, l’eau, le téléphone, l’électricité… Les priorités ont été émises sur les salaires, les programmes sociaux, la santé, l’enseignement, les infrastructures. La classe moyenne a bénéficié de tout cela, mais les classes privilégiées, plus favorables aux Etats-Unis, sont opposées à des rapprochements trop marqués avec la Chine ou la Russie. Les alliances avec les pays de l’Alba, le Venezuela, Cuba, elles n’en veulent pas. D’ailleurs, une des premières décisions de Jeanine Anez, autoproclamée présidente par intérim, a été de reconnaître Juan Guaido, qui s’est autoproclamé président du Venezuela pour contrer Nicolas Maduro.
Peut-on faire un parallèle avec le Chili d’Allende ?
Je ferais juste une remarque. Pour une gauche au pouvoir, qui entend réellement transformer la politique et la société démocratiquement, notamment politiques, économiques et sociales, c’est très difficile. Il faut constamment faire face aux oppositions politiques représentatives d’une fraction importante de la population, et aux autres pouvoirs de fait et puissants de la société qui peuvent les soutenir activement : secteur privé et financier, médias dominants, appareil d’Etat. Il y a aussi d’autres interférences et tentatives de déstabilisation extérieures. Tous ces acteurs, souvent coalisés, disposent d’un registre d’intervention qui peut osciller, selon les stratégies et les moments de la confrontation, entre l’action démocratique et la déstabilisation. Tout cela entrave, assèche, épuise, retarde, détourne, crispe, altère… S’il n’y a plus de mobilisation permanente de leurs bases organisées et militantes, s’il n’y a plus de vigilance collective pour consolider et défendre le cas échéant les avancées partielles, s’il n’y a pas de démocratisation continue de l’organisation de la société, ces gauches parvenues au pouvoir d’Etat sont souvent très fragiles lorsqu’elles sont attaquées par l’oligarchie. Mais ces niveaux d’exigence sont-ils possibles et praticables en permanence ?
On peut noter que la France est restée étrangement silencieuse…
Oui, et c’est regrettable, alors que la France dispose d’un siège d’observateur à l’Organisation des Etats américains, un des acteurs de la crise. C’est une occasion ratée de plus, pour jouer un rôle dans la résolution des crises de la région. L’Amérique latine n’est pas une priorité pour la politique étrangère française. Ce gouvernement n’a pas une vision à long terme.
Tout est-il perdu pour Evo Morales ?
Des élections ont été annoncées en mars 2020 et le régime en place décide qui a le droit de participer. Le parti d’Evo Morales, le Movimiento al Socialismo (MAS), peut se présenter, mais sans avoir le droit de présenter ses éléments les plus fédérateurs. Evo Morales a annoncé qu’il acceptait cette décision, mais qu’il souhaitait être le coordinateur de la campagne pour son parti. Le pourra-t-il ? Cela sera-t-il suffisant ?
Que peut-on attendre dans l’immédiat ?
Le pays plonge dans une crise politique que la prochaine élection pourrait ne pas solutionner. On risque d’avoir un pouvoir revanchard qui peut détricoter brutalement ce qui a été construit durant les années Morales, sauf si le MAS réussit à l’emporter. On peut penser que la crise bolivienne est encore devant nous et qu’elle va continuer sous d’autres formes après les élections. Des plaies sont ouvertes, qui ne vont pas se refermer en quelques semaines ou mois. Le MAS est décapité et déstabilisé, des divisions peuvent surgir en son sein. Mais d’autres peuvent également poindre parmi les nouveaux maîtres du pays, entre les franges les plus radicales et fondamentalistes de la droite aux avant-postes et les autres composantes de cette opposition idéologiquement plus modérées. Leur principal point de ralliement, l’élimination de Evo Morales, est atteint. Il n’est plus là. Le plus dur commence aussi pour eux.