ANALYSES

« Force de Sibérie » : vers une domination gazière russe ?

Interview
10 décembre 2019
Le point de vue de Francis Perrin
 


La Russie et la Chine ont inauguré récemment « Force de Sibérie », un tout nouveau gazoduc entre les deux pays, qui permettra à la Russie d’exporter du gaz vers son voisin asiatique. Comment ce gazoduc redistribue-t-il les cartes dans le monde de l’énergie ? Le point de vue de Francis Perrin, directeur de recherche à l’IRIS.

Quelles perspectives ce gazoduc ouvre-t-il dans le marché du gaz ? Que signifie-t-il dans la relation entre la Russie et la Chine ?

Il s’agit de la mise en œuvre du premier contrat d’exportation de gaz russe vers la Chine. C’est un évènement extrêmement important de par le poids des parties prenantes, avec d’un côté la Russie, géant mondial dans le domaine du gaz, deuxième producteur et premier exportateur mondial de gaz naturel, et de l’autre la Chine, premier consommateur mondial d’énergie, toutes énergies confondues. C’est également très important compte tenu du volume de gaz dont il s’agit : 38 milliards de mètres cubes de gaz par an seront vendus à la Chine sur trente ans, soit plus de mille milliards de mètres cubes de gaz au total.

Ce marché va contribuer à un rapprochement économique, énergétique et en partie stratégique entre les deux pays, qu’il faut tout de même nuancer. En effet, la Chine et la Russie conservent des différences stratégiques importantes, ainsi qu’une méfiance réciproque qui ne leur permettront pas forcément de transformer cette alliance gazière en une alliance stratégique durable sur le plan international.

Si la Russie prend pied sur le marché gazier chinois, qui est important et en très forte croissance, elle n’a pas la volonté de substituer le marché asiatique au marché européen. La Russie et son groupe gazier Gazprom entendent rester le principal fournisseur de gaz sur le marché européen, tout en développant de plus en plus leurs exportations vers l’Asie. La Russie a la volonté d’être un exportateur important sur ces deux marchés.

Ce gazoduc va notamment nuire au Turkménistan, qui était auparavant le premier fournisseur de gaz de la Chine. De manière plus générale, quel impact ce gazoduc va-t-il avoir dans la géopolitique énergétique de la région ?

Le Turkménistan va se trouver en concurrence frontale avec la Russie, mais les besoins énergétiques de la Chine sont tels que l’arrivée de la Russie sur le marché chinois ne veut pas dire que le Turkménistan ne pourra plus exporter son gaz vers la deuxième puissance mondiale. Les besoins chinois de consommation et d’importation de pétrole et de gaz naturel croissent considérablement. Le gaz naturel est important pour le pays, car, bien qu’étant une énergie fossile, il génère beaucoup moins d’émissions de CO2 que le pétrole et, surtout, que le charbon. La Chine a un mix électrique très orienté vers le charbon (à hauteur d’environ 75 %) et il est donc essentiel d’importer plus de gaz pour le diversifier et diminuer à terme ses émissions de carbone.

Le pays a besoin d’importer plus de gaz et continuera à en acheter au Turkménistan, ainsi qu’à d’autres pays — comme l’Australie et des pays d’Asie et du Moyen-Orient — et en importera maintenant aussi de Russie. Le Turkménistan affrontera bien sûr une concurrence plus intense, du fait de l’arrivée de Gazprom et de la Russie sur le marché chinois, mais n’aura pas à s’en inquiéter de façon excessive. En tant que grand importateur de gaz, la Chine va viser à la diversification de son approvisionnement et ne voudra pas dépendre uniquement du gaz russe. Elle veillera, comme tous les importateurs d’énergie, à ne pas dépendre d’une seule source, que celle-ci soit la Russie ou un autre pays. Le Turkménistan et la Russie, ainsi que d’autres pays, ont donc des cartes à jouer par rapport à la Chine à moyen et à long terme.

Où en sont les projets russes de Nord Stream II et TurkStream ?

Ces projets avancent plutôt bien et sont la preuve que la Russie n’abandonne pas l’Europe pour l’Asie. La Russie, qui a une part de marché de 35 % sur le marché européen (Union européenne et Turquie), est en train de construire deux gazoducs supplémentaires pour vendre plus de gaz à l’Europe dans les années qui viennent. Pour le TurkStream, les livraisons de gaz russe à la Turquie vont commencer fin 2019 tandis que Nord Stream II a été retardé du fait des réticences du Danemark à autoriser le tracé du gazoduc dans sa zone économique exclusive. Gazprom voulait terminer Nord Stream II pour fin 2019, mais celui-ci devrait être opérationnel avec quelques mois de retard, soit au cours du premier semestre 2020 probablement. Ces deux gazoducs sont en bonne voie d’achèvement et permettront de fournir plus de gaz à l’Allemagne par le Nord Stream II et à la Turquie par le TurkStream, qui arrivera à la frontière gréco-turque et qui pourrait donc facilement se prolonger vers l’Union européenne.

Gazprom attend de voir quelle sera la demande de gaz de l’Union européenne dans les années qui viennent et prévoit que les importations de l’UE vont augmenter, un besoin que ces deux nouveaux gazoducs aideront à combler.

Ces projets posent un problème à l’Union européenne, qui, par l’Union de l’énergie (sa stratégie énergétique adoptée début 2015), entend diversifier son approvisionnement pour ne pas trop dépendre du gaz russe. Or la construction de ces deux gazoducs ne va pas du tout dans le sens de cette stratégie. Cela étant, les vingt-huit pays de l’UE n’ont pas forcément les mêmes politiques énergétiques et gazières et Gazprom espère jouer sur ces besoins et ces divisions pour pouvoir accroître ses exportations vers l’Europe dans les années qui viennent.
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