Pourquoi l’Occident ne devrait pas avoir peur de la Chine
D’après des sondages récents 60% de la population américaine aurait une vision négative de la Chine. Le gouvernement américain comme les gouvernements européens, dans une certaine mesure, se montre également prudent vis à vis du géant chinois. Est-ce là la bonne attitude à adopter ? N’est-ce pas au contraire une attitude risquée ?
Barthélémy Courmont : La perception négative de la Chine aux Etats-Unis n’est pas nouvelle, elle se maintient depuis le début des années 2010 (la décennie précédente ayant été, selon les études du Pew Research Center par exemple, plus positive). On retrouve une perception semblable dans de nombreux pays européens, où la Chine reste vue comme une menace potentielle, sur la souveraineté économique en particulier. Notons cependant que les perceptions sont très fluctuantes au sein de l’UE, les pays d’Europe centrale et orientale se montrant généralement moins « hostiles » à la Chine que les pays d’Europe occidentale. Notons également que ces perceptions occidentales sont très contrastées avec celles des pays émergents, où la Chine bénéficie souvent d’une image majoritairement positive. Sur le regard que nous portons sur la puissance chinoise, il y aurait ainsi l’Occident et les autres.
Cette vision négative se traduit par une réticence des pouvoirs publics à accompagner les projets chinois à échelle internationale, comme la BRI, et parfois à des résistances, comme les « guerres commerciales » initiées par Donald Trump, pour « durcir » la politique chinoise de Washington et sans doute espérer atténuer les effets d’une transition de puissance qui semble inévitable. Bonne attitude ? Cela reste évidemment discutable, d’abord parce que les effets de ces pratiques et la mise en place de mesures protectionnistes pourraient être contre-productifs, ensuite et surtout parce que ces mesures remettent en cause les principes de libre-échange dont l’Occident s’est fait le grand promoteur, au risque de voir s’affaiblir l’influence des puissances occidentales dans le reste du monde. C’est donc en effet risqué, et le constat que toutes les politiques chinoises mises en place à Washington depuis deux décennies ont échoué ne doivent pas nécessairement justifier une remise en cause des principes du commerce international, sinon à sortir du jeu et céder sa place.
Quelle doit, cependant, être la « bonne » attitude face à la montée en puissance chinoise d’une part, la perception négative de la Chine dans les pays occidentaux de l’autre ? La prudence est de rigueur, mais elle ne doit pas céder à la panique et à une attitude déplacée. Les guerres commerciales ont un impact très négatif sur l’image des Etats-Unis, et ne proposent pas de solution autre qu’une confrontation. Le binarisme dans les relations internationales est non seulement anachronique, si on fait référence à ce qu’il fut pendant la Guerre froide, mais il est en plus inapproprié car idéologiquement infondé et politiquement critiquable. En effet, que reprochent exactement à la Chine les dirigeants américains ? D’être communiste ? De s’affirmer comme une puissance de premier plan ? Si cette deuxième option semble plus crédible, elle doit pousser les dirigeants à faire preuve de modestie autant que de retenue dans la formulation d’une politique méfiante, mais qui ne doit pas être trop frontale. Cette remarque, qui concerne les Etats-Unis, doit aussi s’imposer pour les pays européens dans leur politique chinoise.
Emmanuel Lincot : Historiquement, la perception négative de la Chine par l’opinion américaine a commencé après la tragédie de Tiananmen en 1989. Dans les faits, une majorité des Américains adhérait à l’idée selon laquelle la démocratisation de la Chine n’était qu’une question de temps. L’effondrement de l’URSS en 1991 allait la conforter longtemps dans cette idée d’une supériorité du modèle neo-libéral américain sur le monde communiste. Reconduite chaque année de la clause de la nation la plus favorisée, aide du FMI puis intégration de la Chine à l’OMC en 2001 ont largement profité aux intérêts chinois avec ce sentiment désagréable pour les Américains d’avoir été largement dupés. Avant même la fin du XXe siècle, la Chine est devenue un sujet grandissant dans les débats électoraux américains. Côté européen, la Chine reste encore une abstraction. C’est tout particulièrement vrai en France même si les choses commencent à changer. J’en veux pour preuve les débats qui ont opposé, en 2017, Marine Le Pen à Emmanuel Macron. La conduite qui devait selon l’un ou l’autre des candidats être adoptée face à la Chine par le choix de mesures protectionnistes ou par une coopération mesurée, et nécessitant davantage de réciprocité, était alors publiquement, et pour la première fois dans un tel contexte, posée. Mieux vaut tard que jamais dirions nous.
