20.11.2024
L’« État intégré » : la figure étatique de l’Union européenne
Tribune
6 décembre 2019
L’histoire sans fin du « Brexit » nous rappelle malgré tout une réalité par trop ignorée ou minorée : non seulement la volonté souveraine des États demeure centrale dans le processus d’intégration européenne, mais le projet d’Union revêt une dimension étatique particulièrement aiguë. L’intégration européenne s’accompagne en effet d’un « volontarisme étatique » : la fondation, l’approfondissement et l’élargissement de l’Union sont tributaires de la volonté souveraine de l’État. Partant, l’image d’un État membre dépeint en simple instrument assujetti à « Bruxelles » relève de la chimère simplificatrice et de la fiction idéologique.
Reste que l’appartenance et la participation à l’Union européenne ne sont pas sans effet sur l’État membre lui-même. Sa morphologie change sous l’effet des implications de l’intégration. Au sein de l’Union européenne (qui échappe à la définition classique des organisations internationales), le droit, les institutions et les fonctions de l’État sont « européanisés ». Le modèle westphalien de l’État-nation souverain laisse place à l’« État intégré ».
La notion d’« État intégré » suggère l’existence d’un type d’État dont la spécificité résulte de son appartenance à l’Union européenne, de son mode de rapport à l’organisation à laquelle il appartient. La singularité de l’État intégré tient en effet au type de rapport qu’il entretient avec les institutions de l’Union et les autres États membres auxquels il est lié par une interdépendance structurelle qui se manifeste par les principes de coopération loyale, de solidarité et de confiance mutuelle. D’un côté, les États membres ne sont pas extérieurs ou tiers par rapport à l’Union, ils la composent : ils sont de l’Union et dans l’Union. De l’autre, l’Union est intégrée dans les États membres, comme l’atteste l’affirmation d’un « droit national de l’intégration européenne ». La dimension étatique de l’intégration européenne connaît un versant/niveau national, lié et complémentaire au versant/niveau européen.
Si l’État intégré n’est pas n’importe quel État, il ne correspond pas pour autant à une catégorie étatique « monolithique ». L’appartenance à l’Union ne met pas fin à la diversité − des systèmes et traditions constitutionnels, administratifs et politiques − des États membres. Le « Brexit » l’atteste. Non seulement l’appartenance à l’Union n’est pas définitivement acquise, mais la relation ambivalente des États à l’intégration indique qu’au-delà de la « différenciation formelle ou statutaire », les États intégrés ne partagent pas/plus la même conception et représentation du projet d’Union. La volonté d’intégration n’est pas équivalente dans tous les États de l’Union ; de même que l’adaptation et l’acculturation à l’intégration. La dynamique d’approfondissement ne neutralise pas les formes de résistance exprimées par des États et/ou nations, au nom d’une souveraineté et d’une identité ancrées dans leurs constitutions. Des États membres n’hésitent plus à remettre en cause certaines des valeurs communes qui les lient à l’Union.
Or le projet d’Union suppose une volonté d’adhésion qui dépasse le simple acte d’adhésion. C’est sans doute l’une des clefs d’analyse de la situation de « polycrise » qui frappe l’Union elle-même. Derrière le spectre de désintégration, il y a la difficulté toujours prégnante des États membres à concevoir le principe même d’intérêt commun et à transcender leurs intérêts individuels propres. Or la logique individualiste est nourrie par un retour en force des « nations » et des « nationalismes » en Europe, dont les ressorts et les manifestations contredisent le sens profond d’un projet d’intégration par trop perçu comme une menace existentielle. Symbolisée par le « Brexit », cette vague — inégale et ambivalente — de désaffection des peuples à l’égard du projet d’intégration invite à repenser la place des nations dans une Union sans demos européen…
Béligh Nabli est l’auteur de « L’État intégré », qui vient de paraître chez Pedone.