ANALYSES

Les Ouïghours face à l’État chinois : un futur incertain

Interview
28 novembre 2019
Le point de vue de Emmanuel Lincot


Minorité musulmane de Chine surtout localisée dans le Xinjiang, une région à l’Ouest du pays, les Ouïghours sont revenus au centre de l’actualité internationale suite aux violentes répressions que l’État chinois leur inflige. Ces discriminations sont-elles récentes ? Où en est la situation ? Le point de vue d’Emmanuel Lincot, chercheur associé à l’IRIS, professeur à la Faculté des lettres de l’Institut Catholique de Paris .

Plus d’un million de Ouïghours seraient emprisonnés dans des camps de concentration dans le Xinjiang. Pourquoi le gouvernement chinois agit-il de manière si répressive face à cette population ? Ces discriminations sont-elles récentes ?

Ces discriminations remontent au moins à la Révolution culturelle, dans les années soixante, lorsque les communautés musulmanes (ouïghoures et hui) ont été victimes de pratiques discriminatoires. Mais l’ampleur des répressions et le nombre de personnes incarcérées sont sans précédent au Xinjiang. On peut y voir le symptôme d’une confrontation plus globale entre la Chine et l’islam, dont l’un des théâtres de tensions se trouve notamment au Pakistan voisin. Des ressortissants chinois y ont été assassinés dans les zones tribales du Baloutchistan, là même où les Chinois ont aménagé le port stratégique de Gwadar. L’ETIM, organisation terroriste islamiste ouïghoure y aurait trouvé des bases de repli, y compris en Afghanistan. Rappelons que l’ETIM a déclaré la « guerre sainte » contre la Chine en 2016. Proche de Daech, l’ETIM a en cela une stratégie opposée à celle d’Al-Qaïda ; Ben Laden ayant quant à lui toujours fait preuve d’une très grande modération dans sa critique envers la Chine.

Depuis ces cinq dernières années, le territoire chinois a fait l’objet d’attentats nombreux avant même ceux survenus en France. Même si on la juge disproportionnée, la réaction chinoise à la menace terroriste islamiste s’explique par le climat de peur, de défiance et d’incompréhension grandissante qui oppose Pékin à cette minorité ethnique turcophone et musulmane située sur les marges occidentales du pays. Des moyens coercitifs importants ont été mis en place après que les autorités chinoises aient longtemps fait le pari, comme dans la province voisine du Tibet, que le développement économique de la région suffirait à acheter la paix sociale.

Le dispositif sécuritaire consistant à quadriller le territoire, à contrôler le déplacement des populations locales, trahit par ailleurs un sentiment de crainte qui, plus d’une fois, et sur le temps long, s’est manifesté à la suite de troubles survenus à la périphérie de l’Empire. Rétrospectivement, ces troubles annonçaient parfois l’écroulement de la dynastie régnante… Pour actualiser mon propos, je dirais que ces troubles peuvent, sinon compromettre le projet « Yi dai, Yi lu » (One belt, One road) cher au Président Xi Jinping, tout au moins le ralentir en ternissant l’image déjà très négative que l’Occident et ses démocraties ont du régime chinois.

Plus globalement, quelle stratégie le gouvernement chinois suit-il pour faire face aux diverses velléités séparatistes ? Comment gère-t-il les enjeux ethniques et religieux sur son territoire ?

La peur, la délation, l’intimidation — laquelle s’exerce en dehors même du territoire chinois à l’encontre de la diaspora chinoise vivant à l’étranger — sont les méthodes en usage. Le nationalisme Han est également un puissant mobile pour justifier la répression. La cohésion nationale, croit-on, est à ce prix. Historiquement parlant, elle entre en contradiction avec l’esprit de fédération des peuples que défendait, entre autres exemples, le jeune Mao Zedong, lequel s’inspirait d’ailleurs des points de doctrine adoptés par Lénine à Bakou pour l’ensemble des peuples devant constituer la future Union soviétique.

Au reste, la faillite de l’URSS continue d’agir comme un puissant aiguillon et conforte l’élite dirigeante chinoise dans ses choix de raffermir les positions politiques du Centre sur sa périphérie. La création de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) et celle du bureau du renseignement interrégional de Tachkent en Ouzbékistan y a répondu à sa manière dès 2001 en faisant de la lutte contre le « terrorisme », le « séparatisme » et l’« indépendantisme » une priorité pour l’ensemble de ses membres.

Les réactions de la communauté internationale, y compris des pays musulmans, se font attendre. Comment expliquer cette atonie ?

Paradoxalement, ce sont les États-Unis par la voix de Mike Pompeo qui ont le plus vigoureusement condamné les répressions chinoises à l’encontre des musulmans ouïghours. Les révélations récentes du New York Times sur l’existence d’un système concentrationnaire au Xinjiang — lequel est d’ailleurs un lointain héritage de l’ère maoïste — ne va faire qu’attiser la paranoïa du régime chinois et le développement au sein même de l’opinion Han des thèses complotistes avec, en toile de fond, des rivalités sino-américaines structurelles qui tendent vers une nouvelle bipolarisation du monde.

Les pays musulmans ont, il est vrai, très peu réagi. Quelques voix isolées émanant du clergé chiite en Iran, protestant également contre le sort réservé aux musulmans du Cachemire, mais sans grand impact étant donné que les Ouïghours sont de confession sunnite. Seul Erdogan pour la Turquie, étant données les affinités de langue et de culture avec les Ouïghours dont l’islam se rattache davantage aux pratiques des confréries soufies, avait, il y a quelques années, publiquement dénoncé les exactions commises par les autorités chinoises. Il s’est depuis ravisé. En cela, le rapprochement d’Ankara vis-à-vis tant de Moscou que de Pékin marginalise le dossier ouïghour aux yeux des autorités turques. Les positions de l’Arabie saoudite en la matière sont tout aussi révélatrices d’un fait très largement partagé par les États musulmans : dans leur rapport à la Chine, le dossier ouïghour est plus un problème qu’une solution.

 
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