Toutefois, l’indifférence dans un premier temps puis la naïveté des élites occidentales concernant la Chine nous ont été durablement dommageables. L’absence de patriotisme industriel, la permissivité de nos dirigeants, ont très largement contribué à l’accélération de la désindustrialisation de nos pays au profit de la Chine. Sans en faire un bouc émissaire, la Chine, dans sa montée en puissance, n’est pas non plus totalement étrangère à l’émergence des populismes tant en Europe qu’aux États-Unis. Action, réaction: cette radicalisation va profondément modifier les rapports de force et l’orientation des politiques étrangères des pays occidentaux face à la Chine. Cette dernière a déjà taillé des croupières à nos économies. Elle ne s’arrêtera pas là. Un nationalisme revanchard a gagné depuis des décennies déjà l’ensemble de l’opinion chinoise. Un consensus existe dans la nécessité de rattraper pour la Chine son retard mais aussi de faire payer à l’Occident et au Japon les humiliations passées. Même si le dialogue doit être maintenu avec Pékin, il faut bien être conscient que la guerre avec la Chine a déjà depuis longtemps commencé. Elle est de nature commerciale. Elle sera peut-être demain de nature militaire. Nous devons nous y préparer. Le grand risque serait de cultiver cette permissivité vis à vis de la Chine qui à terme pourrait nous coûter fort cher. Exigeons de nos dirigeants l’obligation pour la Chine d’ouvrir davantage son marché à nos entreprises. Exigeons aussi de nos dirigeants que nos partenaires européens privilégient les entreprises européennes et non chinoises. Fermeté et réciprocité nous permettront de conserver notre relation avec la Chine au rang de partenaire réel et non d’adversaire potentiel.
Face à tel géant autant économiquement, que désormais politiquement ou militairement, plutôt que d’avoir peur l’Occident ne devrait-il pas plutôt chercher à entretenir de bonnes relations géopolitiques avec la Chine même si sous certains aspects, notamment ceux des droits de l’homme, le géant chinois n’est pas toujours « recommandable » ?
Barthélémy Courmont : D’abord, et au-delà de ce qui a été énoncé précédemment, qu’est-ce que l’Occident en 2019? Le récent sommet de l’OTAN a mis en évidence une fracture transatlantique que personne n’osait reconnaître depuis vingt ans, et si l’alliance reste une organisation aussi solide qu’efficace, à quoi correspond-elle exactement et quelle est sa ligne directrice ? Difficile de faire mention, au-delà des habitudes, d’un Occident sur les questions stratégiques. En ce qui concerne les politiques économiques et commerciales, la politique de Donald Trump apparait comme l’opposé de ce que l’Union européenne cherche à mettre en avant, à savoir des accords de libre-échange qui se généralisent. On voit bien à quel point les guerres commerciales américaines non seulement affectent les pays européens, mais perturbent aussi le niveau de confiance que les Européens placent en Washington.
Sur la question de la relation avec la Chine, il est encore plus improbable de parler d’Occident et là-aussi l’écart ne cesse de se creuser. Si les divisions sont déjà très importantes à échelle européenne, elles sont béantes quand on y inclut les Etats-Unis. La perception négative de la Chine ne se traduit en fait tout simplement pas par les mêmes mesures, et à pour résultat une interprétation qui serait convergente. D’un côté, les Etats-Unis sont entrés dans une obsession chinoise qui s’est traduite par des politiques, menées par des administrations démocrates ou républicaines, articulées autour de la nécessité d’endiguer Pékin coûte que coûte et de réduire sa capacité de puissance. Tant sur les enjeux économiques que stratégiques. De l’autre, les Européens se montrent soucieux d’une réciprocité, pour reprendre les termes d’Emmanuel Macron, et s’ils voient dans la Chine un défi économique, Pékin n’est pas tout à fait perçu comme un compétiteur stratégique, en dépit de quelques annonces en ce sens de la Commission européenne (qui traduisent au passage la difficulté à définir une politique chinoise). L’impératif est de rester fidèle aux valeurs démocratiques, et de ne pas passer sous silence les points de divergence avec la Chine. Mais pas d’en faire une obsession. Il serait naïf de considérer que les puissances occidentales n’entretiennent des relations qu’avec des acteurs « recommandables », le tout est de savoir le reconnaître et de ne pas l’occulter.
Emmanuel Lincot : Le risque d’un affrontement géopolitique vient paradoxalement moins de l’attitude adoptée par la Chine elle-même que de l’Occident. La Chine évolue dans un environnement hostile qu’elle a très largement contribué à créer. Toutefois, si elle entretient des relations plutôt bonnes avec la plupart des capitales européennes, c’est que cela reste dans son intérêt. N’oublions jamais que le premier partenaire commercial de la Chine est l’Union Européenne précisément. Il serait contre-productif pour la Chine de s’aliéner à la fois les États-Unis et l’Union Européenne. De ce point de vue, la conjoncture nous est donc favorable à nous Européens. En matière de droits de l’Homme, nous savons à quoi nous en tenir. La Chine au même titre que la Russie sont des dictatures, et il est illusoire de vouloir changer la nature de ces régimes de l’extérieur. En revanche, à l’intérieur même de l’espace européen, nous devons être absolument intraitables en matière de protection de nos concitoyens mais aussi celle de ressortissants originaires de l’un ou l’autre de ces pays que Pékin ou Moscou n’hésitent pas à menacer sur notre propre territoire.
Enfin comment l’Occident peut-il, tout en étant allié de la Chine et sans compromettre ses relations, ne pas se laisser dominer ? En d’autres termes, ne devrait-il pas jouer la carte de l’alliance tout en gardant ses distances ?
Barthélémy Courmont : Les alliances sont le résultat de perceptions convergentes, et en particulier l’identification d’une menace commune. Ce qui n’est pas le cas actuellement. La possibilité de voir émerger un « front » occidental face à la Chine n’est pas à l’ordre du jour, et les dissonances au sein de l’UE sont déjà insurmontables sur ce sujet… En revanche, il est permis de considérer un dialogue renforcé sur certaines questions précises impliquant la montée en puissance chinoise. C’est par exemple ce que la Commission européenne tente de mettre en place au niveau continental. Mais à l’OTAN, cela est tout simplement impossible tant que l’alliance n’aura pas été totalement refondée et repensée autour de nouveaux objectifs et de nouvelles responsabilités.
La Chine bouleverse les schémas de pensée dans le monde occidental, car elle ne saurait être montrée du doigt comme un « ennemi » à l’instar de ce que fut l’Union soviétique, et elle ne peut non plus, du fait de la nature de son régime et du non respect des droits de l’homme, être considérée comme un allié. C’est donc une approche plus fine, au cas par cas, qui doit être proposée, mais certainement pas une vision globale et binaire. Encore une fois, les puissances occidentales ne doivent pas oublier que si elles restent des acteurs incontournables des relations internationales, elles doivent aussi désormais compter sur d’autres partenaires, et des rapports de force qui ne sont plus toujours à leur avantage.
Emmanuel Lincot : « Allié » est un abus de langage. Nous ne sommes pas des alliés et nous ne le serons jamais. Des relations diplomatiques existent. Elles suffisent largement à donner un cadre suffisamment vaste à des échanges très divers qu’ils soient de nature commerciale ou culturelle. J’ajouterais que la distance est nécessaire car nos cultures politiques sont différentes. L’Union Européenne est née d’une victoire contre les totalitarismes tandis que la Chine s’est affirmée contre l’Occident dans un cadre dictatorial. Nous sommes nés en tant qu’Européens sur la base d’une réconciliation avec nos voisins allemands avec lesquels nous sommes en paix depuis près de quatre-vingt ans. Cela n’a pas de prix ! La Chine peut elle en dire autant vis à vis de ses voisins japonais ou vietnamiens ? Évidemment non. De ce point de vue, nos trajectoires sont opposées. La Chine est une société où le fait d’avoir des devoirs semble être plus important que de se voir reconnaître des droits. C’est son Histoire. Nous avons la nôtre et nous devons en être fiers. Que la Chine ait enfin des velléités dominatrices, c’est évident mais cette ambition est fondamentalement impossible à réaliser. Non seulement parce que ses propres difficultés l’en empêcheront mais aussi parce que les résistances à son pouvoir partout dans le monde sont de plus en plus fortes.